Caroline Deyns : Écrire malgré (MURmur)

Le roman de Caroline Deyns est un livre sur les murs qui se multiplient et emprisonnent. Ce ne sont pas n’importe quels corps qui sont emprisonnés : ce sont les corps des femmes. C’est aussi un livre sur la possibilité de faire passer, d’écrire, dans les interstices des murs, dans les failles, un murmure, une voix qui dit l’emprisonnement, revendique la destruction des murs.

L’écriture, ici, est constat, dénonciation, revendication d’une émancipation qui est déjà, en soi, une forme d’émancipation. La dénonciation ou la revendication ne sont pas abstraites, elles concernent les femmes, leurs corps, leur esprit. Ce n’est pas un hasard si, dans le titre MURmur, le « e » qui marque le féminin est absent, ce « e » apparaissant si on prononce le mot évoqué par ce titre, et qui dans le livre en serait comme le contraire ou la contestation : murmurE. La parole est ici ce qui fait émerger le féminin, ce qui est énoncé par les femmes, sur et avec les femmes, pour les femmes. Elle apparaît comme un besoin, voire un devoir.

MURmur est divisé en deux parties. La première est un récit à la première personne situé dans un contexte dystopique : les femmes ont l’obligation d’enfanter, celles qui avortent ou même subissent une « fausse couche » sont jugées et emprisonnées. La deuxième partie est un récit qui évoque l’histoire d’une jeune fille violée choisissant d’avorter, mais l’époque est antérieure à la première, même si l’avortement est tout autant illégal. Les deux récits (qui peuvent également faire écho à certains faits actuels) sont formellement différents même si une langue commune les réunit et qu’existent entre eux des relations : des femmes subissent un ordre social sexiste (« Voix de l’homme. Rappel de la loi »), symboliquement et physiquement violent, ordre qui contrôle a minima leurs corps et a la main mise sur la procréation, celle-ci étant imposée comme le destin des femmes. On peut reconnaître la situation inverse du slogan féministe célèbre : « mon corps m’appartient », et de l’ordre social qu’il appelle. Le sexisme ne réside pas uniquement dans l’obligation d’avoir des enfants, d’être mère, il est matérialisé par la violence des institutions, par la violence physique dont celles-ci sont capables, par la violence exercée par les hommes : viol, abandon, etc. (« Yeux crevés, c’est ce qu’il avait dit, lui avait promis, Si tu parles, je te crève les yeux ! ») Si MURmur est centré sur la question du droit à l’avortement et à la libre disposition de son corps, cette question est resituée à l’intérieur d’un contexte plus général d’inégalité et de violence subies par les femmes au bénéfice des hommes : c’est le pouvoir masculin sexiste, celui qui dirige, décide et opprime, qui est en cause, dans sa dimension sociale, physique, psychique, symbolique (les hommes possèdent le discours).

Les deux parties sont également liées dans la mesure où elles sont présentées comme le récit d’une même narratrice. Le premier récit concerne la situation de celle-ci, le second concerne d’autres femmes qu’elle, d’une autre époque, mais dont il faut parler pour qu’une mémoire soit transmise malgré les murs qui étouffent, oppriment, qui littéralement emprisonnent –  malgré et contre eux. La contestation politique s’accompagne d’une mémoire, de sa transmission, de sa conservation malgré – et contre – la volonté et les efforts du pouvoir masculin qui vise à effacer cette mémoire. Il s’agit de rapporter le destin individuel à un destin collectif, d’entrelacer un discours sur soi à un discours collectif et commun, de dire Je en même temps que Nous. Dire, écrire, diffuser la parole, les textes, les histoires est un moyen nécessaire d’une politique d’émancipation, révolutionnaire.

Le roman de Caroline Deyns donne une place centrale non seulement à la question du discours mais aussi à celle de la langue. Celle-ci est abordée comme un enjeu politique (« Je transporte / sur moi des / explosifs / qu’on appelle / des MOTS ») autant qu’à partir d’un point de vue esthétique. L’écriture de MURmur est celle d’une prose poétique, formellement différente entre la première partie et la deuxième mais toujours très travaillée selon le rythme, la disposition sur la page, la construction narrative, les relations entre les voix, etc.

Dans la première partie, la disposition du texte mime l’enfermement, la position centrale et verticale du texte étant encadrée, comme compressée, par deux blocs d’espace blanc. Le récit y est de nature dystopique et évoque, sans le reprendre, celui de La servante écarlate – la structure même de MURmur, à savoir la distinction entre deux époques, un premier récit à la première personne, et bien sûr certains thèmes récurrents, n’étant pas sans faire signe vers le roman de Margaret Atwood. Dans ce rapport à l’œuvre de l’écrivaine américaine, il s’agit moins d’inspiration que de l’effectuation de ce dont il est question dans MURmur : la reprise d’un récit élaboré par une autre (dans MURmur, c’est celui enseigné par la grand-mère), récit collectif, politique, qui est repris et transmis afin de conserver une mémoire nécessaire à la définition de soi ainsi qu’à la lutte.

Dans la seconde partie, le récit évoque, mais là encore sans le reprendre strictement, le procès de Bobigny qui en 1972 avait concerné une jeune fille ayant avortée à la suite d’un viol et dont l’avocate était Gisèle Halimi. Le fil narratif ainsi que les références sont suffisamment clairs pour que l’on identifie ce procès ainsi que ses protagonistes. Pourtant, par exemple, celles-ci ne sont pas nommées, et un certain nombre de détails diffèrent. Comme dans le cas du premier récit, l’enjeu est de reprendre un récit à la fois individuel et collectif afin de transmettre et conserver une mémoire subjective et politique, politiquement efficace. Il s’agit de construire un Je indissociablement personnel et commun (« Le personnel est politique », affirmait le célèbre slogan féministe des années 60).

Avec ce travail sur les récits, leur tressage, la construction d’échos, leur répétition, Caroline Deyns crée un livre dans lequel non seulement ce travail est lui-même thématisé mais aussi par lequel un mouvement de sortie hors des murs, une déstabilisation des murs, sont réalisées. Chacun des récits répétés est conduit à sortir hors de lui-même, à être relancé dans et par un autre récit qui le répète mais imparfaitement, selon un décalage, des variations subjectives, d’une manière libre – chacun des récits initiaux sortant de ses propres limites, de ses propres murs, autant que la narratrice qui les répète acquiert par là la possibilité de sortir de son propre soi (ce mouvement étant celui de la narratrice de MURmur, qui n’était pas révolutionnaire mais le devient). De même, les deux textes qui constituent les deux parties sont formellement différents, leurs référents étant eux-mêmes différents, ce qui fait de l’ensemble du livre un ensemble mobile, commençant d’une certaine façon, continuant d’une autre, favorisant au sein du texte une pluralité ouverte plutôt qu’une identité narrative fermée (enfermée).

Il s’agit également, pour l’autrice, de traverser des genres différents, de les mêler, de les juxtaposer, de créer entre eux des échos. La dystopie de la première partie est suivie par l’évocation historique de la seconde. Le style volontiers très poétique de la première partie laisse place à une forme de réalisme dans la seconde, même si celui-ci était déjà présent dans la première. La seconde partie peut se rapprocher du récit historique mais celui-ci intègre certains éléments fortement subjectifs, le point de vue narratif se rapprochant de celui d’une enfant alors qu’il est question d’une personne qui n’est déjà plus une enfant (« Reflet de GrandeEnfant dans ce même miroir, joues roses et rondes, en train de se maquiller »), ce que marque par exemple les expressions par lesquelles les personnages sont désignés : « GrandeEnfant », « Garçon », « Mère », « MonsieurPatron », etc., et qui pourraient aussi renvoyer à certains éléments du conte, aux histoires pour enfants.

Par ses reprises, ses juxtapositions, les brouillages concernant les genres, par ses rapports singuliers entre histoire et fiction, entre subjectivité et témoignage, par le fait qu’il entremêle invention et document, réalité et imagination, MURmur est un récit complexe mais surtout qui s’efforce de réaliser en lui-même une sortie hors des murs des genres littéraires, de la réglementation littéraire, par l’affirmation d’une subjectivité libre, reprenant à son compte le discours de l’autre mais pour le conduire vers des directions qu’il n’est certainement pas supposé prendre. L’écriture serait créatrice d’un murmure politiquement et esthétiquement libre, donc contestataire, porteur d’un autre avenir.

Caroline Deyns, MURmur, éditions Quidam, août 2023, 172 pages, 19€.