Kathryn Scanlan : « Le choix de son sujet par un écrivain est toujours politiquement significatif » (Cavaler seule)

Kathryn Scanlan, Cavaler seule © éditions La Croisée

Le livre de Kathryn Scanlan est le récit d’une vie, de la singularité d’une vie – le récit d’un monde, d’un désir qui circule dans ce monde. Il s’agit également d’un livre singulier par ses choix d’écriture et stylistiques. Entretien avec l’auteure.

Votre livre est écrit à partir de conversations que vous avez eues, durant trois ans, avec Sonia. Au lieu d’inventer un personnage, vous avez travaillé à partir d’un matériau apporté par quelqu’un d’autre. Cependant, vous n’avez pas simplement publié ce matériau, vous l’avez travaillé pour créer à partir de lui, avec lui, une écriture. Cette façon de faire peut rappeler, par exemple, le travail de Charles Reznikoff, bien que votre écriture et les finalités de celle-ci soient différents de ceux que l’on trouve dans des livres comme Témoignage ou Holocauste. De manière générale, cette façon de travailler à partir d’un matériau existant est plus courante dans la poésie contemporaine, même si le récit contemporain peut aussi travailler de cette façon : on pensera à William Burroughs, Kathy Acker, etc. En ce qui vous concerne, comment avez-vous travaillé ce matériau initial, en quoi a consisté le travail d’écriture ? Quels sont, pour vous, les enjeux de cette façon d’écrire ?

Le travail d’écriture a d’abord consisté à écouter. La transcription des conversations était une deuxième occasion d’écouter et de considérer le matériel disponible. À partir de ce texte volumineux et peu maniable, j’ai coupé et collé de petites sections dans de nouveaux documents et j’ai commencé à monter, façonner, réorganiser, réécrire ou écrire dans et autour de la transcription originale. Je travaille souvent avec du matériel trouvé – j’ai étudié l’art et la peinture et j’aborde l’écriture avec cette sensibilité – donc, à certains égards, cette façon de faire me semble naturelle. Je voulais conserver autant que possible le discours original de Sonia, être fidèle à son récit. Mais je voulais aussi construire un récit particulier et stylisé, pouvoir prendre les libertés de la fiction.

Les enjeux sont évidemment d’un niveau élevé, car Sonia est une vraie personne. Il était important pour moi qu’elle approuve le livre. Mais je pense que les enjeux de l’écriture sont toujours d’un niveau élevé, ou devraient l’être. Reznikoff est un écrivain auquel je pense beaucoup, y compris sa définition d’un poète « objectiviste » : « [celui] qui n’écrit pas directement sur ses sentiments mais sur ce qu’il voit et entend ; qui se limite presque au témoignage d’un témoin devant un tribunal ; et qui exprime indirectement ses sentiments par le choix de son sujet et, s’il écrit en vers, par sa musique. »

Le fil rouge de la vie de Sonia est le cheval. Elle construit sa vie et elle se construit elle-même à partir de son rapport aux chevaux. Dans votre livre, ce rapport n’est jamais le prétexte pour une forme d’anthropocentrisme ou d’anthropomorphisme. Le cheval peut être utilisé comme un objet pour gagner de l’argent, il peut être maltraité pour gagner de l’argent dans les courses hippiques. Mais le rapport de Sonia aux chevaux ne correspond pas à cela : elle les observe, les soigne, développe des rapports affectifs avec eux, etc. Elle vit une vie avec les chevaux plutôt qu’une vie qui utilise les chevaux. On a l’impression qu’elle considère les chevaux comme une forme de vie avec laquelle vivre, cohabiter, établir des relations mais pas comme un objet à posséder et à utiliser. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce rapport au cheval ? Peut-on voir dans ce rapport la façon dont vous pensez le rapport à l’animal en général, et peut-être à la nature en général ?

Oui, exactement. L’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire ce livre est que la relation de Sonia avec les animaux – la façon dont elle pense à eux, en parle, se rapporte à eux – est similaire à la mienne. Je m’intéresse aux gens qui renversent la tendance humaine à se centrer sur nous-mêmes, à anthropomorphiser et infantiliser les animaux non humains, à les considérer, ainsi que la nature en général, exclusivement par rapport à la façon dont ils pourraient nous servir. Et dans l’histoire de Sonia, je me suis également intéressée à la dissonance entre les soins qu’elle leur prodigue et les calculs brutaux d’entraîneurs et de propriétaires moins scrupuleux.

J’ai l’intuition que le rapport de Sonia aux chevaux peut être compris comme un symbole de votre rapport à l’écriture. Sonia ne s’approprie pas les chevaux, elle se construit, se crée avec eux, elle établit des rapports avec eux, c’est-à-dire avec une forme de vie qui lui est extérieure et qui, en un sens, demeure extérieure. Est-ce que ce n’est pas ce que vous faites également lorsque vous accueillez le récit de Sonia et que vous créez une écriture avec ce récit ? Si oui, quels seraient les enjeux de cette façon de procéder pour écrire ?

J’apprécie votre remarque. Même si cette méthode de travail présente le risque d’une appropriation invasive, je la considère comme un moyen d’écouter et de se connecter et, d’une certaine manière, de disparaître. Dans mes notes pour Cavaler seule [Kick the Latch], j’ai copié un passage de la traduction anglaise faite par Natasha Lehrer et Cécile Menon du livre de Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden : « J’avais l’impression de diriger un immense chantier, à partir duquel j’allais exhumer une maquette miniature de la modernité réduite à sa forme la plus simple et la plus complexe : une femme racontant sa propre histoire à travers celle d’une autre femme. » Je ne « raconte pas ma propre histoire » à travers celle de Sonia dans Cavaler seule [Kick the Latch] – même si nous avons certaines choses en commun – mais je pense effectivement que je construis, peut-être, un moi à travers ma propre construction d’un autre moi.

Dans votre livre, le rapport aux chevaux est également important puisqu’il est ce à partir de quoi se développe le monde dans lequel vit Sonia, dans lequel elle devient elle-même. C’est ce monde que vous développez dans ce livre. Ce monde n’est pas seulement le monde des courses hippiques, il correspond aussi à certains rapports sociaux, économiques, à des rapports basés sur le genre, etc. Quels sont, pour vous, les enjeux de l’évocation de ce monde où existent de la pauvreté, de la violence, mais aussi de la solidarité, tout un monde de perceptions, de sensations, etc. ? Est-ce que vous diriez que l’évocation de ce monde a aussi, pour vous, une signification politique ?

Pour moi, ce que vous décrivez – « un monde où règnent la pauvreté, la violence, mais aussi la solidarité, tout un monde de perceptions, de sensations » – est simplement le monde, qu’il est toujours difficile d’évoquer d’une manière riche et vivante. Dans ce cas, les merveilleuses histoires de Sonia sur sa vie et sur les personnes qu’elle a connues m’ont beaucoup aidée.

Je pense que le choix du sujet par un écrivain – son style et ses décisions formelles également – est toujours politiquement significatif. Je m’intéresse aux histoires sur le travail, le quotidien, la survie, la vie physique, surtout lorsqu’elles sont remplies d’humour et de détails singuliers.

Je ne sais pas si, à propos de Sonia, on peut utiliser la notion de personnage, mais je vais utiliser tout de même ce mot…. Le personnage de Sonia n’a pas d’identité a priori mais cette identité se crée à partir de son rapport aux autres, en particulier aux chevaux : son identité est créée, construite, à partir de son expérience du monde dans lequel elle vit. On pourrait penser que votre livre correspond à un point de vue sociologique sur la question de l’identité, un point de vue qui serait basé sur l’idée de déterminisme social. Cependant, même si cette dimension peut effectivement exister dans le livre, il me semble que vous insistez surtout sur ce que Sonia a de singulier, sur ce que sa vie a de singulier – et je remarque, pour les autres personnages du récit, une même attention au singulier. Comment, dans l’écriture du livre, avez-vous travaillé le rapport entre le personnage de Sonia et le milieu social qui est le sien ? Qu’est-ce qui, pour vous, était important dans ce rapport ? Pour poser ma question autrement : qu’est-ce qui selon vous, caractérise la singularité de Sonia ? Qu’est-ce qui, en tant qu’écrivaine, vous intéresse dans cette singularité ?

La seule façon pour moi d’écrire quoi que ce soit est de me concentrer sur des détails très spécifiques et singuliers relatifs à une personne, à un lieu ou à une situation – « Pas d’idées mais dans les choses » [William Carlos Williams]. Cela impulse pour moi le mouvement pour écrire. Pour ce livre, j’ai eu le grand cadeau de la narration détaillée faite par Sonia elle-même et avec laquelle travailler. C’est une personne forte et indépendante, mais elle est également façonnée par sa communauté et dépendante d’elle, de sa « famille de l’hippodrome ». Écrire le livre a été un processus consistant à extraire de la transcription tous les détails qui m’attiraient – comme le punctum chez Roland Barthes – et à les arranger, à les améliorer, à éliminer le bruit autour d’eux pour une meilleure perception. Je pense que quelques détails frappants au sujet d’une personne pourraient donner vie à une version plus vivante de celle-ci plutôt que des pages et des pages d’une description plus vague et moins marquante.

(Traduction : Jean-Philippe Cazier)

Kathryn Scanlan, Cavaler seule, traduit de l’américain par Laetitia Devaux, éditions La Croisée, 208 pages, août 2023, 18 €.