Han Kang : Un oiseau en rêve (Impossibles adieux)

©Eviatar Bach/Wikimedia Commons

« Montage, mon beau souci », écrivait Godard avant qu’il ne soit Godard. Débutant sur le récit d’un rêve étrange, comme un long travelling, Impossibles adieux donne au montage toute son importance, tant la répétition de motifs récurrents y est prégnante.

L’écrivaine sud-coréenne Hang Kang y déploie une écriture aussi sensible que clinique, donnant à voir un retour kaléidoscopique sur les très nombreuses exactions ayant eu lieu à la fin des années 1940 sur l’île de Jeju.

Si le style de Han Kang peut évoquer une filiation avec le post-exotisme d’Antoine Volodine, courant que ses épigones qualifient de « littérature étrangère en français », les thèmes qu’elle développe sont surtout polarisés autour de la nature et de ses éléments, métaphores puissantes des tourments intérieurs. Tour à tour précise et évanescente, sa plume fait de l’environnement son pivot, promenant le regard sur les scènes et les personnages avec un surplomb qui décuple les effets.

Tout au long du texte, dans l’éveil ou le songe, les cinq sens de la narratrice sont à l’affût. Gyeongha le dit très tôt : « J’ai eu le sentiment d’être témoin de tant de choses. Le monde dans lequel vivaient les êtres humains, le temps qu’il faisait, l’humidité dans l’air et la force de gravité. » Toutes ces choses, elle les affronte d’autant plus volontiers qu’elles la rapprochent d’Inseon, une amie qui la recontacte soudain par des textos sibyllins.

Inseon s’est blessée, elle doit recevoir des soins douloureux pour espérer retrouver l’usage de sa main. Une fois rejointe à l’hôpital par son amie, elle demande à Gyeongha de se rendre chez elle, à Jeju, pour nourrir le dernier survivant de son couple de perruches, avant qu’il ne meure à son tour. Ama, c’est le nom de l’oiseau, ne pourra pas survivre plus de quelques heures, pense Inseon. L’élément naturel de l’air, dans lequel s’ébattent les volatiles, est ici le passage de témoin entre les deux protagonistes. Il lie leur destin à cette île, dont l’accent est fait de terminaisons courtes « parce que le vent emporte la fin des mots ».

Après l’air, l’eau. Dans ce petit territoire ceint par les flots, Gyeongha est confrontée à une tempête de neige qui ralentit considérablement sa progression. Elle a le temps de se remémorer les longues discussions avec son amie, dont il ressort notamment cet aveu de la mère d’Inseon : « Chaque fois qu’il neige, tout me revient. J’ai beau essayer de ne pas y penser, cette chose ressurgit sans arrêt. » La chose en question est le massacre de dizaines de milliers de civils fin 1948, début 1949, à Jeju, après le retrait des troupes américaines, et dans une préfiguration sordide de la guerre de Corée.

Cette cicatrice historique, secret longtemps tu dans le pays, hante autant les deux amies qu’elle a hanté leurs parents. Artistes toutes deux, elles partagent un projet visant à en exorciser la blessure. Une partie des exécutions sommaires de familles entières avait eu lieu sur la plage, la houle emmenant les corps au large. Depuis ce moment, la mère d’Inseon ne peut plus manger de poisson, nouvelle réminiscence du trauma : « Ces gens-là, les poissons les ont tous mangés ? ».

Après l’air, après l’eau, après le feu des balles, la terre est le dernier élément naturel que convoque l’autrice. L’île de Jeju sera le théâtre d’un moment de vérité pour Gyeongha, que l’on retrouve soudain dans un dialogue suspendu avec Inseon, à mi-chemin du rêve et de la réalité, du passé et du présent, de la vie et de la mort. Huis clos existentiel, la maison d’Inseon, et son mystérieux atelier, devient une arche de Noé, une barque sur le Styx de l’épisode funeste qui obsède, encore et toujours.

Une épiphanie se fait jour : le rêve est la chose la plus réelle.

Han Kang, Impossibles adieux, traduit du coréen (Corée du Sud) par Kyungran Choi et Pierre Bisiou, éditions Grasset, août 2023, 336 pages, 22€.