Sylvain Prudhomme : « Nous n’apercevons qu’une part infime de ce qui nous ‘agit’ » (L’Enfant dans le taxi)

Sylvain Prudhomme©Mathieu Zazzo/Minuit

Avec L’Enfant dans le taxi, Sylvain Prudhomme signe indubitablement son plus grand livre. Ce puissant roman revient sur la figure de Malusci, le grand-père, pour tenter de percer le secret de M., cet enfant naturel né dans l’Allemagne de l’Après-Guerre des amours de Malusci avec « l’inconnue du lac de Constance ».

Roman familial secoué et traversé par l’enquête de Simon, le narrateur et écrivain, qui recherche M., L’Enfant dans le taxi est porté par un rare souffle simonien, une phrase qui charrie sensations et interrogations devant un passé énigmatique. Un roman de la bâtardise qui plaide pour un art romanesque de l’impureté. Autant de raisons pour Diacritik de saluer l’un des romans les plus marquants de cette rentrée le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau roman, L’Enfant dans le taxi. Comment vous est venu le désir d’écrire sur M., cet enfant né en Allemagne après-guerre des amours de Malusci avec « l’inconnue du lac de Constance », quand, dites-vous, « ces deux bouches un jour de printemps s’embrassèrent » ? Existe-t-il ici une part d’autobiographie familiale qui, à un certain degré, se joue ?

Il y a bien au départ la découverte d’un vrai secret de famille. A peu près dans les circonstances que décrit le livre, au moment de l’enterrement d’un grand-père dont je m’étais déjà inspiré pour construire le personnage de Malusci, dans Là, avait dit Bahi. Ce jour-là j’apprends, par une confidence délibérée d’un des membres de la famille, ce fameux secret – un secret comme il en existe dans presque toutes les familles, à coup sûr, pour peu qu’on remue un peu le passé. Pour moi il y a d’une part le bouleversement d’apprendre qu’existe quelque part ce M. inconnu, le désir de savoir ce qu’il est devenu, l’énigme que tout cela ait eu besoin d’être dissimulé pendant tant d’années. Et d’autre part la surprise plus personnelle, dans la mesure où j’ai déjà consacré, dix ans plus tôt, une fiction à ce grand-père, de découvrir tout un pan inconnu de sa vie. Le désir du livre naît dès ce moment, sans aucun doute.

Et aussitôt s’opère un partage très net parmi les membres de ma famille que j’essaie de questionner : d’un côté, ceux et celles qui continuent de vouloir protéger le secret, de l’autre ceux et celles qui désirent à présent le briser. Plus encore que le secret lui-même, c’est cela que j’ai tout de suite le projet de raconter : les réflexes venus de très loin qui déterminent certains à vouloir la vérité et d’autres à continuer de la craindre. La variété des rapports au passé, des raisons de le taire ou de le dire, des blessures endurées. La palette infinie des stratégies façonnées par chacun pour parvenir à vivre avec le « roman familial », à lui faire une place ou non, à continuer à le dissimuler ou à le partager avec les autres. L’impossibilité pour personne, pas plus Simon que les autres, de tout comprendre de ses propres « raisons ». Loin de toute posture d’élucidation ou de dénonciation, je veux d’emblée raconter ça : qu’une famille est une pelote de nœuds telle que personne n’y est en situation de lucidité, pas plus ceux qui veulent savoir que ceux qui veulent taire.

Simon, le narrateur, indique d’emblée combien ce récit est ainsi né de la récurrence d’une scène que le récit désigne comme sa « scène primitive » qui met en évidence l’étreinte des deux personnages, « la souplesse de leurs membres enlacés » : en quoi cette scène liminaire, matricielle, peut-être fantasmée mais en tout cas obsédante, déjà présente dans un autre roman, agit comme les souvenirs selon Hyvernaud cité en exergue, à savoir « par en dessous » ?

Le livre s’ouvre sur cette scène d’amour par définition inaccessible, à jamais inconnaissable, puisqu’elle date de mai 1945 et que les deux protagonistes en sont désormais morts : la rencontre entre le soldat français Malusci et « l’Allemande du lac de Constance », au lendemain de l’armistice. Que s’est-il passé entre ces deux-là ? De quelle intensité aura été leur rencontre pour qu’elle continue de les hanter tous les deux ensuite jusqu’à leur mort, pour que toute une famille ait besoin de la taire, pour que simultanément d’anciens témoins la racontent encore des décennies après jusque de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie où pour la première fois Simon en entend le récit ? J’ai dès le départ voulu que cette scène soit là comme l’origine, la « scène primitive » du livre : le foyer inaccessible et à jamais mystérieux de toute la suite, non seulement du récit mais de tous les faits ultérieurs vécus par les personnages du roman.

Simon ne peut s’empêcher d’en faire, à tort ou à raison, une sorte d’absolu de l’amour, point de référence indépassable, incandescent, à l’aune duquel toute histoire d’amour ultérieure semble devoir être regardée. Pour tous les vivants qui en héritent, c’est une scène qui revient, qui hante, qui s’obstine, « par en-dessous », comme dit Georges Hyvernaud.  Son récit La peau et les os, auquel j’emprunte l’exergue dont vous parlez, m’a bouleversé par sa force, sa langue incroyable, sa plongée dans les petitesses des hommes aussi, pendant la guerre de 1939-1945 et dans l’immédiat après-guerre, très exactement à l’époque où se rencontrent Malusci et l’Allemande du lac. C’est un très grand livre sur la lâcheté, la mise à nu des hommes par la souffrance, les privations, les humiliations de l’emprisonnement – un livre qui refuse absolument toute posture héroïsante et tout discours réconfortant sur la résilience. Dans la phrase que je cite, j’aime l’idée que le passé continue de travailler souterrainement notre vie et nos actes. J’aime l’idée de ce travail obscur du refoulé, parfois même par-delà les générations. J’aime l’idée que « ça travaille », à notre insu, avec une constance et une obstination dont nous n’avons pas idée, et contre lesquelles tous nos pauvres mécanismes de défense ne peuvent rien. Cela rejoint l’idée d’un destin, mais pas situé dans un au-delà ni dans une volonté divine : plutôt dans notre propre vécu. C’est l’inconscient freudien, bien sûr, mais j’aime dans la phrase d’Hyvernaud la métaphore géologique de l’« en-dessous ». Comme si nous étions des glaciers ou des fleuves et que très loin au-dessous de la surface émergée de nos vies se poursuivait à chaque instant un travail invisible, provoquant de loin en loin des décrochages, des catastrophes, des crues que nous-mêmes constatons sans les avoir vues arriver.

L’Enfant dans le taxi se concentre avec privilège sur la mystérieuse figure de M., enfant illégitime qui rôde dans la famille du narrateur comme une ombre diffuse, un grand fantôme errant de récit tu en récit oublié. Cette figure paraît immédiatement fasciner Simon, le narrateur et personnage d’écrivain, par son caractère énigmatique mais aussi peut-être parce qu’elle se tient comme un double sombre de lui-même. Un double de sa figure même de romancier : « J’ai songé à mon métier d’écrire. J’ai pensé que comme M. je faisais partie des êtres qui avaient un problème avec le monde, n’arrivaient pas à s’en contenter tel quel, devaient pour se rendre habitable le triturer, le rêver autre. » Simon ajoute encore de manière explicite : « J’ai pensé que j’étais le frère de M. dans l’ordre des condamnés au remodelage, à la fiction. Son frère dans l’ordre des intranquilles, des insatiables, des boiteux. » Diriez-vous que, si M. fascine d’emblée Simon, c’est parce qu’il pressent en lui, par son destin contrarié d’enfant naturel, un double actif, un frère d’écriture ?

La figure du bâtard est par définition celle d’un être privé d’une partie du savoir sur ses origines. Le bâtard est condamné à rêver son père, à l’inventer, le fantasmer. Ce manque est à la fois une amputation et une chance, une formidable autorisation à rouvrir son existence à tous les récits imaginaires. Rien n’interdit au bâtard de rêver : il est peut-être le fils d’un prince, d’un héros, d’un homme que personne n’a su comprendre, et qui était bien meilleur qu’on ne le raconte. Le bâtard, dit Marthe Robert, a un pied dans le réel et l’autre dans l’imaginaire. Il est à la fois l’abandonné et peut-être l’élu. Au principe de sa vie se trouve, dès le départ, à l’endroit de la blessure, l’obligation de s’inventer, de rêver à sa guise la deuxième jambe dont l’abandon l’a amputé.

Bien sûr l’écrivain n’est pas exactement dans la même situation, mais en bien des points il est lui aussi un bâtard. Lui aussi a un pied dans le réel et un pied dans l’imaginaire. On écrit toujours à partir du monde, mais en le déplaçant, le modifiant. On ne peut pas fidèlement le copier – quand bien même on le voudrait – ne serait-ce que parce qu’on le transpose dans un autre ordre, celui des mots. On est condamné à le rebâtir page à page, à le recréer, et donc à déformer, à réinventer, à recadrer, à décider d’un début et d’une fin à chaque histoire, à élire certains faits au détriment d’autres, à condenser, à interpréter. L’impulsion d’écrire elle-même est forcément liée à une insatisfaction. Celui ou celle qui écrit pourrait se contenter de vivre. Mais non, il ou elle éprouve le besoin de reprendre la vie, de patiemment la recréer dans l’ordre des mots, de se la rendre mieux intelligible en la triturant, la recomposant, la corrigeant, la malaxant. Dans mon cas c’est très net. Je vois bien que j’aime ce travail de déplacements, de décalages permanents, en bâtard, un pied dans le réel, un pied dans l’imaginaire.

J’aurais pu choisir d’écrire une enquête familiale qui se serait donnée comme explicitement autobiographique, laquelle m’aurait de toute façon elle aussi imposé une part considérable de choix subjectifs, d’accents mis sur certains épisodes au détriment d’autres, mais non : je décide de faire une fiction. Je me place d’emblée dans une situation de boitement, de liberté, d’écart, où tout se mêle, le vécu et l’inventé, le biographique et le fabulé. J’ai l’espoir que de ce lâcher-prise, de cette bride lâchée par instants au fantasme puisse naître, fût-ce à mon insu, davantage de vérité que d’un simple compte-rendu d’enquête.

Ce qui ne manque également pas de frapper, c’est combien si Simon, le narrateur, trouve écho dans l’histoire de M. et s’engage dans sa recherche effrénée, c’est peut-être que cet enfant dans le taxi rejoue pour lui une autre dimension essentielle à son écriture même. De fait, L’Enfant dans le taxi dresse un constant parallèle entre la situation de Simon et celle de M., comme dans un transfert différé. Au-delà de la bâtardise au monde, deux traits semblent s’imposer : tout d’abord, Simon, fraîchement séparé, traverse une intense solitude qui dépeuple ses journées. Il erre en lui comme il erre à chercher la vérité de l’enfant dans le taxi : « Je me suis senti seul. Seul à un point, merde. » Enfin, Simon se fait le double de l’enfant dans le taxi tant il s’agit pour lui de trouver un élan vital identique à celui qui a porté l’enfant à venir en taxi d’Allemagne pour retrouver son père. Cet élan vital, cette Vita Nova qui pousse à aller de l’avant comme Simon le déclare : « Je me suis senti léger, fort. Comme lavé. Neuf. Avec la vie entière ouverte devant moi. » Diriez-vous ainsi que Simon s’éprouve comme double différé de l’enfant dans le taxi par sa solitude que vient constamment conjurer un élan vital incomparable ?

C’est dans cette direction que s’est principalement opéré le travail de fiction. Plus j’avançais, plus j’éprouvais le besoin de réduire le récit à son arc essentiel. D’un livre beaucoup plus touffu au départ – il faisait presque le double du volume final –, j’ai travaillé par dégagement progressif, comme les sculpteurs dégagent du bloc de pierre ou de bois l’idée toujours plus claire de la statue qu’il voient. Plus les choses avançaient, plus je voulais souligner ce qui liait Simon à M., creuser la gémellité de leurs destins, de leurs solitudes. Je voulais que la figure de M. soit pour Simon un point de fuite, un miroir, une sorte d’image exacerbée de sa propre souffrance. Qu’il aille voir M. comme on va voir un double, un frère, pour lui demander comment il s’en est sorti – et apprendre ainsi soi-même comment peut-être on réussira à s’en sortir. Ce faisant je me suis rendu compte que je retrouvais une figure de narrateur comme il y en a dans presque tous mes livres : personnage poussé par une quête qui le dépasse, pris dans une dérive qui le requiert mais dont lui-même ne sait pas bien au départ les tenants et les aboutissants. Situation tout à fait jumelle de celle qui est la mienne dans le geste d’écrire : frayée myope, tâtonnante, mi-aveugle mi-consciente, dans laquelle je vois bien que je poursuis au fond des doubles, figures jumelles ou antagonistes qu’au fil des pages je triture, explore, tourne et retourne pour mieux les éprouver et les comprendre. J’avais aussi le sentiment que cette image de l’enfant dans le taxi avait quelque chose à voir avec nos moments de solitude à tous. Il me semble qu’il nous arrive à tous, par instants, d’être l’enfant dans le taxi.

Est-ce que finalement cette image des ricochets qui court dans le livre ne dit pas aussi combien Simon se fait « ricochet » de l’enfant ?

Il y a cette idée que l’histoire se répète, que les destins se répondent, que les morts, nos « pauvres morts » à tous continuent secrètement d’influencer, par-delà les âges, nos vies de vivants d’aujourd’hui. J’aime l’idée que nous n’apercevons qu’une part infime de ce qui nous « agit ». Que les obsessions d’autrefois se transmettent, migrent, reviennent, resurgissent. Une tante m’avait dit une fois à propos de ce grand-père dont je tire le personnage de Malusci : tu ne vois pas qu’il était fou ? Tu ne vois pas qu’on est tous fous, qu’on a tous un peu de son sang, que toi et moi aussi nous lui ressemblons ? J’y avait repensé longtemps ensuite. Peu importe dans ce genre de cas l’exactitude du diagnostic. Seul compte l’effet de la croyance. Ce sont des choses qu’on se raconte. Elles sont vraies, puisqu’elles agissent. Dans les familles plus que dans nul autre ordre, je suis frappé du pouvoir des récits, de leur puissance de transformation de la vie de ceux qui en héritent, qu’ils décident de les reprendre à leur compte ou de les rejeter. Chaque récit, chaque silence est comme une pierre d’attente qui peut-être jouera plus tard un rôle décisif. Je pense à mes enfants. Quel bout de récit entendu ici ou là aura le pouvoir de leur parler ? Dans quel fragment de roman familial peut-être énoncé par hasard, quel secret instinctivement deviné choisiront-il de se reconnaître ?

Un des aspects remarquables de L’Enfant dans le taxi consiste dans l’interrogation générique qui est la sienne, à savoir, tout d’abord, la manière dont le récit se donne comme une variante du roman familial. De fait, Simon ne cesse de voyager en France puis en Europe pour mieux connaître sa généalogie, scrute ses parents, ses proches pour obtenir le fin mot d’un mystère dont l’épaisseur est familiale. Remuer le passé autour d’une histoire taboue dont le narrateur va faire un totem : telle est la loi fondatrice de ce roman familial : « Comment te dire Simon. Comment te dire qu’il y a des décennies que j’essaie de m’arracher à toutes ces histoires de mon père. Des décennies que j’essaie de couper. Et maintenant tu voudrais que j’aille remuer tout ça. » Irrésistiblement, par l’enroulé de sa phrase dans l’intimité intrafamiliale, L’Enfant dans le taxi rejoint L’Herbe de Claude Simon ou les interrogations sur les récits familiaux de Paris-Brest de Tanguy Viel : diriez-vous ainsi que, dans ce récit, vous avez cherché à réinterpréter les codes du roman familial ?

Les exemples que vous donnez sont des livres qui me sont chers et que j’admire, qui à chaque page réinterrogent puissamment la littérature et les genres dans lesquels ils s’inscrivent. Paris-Brest est pour moi un bijou de vrai-faux récit familial, dans lequel Tanguy Viel non seulement narre un roman familial mais questionne avec humour la position intenable de celui qui écrit sur sa famille. La scène où le narrateur s’efforce de faire bonne figure devant la grand-mère – bien vivante – qu’il vient secrètement d’enterrer dans son roman est à la fois drôlissime et magnifique dans ce qu’elle pointe de la violence consubstantielle au fait d’écrire sur les siens.

Quant à Claude Simon je l’ai lu et relu de nombreuses fois depuis ma découverte de ses livres, il y a une vingtaine d’années. De son œuvre je retiens en particulier deux dimensions qui m’ont très profondément marqué : d’abord le rapport exemplairement vivant au roman familial, aux antipodes d’une idée caricaturale qui voudrait que ses romans soient froids, désincarnés, « objectifs ; ensuite l’omniprésence du fantasme. En permanence, chez Claude Simon, le récit s’efforce d’accéder à l’inaccessible, de comprendre l’incompréhensible, de visualiser ce qui à jamais aura échappé au regard. Toute l’écriture est tendue dans cette double injonction : l’impossibilité d’accéder à un instant décisif du passé et la volonté acharnée, pourtant, d’essayer de se le représenter. « Comment savoir », c’est la question qui revient dans tous ses livres. Comment savoir pourquoi le capitaine de mai 1940 voulut, ce matin-là, marcher à une mort certaine ? Comment accéder aux sensations précises qui traversèrent le corps du jeune père à l’instant de recevoir en plein front, ce jour de 1914, la balle fatale ? Comment savoir quelle fut la dernière image qui s’imprima sur la rétine de l’illustre ancêtre révolutionnaire, général en campagne aux quatre coins de l’Europe, à l’instant de mourir épuisé au milieu de ses vignes ? Questions à jamais sans réponse, et pourtant sans cesse reposées, qui condamnent l’écriture à l’imagination, au retour obsessionnel de scènes sans cesse recomposées, réimaginées, refictionnées, mais sans plus rien de naïf, en assumant l’ignorance fondamentale du récit, sa cécité, son impuissance. Tout cela était d’emblée au cœur du livre que je désirais faire : écrire non plus plus en comblant artificiellement les vides du passé, mais en les explorant, en tournant autour, en assumant l’impossibilité de savoir, en faisant de cette impossibilité l’enjeu central de l’écriture. Écrire moins pour faire la lumière sur la vie de M que pour explorer son pouvoir de fascination, tenter d’en explorer les raisons.

La seconde interrogation générique à l’œuvre dans L’Enfant dans le taxi consiste à poser la quête des origines comme une véritable enquête. Une enquête à la fois familiale mais aussi existentielle qui assimile le narrateur à une manière de détective patient et acharné de l’intime même. L’Enfant dans le taxi ne mène cependant pas une enquête comme les autres car il en va, depuis la persistance rétinienne de la scène primitive qui ouvre le récit, d’une résonance de l’image qui ressortit à une interrogation cinématographique. Simon est du côté de Travolta chez De Palma dans Blow Out qui scrute une image en vain ou, plus directement, de David Hemmings chez Antonioni dans Blow Up, référence explicite du récit : « Je suis comme David Hemmings dans Blow Up, j’ai songé exalté, je croyais cadrer seulement l’amour de Malusci et de l’Allemande et sans le savoir je photographiais les prémices de la vie de M. » Diriez-vous finalement qu’un imaginaire cinématographique domine l’enquête de Simon, qu’il s’agisse de cette photo qu’il scrute ou bien de cette image de l’enfant dans le taxi qui ne cesse de l’obséder ?

 

J’aime votre idée de « persistance rétinienne ». Disons que Simon est comme un narrateur fasciné par un tout petit bout de film. Quelques photogrammes d’un passé inaccessible qu’il ne cesse de scruter et rescruter, avec l’espoir d’y découvrir quelque chose. Mais Barthes a magnifiquement décrit cette impasse. En agrandissant toujours plus une photo, ou un bout de pellicule, on ne découvre jamais rien. On finit simplement par ne plus voir que des points de plus en plus gros – et perdre tout à fait de vue l’objet photographié. C’est cruel mais c’est ainsi : la photo, dans sa profondeur, ne recèle rien. Bien sûr, Simon découvre quand même, au fil de l’enquête, quelques bribes décisives de la vie de M. Son enquête avance, et vient lui apporter quelques réponses aux questions qu’il se pose sur M et sur lui-même. Mais ce qu’il découvre surtout, c’est qu’il n’a qu’à aller voir M. Que le chemin est là, depuis le début. Et que tout ce dont il avait besoin, c’était simplement d’en apprivoiser l’idée. D’oser prendre la route. Tout était question d’autorisation – arrachée à l’interdit familial et donnée à soi-même.

Je me rappelle avoir été bouleversé par la fin de L’accordeur de silences de l’écrivain mozambicain Mia Couto. Le roman raconte l’histoire d’une famille isolée au milieu de la forêt, prisonnière d’un père à la fois fascinant et tyrannique. Depuis le début, les enfants sont sûrs que le monde est mort au-delà de la forêt où ils vivent. C’est ce que le père leur raconte, et ils le croient dur comme fer. Il faut attendre la fin du récit – et la mort du père, si mes souvenirs sont exacts –, pour qu’ils comprennent ce fait tout simple : qu’en fait il suffit depuis le début de marcher droit devant eux. Que la forêt finit à quelques kilomètres seulement de là où ils vivent. Que le monde n’a jamais cessé d’être là, tout près. Qu’il n’y a qu’à aller le rejoindre.

Ma dernière question voudrait porter sur la manière dont, dès son titre, à l’instar de vos précédents récits, la route occupe une place centrale dans l’imaginaire de L’Enfant dans le taxi. De fait, on peut lire votre roman comme un véritable road movie du questionnement intime, qu’il s’agisse de celui qui anime Simon avec A., ou bien même de Simon qui prend sa voiture avec ses deux enfants pour aller voir M. en Allemagne. Ou bien enfin cet enfant qui traverse seul l’Allemagne en taxi pour retrouver son géniteur. Cette image de la route innerve cependant encore bien davantage ce roman que vos précédents puisque, d’emblée, la route est celle de l’écriture, « un livre vers lui » : en seriez-vous d’accord ?

C’est exactement ça. Je me représente toujours l’écriture d’un livre comme un voyage, au sens propre. Le récit en chantier est mon véhicule, à bord duquel je traverse un espace-temps choisi avant mon départ, peuplé de personnages dont j’ai une première idée, appelée à se préciser. Comme dans un voyage il y a un certain nombre d’idées avec lesquelles on part, de points par lesquels on compte passer, une vitesse à laquelle on aimerait aller, une allure, une couleur qu’on imagine au voyage à venir, un tempo, un certain type de distance qu’on imagine qu’on établira avec le monde traversé, une certaine humeur dans laquelle on sera. Tout cela compose l’idée encore un peu floue du livre qu’on désire, auquel on espère peu à peu réussir à donner forme. Et en même temps, le voyage n’a de sens que par les surprises qu’il réserve en chemin. C’est ce qui le justifie et le motive. C’est la raison pour laquelle on l’entame : on sait qu’on en reviendra autre, et que la frayée prendra finalement une forme que rien ne laissait prévoir.

L’écriture me fait souvent penser à « la route », au sens où l’entendait la Beat Generation, avec ce que cela impliquait de lâcher-prise et d’abandon au hasard. Une amie m’a récemment envoyé cette phrase de Jeanne Moreau que je ne connaissais pas : « la vie, c’est tout ce qui arrive et qu’on n’attendait pas. » J’aime que l’écriture, elle aussi, recèle cette part d’imprévu. Dans le cas de L’enfant dans le taxi, la part d’inconnu n’avait jamais été si grande pour moi. J’en entamais l’écriture avec un maximum d’inconnues : non seulement sur la vraie vie de M, mais sur la forme que prendrait le livre, sur l’effet qu’il aurait sur mes rapports avec ma famille. J’avais le sentiment qu’écrire ce livre, c’était comme chercher, au milieu d’une forêt piégée, un chemin empruntable avec les autres. J’avais envie d’un livre qui relie, plus qu’il ne sépare. Il me semblait que cela passerait par un personnage de narrateur qui ne serait pas en surplomb. Un personnage dont on verrait bien que la demande de vérité n’est pas plus simple que le désir de « paix » de ceux qui refusent qu’on remue le passé. Jusque dans les derniers moments, le récit a continué de s’ajuster, à la recherche du bon équilibre. Quelle place exacte faire à chaque personnage ? Comment faire entendre les raisons de chacun ? Quel récit inventer qui rende le secret habitable par tous ? Je voulais qu’on sente bien que Simon ne possède pas davantage de lucidité que les autres, qu’il est pris comme chacun dans la pâte de la famille, dans son entrelacs indémêlable de nœuds.

Sylvain Prudhomme, L’Enfant dans le taxi, éditions de Minuit, 31 août 2023, 224 p., 20 € — Lire un extrait