Neige Sinno : « Triste tigre » ou la littérature au marteau

Neige Sinno © éditions P.O.L

Je ne vais pas aller par quatre chemins. Triste tigre, le récit de Neige Sinno récemment paru chez P.O.L. est superbe. Ça a déjà été dit par des bien plus calés que moi. Je ne vais pas ici ajouter du dithyrambe aux panégyriques… de l’éloge aux éloges… de l’éblouissement à l’éblouissement.

Pour une fois je suis d’accord avec les critiques qui, veinards, ont pu lire le bouquin pendant les vacances d’été et ont pondu à tire la rigaud des papiers élogieux, tandis que moi, pauvre malheureux, j’ai dû attendre fin août pour le découvrir. Triste tigre n’est donc pas passé inaperçu. Bravo ! On vient même de lui décerner le prix du journal Le Monde. Rebravo ! Il est même sur la première liste des seize goncourables. Qu’on n’en parle plus et qu’on le lui donne, ce fichu prix Goncourt ! Et tant qu’on y est, celui de l’Académie et le Renaudot et le Fémina et le Médicis… Même si à proprement parler, Triste tigre n’est pas un roman. On s’en fout ! On a bien couronné Pascal Quignard en 2002 pour Les ombres errantes !

Il y a pourtant quelque chose qui me tarabuste à la lecture de toutes ces louanges à son propos. Qui font croire que le sujet traité dans le récit est le viol. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de voir les choses. Trop restrictive. Trop limitative. Trop orientée. Le sujet du bouquin c’est l’enfance. Pas n’importe laquelle : l’enfance dévastée. Non par un seul viol. Qui dévaste déjà pas mal. Même si Milan Kundera dit qu’une fois ne compte pas (einmal ist keinmal). Par le viol comme répétition. Installé dans la répétition. Et qui installe l’enfant dans CETTE répétition-là. Dans un mode de vie, si l’on peut dire, où CETTE répétition du viol a fait son nid. Entre sept et quatorze ans de la vie d’une enfant. Sept ans de répétition, ça en fait tout un paquet des viols. C’est comme pour les enfants battus jour après jour… semaine après semaine… mois après mois. Que Neige Sinno évoque d’ailleurs dans son récit. L’enfant, compte-t-il les fois ou « ça » se passe ? Compte-t-il les fois où on le bat, où on le viole ? Les coups ? Tient-il un registre de tout « ça » ? Peut-on tenir un registre de tout « ça » ? Qui ne cesse de se répéter, quand bien même les viols, les coups, aient cessé de se produire dans leur matérialité. Ils se répètent dans la tête. Dans ce que l’on appelle, par commodité, la tête. On retrouve là cette merveilleuse phrase de Tadeusz Kantor, belle et terrible en même temps, :

« La répétition nous suggère la pensée de l’infini, la pensée de notre vie en rapport avec l’infini, de l’imminence de QUELQUE CHOSE, du passage et de la disparition. » (Le théâtre de la mort, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990)

Voilà où elle en est Neige Sinno : à penser sa vie en rapport à l’infini et à l’imminence de QUEQUE CHOSE qui s’est déjà produite et qui ne cesse pourtant de se produire. Voilà aussi où se situe et où s’installe son récit. Et voilà aussi où il nous installe, nous lecteurs : dans le viol comme moyen suprême de dévaster une enfance. Toute violence installée dans la répétition sur un enfant est une dévastation. Et le viol d’un enfant est la dévastation suprême… la VIOLence suprême. Qui enfonce dans la tête de l’enfant, jour après jour, le clou de cette dévastation. Et quand une enfance dévastée vous tape dessus et tape sur votre enfance à vous, heureuse, malheureuse ou entre deux, c’est comme si on vous tapait dessus avec un marteau. Voilà où on en est le lecteur de Triste tigre.

Dans Le crépuscule des idoles (1888) Friedrich Nietzsche revendiquait une philosophie au marteau. Dans Triste tigre, Neige Sinno revendique une littérature au marteau en écho de son enfance-marteau, « ce pays aux noirs matins de soleil », comme elle la nomme en empruntant un vers de l’écrivaine argentine Alejandra Pizarnik (1936-1972), tiré de son recueil Les aventures perdues (1958). Encore faut-il savoir le manier, le marteau. C’est pas si facile, n’allez pas croire. Le marteau littéraire, j’entends. Il faut en faire l’apprentissage. Du maniement. Dans son cas, elle s’appuie sur un certain nombre d’auteurs dont elle fournit la liste en fin d’ouvrage. Avec lesquels elle a ‘discuté’ en cours de route. En cours d’écriture. De gestation. C’est honnête, ça. C’est pas si courant, n’allez pas croire. Beaucoup ne le font pas. Sous prétexte bidon d’intertextualité. D’autres le font, dans un beau tour de passe-passe, pour se prémunir des critiques : « J’avoue que j’ai pompé », en imitation du Pablo Neruda de J’avoue que j’ai vécu (1974). Péché avoué, à moitié pardonné. Rien de tel chez Neige Sinno, toujours dans l’attitude de l’apprentie. Même quand elle vous donne des leçons. À tout instant. Mais jamais elle ne pète plus haut que son cul. Sachant que quand on manie le marteau littéraire on est sans cesse en train d’apprendre. En porte à faux. Au risque, parfois, de se taper sur les doigts. Tant pis ! Un risque à prendre. Elle le prend. De belle manière.

Dans Triste tigre il y a donc une confrontation permanente avec ce que l’on peut appeler, pour aller vite en besogne, la littérature du viol : Dorothy Allison, Christine Angot, Ludovic Degroote, Virginie Despentes, Margot Fragoso, Vladimir Nabokov, Diana J. Torres. Une confrontation qui aide l’écrivaine à se situer littérairement par rapport à la dévastation de son enfance, sous la menace constante ‘du passage et de la disparition’. Une menace qui ne disparaît pas avec le temps. Au contraire : elle est toujours là, mais autrement. Avec différents déguisements. Pour autant, aussi riche en contenu soit elle, cette première confrontation qui s’affiche clairement ne doit pas nous faire oublier que dans Triste tigre il y a aussi une deuxième confrontation, plus souterraine, avec la littérature, qui relève tout simplement de l’écriture, de la pratique de l’écriture, nullement de la thérapie :

« La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée (…) Est-ce que la littérature peut nous sauver ? L’écriture comme thérapie, c’est une vision que j’ai toujours trouvée douteuse. Comme si raconter, se raconter, partager sa souffrance était le chemin vers la rédemption. Ça m’a toujours révoltée, cette idée. Se soulager par l’écriture, par l’art… »

Une deuxième confrontation, celle-ci, par laquelle et dans laquelle la première prend tout son sens, car elle se montre comme texte :  pour montrer le viol à répétition d’une enfance sans être paralysé (ou hypnoptisé) par cette VIOLence suprême, il faut passer par la littérature dans sa propre violence, par cette littérature au marteau que Franz Kafka appelle littérature à la hache :

« Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? […] Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. » (Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904)

Neige Sinno a été à bonne école. Double. D’un côté, les auteurs nord-américains : Raymond Carver, Richard Ford, Foster Wallace, Toni Morrison, Tobias Wolff. Sa thèse de 2005 portait sur trois d’entre eux. De l’autre, les auteurs latino-américains : le Chilien Roberto Bolaño, les Mexicains Guadalupe Nettel, Antonio Ortuño et Sergio Pitol, les Argentins Ricardo Piglia et Akejandra Pizarnik. Comme je ne connais rien aux premiers, je vais me contenter d’évoquer un peu les seconds qui font partie, le hasard fait bien les choses, de mes écrivains préférés.

Une présence latino-américaine jusque dans le titre de son récit, qui renvoie non seulement à celui de Margot Fragoso, Tiger, tiger (2011), mais surtout au merveilleux roman du Cubain Guillermo Cabrera Infante Trois tristes tigres (1964), reprenant une populaire allitération pour enfants : « Tres tristes tigres comen trigo en un trigal » (« Trois tristes tigres mangent du blé (trigo) dans un champ de blé »). Des tigres pareils, qui mangent du blé paisiblement dans un champ de blé, on dirait plutôt des agneaux. Une dualité tigre/agneau à laquelle Neige Sinno lui dédie un chapitre entier. Qui est qui ? Et comment chacun est ce qu’il est ? Celui qui a créé l’agneau a-t-il créé le tigre aussi ? :

« Cette interrogation est celle de mon obsession (…) Est-ce que nous avons été créés mon violeur et moi dans la même glaise ? À quel point sommes-nous semblables ? Est-ce qu’il existe vraiment une possibilité pour moi de le comprendre ? Ces questions se mélangent, elles n’ont pas toutes le même sens, ne désignent pas les mêmes processus mais elles brûlent toutes du même feu. Si nous sommes tous égaux, créés par une même énergie, le tigre et l’agneau finissent par se rejoindre ».

En lisant ces lignes, on pense, bien évidemment, à Jorge Luis Borges qui a fait du tigre son animal fétiche :

« Enfant, les tâches du tigre me suggéraient déjà le mystère de l’écriture d’un dieu… de Dieu…qui devaient renfermer le secret de la création. Les tâches varient dans chaque tigre, mais le message est toujours là. » (Entretien avec Rima de Valbona, 1969)

Rien d’étonnant à ce que l’ancrage littéraire latino-américain de Neige Sinno soit bien présent dans son récit, puisqu’elle habite au Mexique depuis 2006. Je dois avouer que je l’avais déjà lue comme essayiste, non comme romancière. Je ne savais même pas qu’elle écrivait des romans. Fin 2012, je suis tombé par hasard, à la librairie Clásica y Moderna de Buenos Aires, une institution, aujourd’hui disparue, sur un essai qu’elle avait consacré à trois auteurs latino-américains contemporains : Lectores entre líneas : Roberto Bolaño, Ricardo Piglia, Sergio Pitol, prix Lia Kostakowsky 2010. Puis, en 2017, j’ai lu l’un de ses articles paru dans les actes d’un colloque tenu à l’université d’Aix-en-Provence en 2013 sur un roman, L’hôte (Actes-sud, 2006), de la Mexicaine Guadalupe Nettel. Elle y écrivait ceci :

« Dans ce roman, le corps devient un champ de bataille entre des identités incompatibles qui luttent pour occuper l’espace vital de la protagoniste. Une enfant sent pousser en son sein, au fur et à mesure qu’elle perd la vue (c’est un peu le cas de Guadalupe Nettel), un parasite, un hôte qu’elle appelle La Chose. Il raconte la relation orageuse, au fil du temps, de l’enfant devenue femme et qui apprend à coexister avec son monstre intérieur (…) un monstre intérieur qui n’est pas un double ; c’est l’autre, l’autre que nous portons en nous. »

On ne saurait pas mieux résumer l’entreprise littéraire de Neige Sinno, habitée par cet autre monstrueux, ce tigre de l’enfance à qui peu importe désormais une rayure de plus ou de moins.

Neige Sinno, Triste Tigre, éditions P.O.L, août 2023, 288 p., 20 € — Lire un extrait

à (re)lire : le grand entretien accordé à Johan Faerber par Neige Sinno