Ce serait bien que tout le monde se mette à lire Georges Hyvernaud. Puis se taise un petit bout de temps. Même Leila Goncourt au Bois Dormant, si ce n’est pas trop demander.
Ce serait bien que tout le monde lise au moins La peau et les os. Qu’on le distribue chez les dentistes et les coiffeurs. Qu’on le mette au programme des séminaires d’entreprises. Que tout le monde se retrouve face à face avec ce livre qui appartient à la principauté des « livres qui s’incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée. » (Marguerite Duras, Écrire).
(On ne sait pas si Duras avait lu Hyvernaud. A ma connaissance, elle n’en a pas parlé. On ignore si Hyvernaud avait lu Duras. Il n’en a jamais rien dit par écrit.)
Avant la pause déjeuner, dans ces séminaires, on leur soumettrait ceci : « Des morts tout nus, blancs, avec leur tête démanchée, leurs bras disloqués qui pendent. Des morts enchevêtrés, et c’était toute une affaire que de les démêler, de les déboîter les uns des autres. Et puis on les mettait sur un brancard. Leurs bras balançaient de chaque côté. Des morts si maigres, à n’y pas croire. Les uns tachés de sang noir, ceux que les Allemands avaient tués à la mitrailleuse. Les autres barbouillés d’excréments : ceux qui étaient morts de la dysenterie.»
Je ne vais pas vous raconter ce que raconte La peau et les os.
Nous y sommes tous dans ce livre. Ce n’est pas parce que les circonstances du récit sont des circonstances extrêmes, non vécues par nous, que nous n’y sommes pas, qu’il nous est exotique.
Les cadavres par pelletées dans les fosses, la puanteur, l’effroi, l’hébétude, la détresse des troupeaux humains menés à la schlague, les chambrées de captifs, l’hypocrisie des familles qui perdurera pour la paix des familles, la veulerie, les faux-semblants. Le besoin d’approcher la lucidité avec les mots, le langage. La nécessité de dire ce qui doit l’être. Toute la stupeur d’être humain, en 140 pages garanties sans nihilisme chic et sans moraline. 140 pages d’Hyvernaud.
Ceci n’est pas un résumé.
Moi aussi je suis incapable de la fermer. La preuve. Je ferais pourtant mieux, par cohérence avec ce que je viens de dire. Mais, s’ajoutant à l’adhésion littéraire, un obscur sentiment de fraternité (le mot ne m’est pas usuel mais je n’en trouve pas d’autre ici) m’attache à l’œuvre d’Hyvernaud et me rend presque bavard à son sujet. C’est la dernière fois, je m’y engage solennellement.
Cela fait des années que je lis Hyvernaud (les belles couvertures de ses livres au Dilettante sont signées Anne-Marie Adda, RIP 9/4/2020). Je ne suis pas le seul. Mais j’ai déjà trop parlé de ses livres. Je n’ai pas pu m’empêcher de la ramener, moi aussi, alors qu’il aurait mieux valu peut-être laisser ruisseler leur deuil noir, et celui de toute vie, sans y ajouter un mot.
« Je trace des mots, mot à mot, mot à mot, des mots qui tirent après eux d’autres mots, des mots qui vont chercher des choses en moi, je ne savais pas qu’elles y étaient, et cela fait encore des mots et des mots. (…) Et quand ce sera fini, si cela finit jamais, tant de mois, tant d’heures, ça ne fera plus qu’une insaisissable poussière. »
C’aurait été bien de trouver le moyen de rendre tribut à Hyvernaud en parlant d’autre chose. Horreur et dérision des conseilleurs de lectures.
Je ne sais plus quoi dire sur Hyvernaud. Je n’ai plus rien en magasin. J’ai l’impression, quand il m’arrive d‘en reparler, de ressortir mon vieux best of G.H. Je sens l’inutilité d’essayer d’attirer de nouveau l’attention sur une œuvre qui existe, qui est là. Les gens n’auraient qu’à se pencher, mais ça n’a pas l’air de les intéresser. Ils ont d’autres préoccupations. De Top Chef à Leila Meunier Tu Dors, l’offre culturelle foisonne. Je ne jette la pierre à personne. Moi aussi il y a un tas de choses qui ne m’intéresseront jamais.
Voir le nom d’Hyvernaud sur les listes de meilleures ventes, ce serait tout de même singulier. Ça changerait un peu. Hyvernaud doté d’une importance dans la chaîne du livre, ça ne prouverait pas l’importance de ses livres. Ça ne prouverait rien. Mais ce serait comme un peu d’air frais, sur ces listes dont la fonction est de consigner le nombre de ventes, et dont on peut seulement penser ceci : tiens, voilà des chiffres en rapport avec le commerce du livre.
Ce serait singulier, Hyvernaud sur ces listes. Ce serait chouette. Comme chez Laurette. Je me demande si G.H a entendu la voix de Michel Delpech à la radio, un matin du printemps 1965, du côté de la rue Saint-Maur ou Popincourt ou de la Roquette, 11ème arrondissement de Paris, bien avant qu’on invite les économiquement faibles du quartier à s’excentrer pour faire place nette aux ambianceurs de la gauche éclairée.
En 1965, il avait renoncé à publier depuis longtemps. Il ne s’était jamais fait d’illusions sur la vanité, au double sens du terme, de publier. Dans un portrait crucifiant de son premier éditeur, Jean d’Halluin, directeur des éditions du Scorpion, et sans indulgence à son propre égard, il note : « Ce fantoche blême, inconsistant, usé, précocement abruti. C’est ça qu’il faut subir, c’est à ça qu’il faut faire des sourires, c’est de ça que je dépends. A cause de cette envie d’être imprimé. (…) Puisque je suis assez bête pour m’accrocher à ça. Qu’un bouquin paraisse, qui porte mon nom. Avec une couverture criarde et du papier sans avenir. » (Feuilles volantes)
Georges, un prénom tombé en désuétude. Comme le mien. Et le vôtre, tôt ou tard.
Ce serait bien qu’on la ferme un peu et qu’on se mette à lire non seulement La peau et les os, mais aussi les autres livres d’Hyvernaud.
Il y aurait peut-être un peu moins de verbiage, un peu moins d’insignifiance, un peu moins d’étroitesse, si tout le monde se mettait à lire Hyvernaud. Mais je ne crois pas. Peut-être qu’on serait moins tenté de la ramener. Mais je ne crois pas non plus. La preuve.