Mercredi 2 août.
Réveil difficile, moral moyen moins. Alors que le soleil tarde à darder et que la caféine n’a pas encore infusé et déversé ses bienfaits dans mon organisme fatigué par une nuit de lutte contre les envahisseurs tigrés vrombissant tels des scooters débridés, je me sens dépassé.
Je ressens comme un manque, comme une sensation de membre fantôme alors que j’ai encore toutes mes dents et que mon appendicectomie juvénile n’est plus qu’un très lointain souvenir fait d’absentéisme scolaire chronique et de déplacements réduits à la limite du moonwalk de la chambre au pot éponyme. Je ressens un vide. Comme dans la chanson où il manque quelqu’un près de moi, à ceci près que lorsque je me retourne tout le monde n’est pas là. Michel Berger en tête.
Il faut dire qu’à l’heure où j’écris ces lignes, il est 6 heures du matin et je ne suis pas très nombreux dans le fauteuil qui me sert de table de travail, délaissé par le chat qui a préféré aller faire sa toilette anale sur le canapé, enfin oublié par les moustiques partis se reproduire gaiement dans l’eau stagnante la plus proche. Je contemple l’écran de mon ordinateur qui me renvoie ses infos matinales mortifères : Geneviève de Fontenay vient de passer de vie mondaine à trépas médiatique ; le gouvernement annonce une réforme d’ampleur à la rentrée prochaine, cultivant le teasing comme une plateforme de streaming annonçant une nouvelle (sur)production exclusive ; Patricia nous fait une belle dépression ; et Elon Musk, qui après avoir rebaptisé Twitter permettant aux pseudo-célébrités comme aux parfaits inconnus d’ânonner sous X, va donner aux souscripteurs honteux d’avoir payé pour se démarquer de la masse la possibilité de masquer leur badge bleu pour s’y fondre de nouveau.
De mon côté, ce dépassement qui m’étreint au sortir du lit me chamboule à plusieurs égards.
Premier égard : j’essaie de me cultiver, de lire, de m’informer, mais tout se passe comme si je ne retenais rien ou presque de l’actualité. Débordé par le flot ininterrompu des bad et des fake news jusqu’à l’infobésité, je ne suis même plus sûr de faire la différence entre ce qui est vraiment important et ce qui relève de l’anecdote. Je ne suis d’ailleurs pas le seul a priori, quand j’ai allumé la télévision sur une chaîne d’info, on n’y parlait que des intempéries qui gâchent le début des vacances des aoûtiens et font craindre une chute de la consommation de glaces dans les paillotes illégales. On y dressait un bilan en demi-teinte des soldes d’été. On y présentait la nouvelle vidéo virale du chien qui pète en arrière-plan pendant le live Instagram d’un influenceur fitness.
Deuxième égard : si je me targue d’avoir une excellente mémoire au point de ne pas avoir besoin d’aller sur Google pour vérifier qui était le réalisateur de la seconde équipe sur Indiana Jones et la dernière croisade, j’ai de plus en plus de mal à me souvenir quand précisément on a commencé à marcher sur la tête. Autant je sais le dire pour la lune, je me souviens très bien des images, c’était quelques mois après la sortie en salles de 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick, autant pour ce qui est de savoir à quel moment on a commencé à faire n’importe quoi dans tous les domaines possibles et imaginables, ça m’est beaucoup plus difficile… C’est sûrement plus ancien que je le pense.
Troisième et dernier égard : ce sentiment de dépassement n’est en réalité pas si soudain que je voudrais vous le faire croire. Le 5 mai dernier déjà, quand la France (ce beau pays qui est le mien) avait achevé de consommer « 86 % de plus que ce que ses propres écosystèmes peuvent régénérer », je ne faisais pas mon fiérot. Je me souviens que ce jour-là, le Pape François avait invité les fidèles à pratiquer des jaculatoires, prières courtes et intenses, « une pratique spirituelle savante, que l’on a un peu oubliée aujourd’hui, que nos aînés, surtout les grands-mères, connaissent bien » (sic). Déchaînant hilarité et incompréhension sur Twitter (aujourd’hui classé X), le Saint-Siège avait dû se fendre d’un communiqué pour préciser de quoi jaculatoire est le nom : le terme « est un peu désuet, mais la substance est bonne » (re-sic). Je ne me rappelle pas, en revanche, si les médias ont autant parlé de la vie à crédit de notre bel hexagone que des pratiques précatives du premier prélat.
Mais en ce début de mois d’août 2023, pendant qu’à Paris commencent les répétitions pour les JO de 2024, la sensation revient à la charge, plus vite, plus haut, plus fort. Et je ne comprends pas pourquoi et encore moins comment on peut nier l’évidence : si le 2 août (au niveau planétaire), on a déjà consommé tout ce que la terre produit – sachant qu’au Luxembourg ou au Qatar, on est à découvert dès le mois de février –, l’humanité hypothèque un peu plus chaque jour ses chances d’avoir sinon un avenir, du moins assez d’énergie pour se déplacer, se chauffer ; suffisamment à manger pour tous, partout et de l’eau en quantité suffisante pour que les moustiques tigres se reproduisent dans les mares.
Pour couronner le tout, avant que j’éteigne le téléviseur, mon horoscope m’apprend que ma planète est sous le contrôle de Mercure jusqu’à samedi avant d’être en phase avec Jupiter.
Dépassé, je vous dis.