Chloé Ronsin Le Mat : Profil suspendu (Anna partout)

La vie numérique est-elle un supplément d’âme ou le corps du délit ? À cette question, Lucie Rico apportait l’an dernier une réponse marquante avec GPS. Avec Anna partout, Chloé Ronsin Le Mat signe un premier roman qui complète cette interrogation tout en fourmillant de nouvelles pistes, vraies ou fausses, à l’image des possibilités sans cesse changeantes de l’identité en ligne. Son écriture originale, la radicalité de son approche, offrent un modèle de cohérence entre fond et forme d’une matière littéraire.

Internet est le territoire qu’habite principalement le narrateur, demi-frère d’Anna. Ce qu’on apprend de sa vie analogique, si l’on peut avancer l’expression, est essentiellement fait de souvenirs plus ou moins récents liés à Anna et de quelques éléments biographiques neutres et prosaïques. Anna l’intrigue, le fascine et l’émeut, mais surtout Anna structure son rapport au monde. Un monde qui ne l’intéresse pas suffisamment pour qu’il l’affronte à mains nues. Il vit dans un océan de lulz, convs, Edge, Discord, story, MP, paiement sécurisé via Visa Gold, deep web et wifi à 36 Mbit/s. Il carbure à l’inconséquence.

Son incursion dans la vie sociale n’étant pas complètement absente, il entame une relation outre-Manche à l’occasion de ses études. Mais il peine à savoir comment nommer sa compagne, Emily ou Émilie, et on comprend bientôt qu’il vit à travers les paroles de celle-ci ses propres motifs récurrents : « On nous dit tu vas grandir, tu vas vieillir, tu es un adulte maintenant, tu vas sentir les lignes de fuite du temps passer à travers toi. Mais quelle supercherie. Tu l’as senti, toi, l’âge adulte, l’autre toi, celui qui ne cherche pas à s’enfuir de tout, qui veut une vie bien construite ? »

Quoi qu’il fasse, le narrateur en revient à Anna, tout passe par elle, Anna étant l’unique critère de son être. La théorie de Copernic était héliocentrique, la sienne sera annacentrique. On se demande bien sûr quelle est la part incestueuse de ce tropisme. Mais, là encore, les pistes se brouillent, car l’élan vers sa demi-sœur est davantage chargé en neurones qu’en hormones. Ainsi ce passage, parmi d’autres : « Elle lâche ses cheveux et un tube de rouge à lèvres apparaît dans ses mains (…). Elle en met (…). Puis elle embrasse un mouchoir pour enlever le surplus. Elle n’a pas changé de technique, elle faisait déjà comme ça à seize ans, elle fait comme on lui a montré, ses mains suivent d’autres mains fantômes que j’ai vues mille fois. »

La rencontre du narrateur avec Sammy, bidouilleur né aperçu « lorsque le hasard louche se pointe au coin de la rue », représente le début d’un engrenage tortueux. Entretemps, il est passé d’Emili(y)e à Cora, après avoir contacté cette dernière en outrepassant largement ses prérogatives de téléconseiller au morne quotidien. Cependant, sa relation avec la jeune femme, trop proche d’Anna et de la vie connectée, ne pourra l’aider à se détourner durablement de sa demi-sœur. Disposant de Sammy à ses côtés, repousser les limites du code informatique devient pour lui une tentation irrépressible.

Les temps que nous traversons aiguisent toujours plus les fictions prenant pour grammaire les effets des heures passées devant des écrans. Victor Dumiot – avec son premier roman Acide paraissant également durant cette rentrée, chez Bouquins – prend la voie d’un réseau qui enferme et qui ravive les plaies, un réseau comme une forme de fatalité. Chloé Ronsin Le Mat, dans Anna partout, n’emprunte pas le même chemin. Elle place au cœur du récit le rôle panoptique d’internet, mais celui-ci a tout à la fois un effet d’accélérateur et d’insonorisant. Le réel est décuplé, néanmoins il est plus réel que jamais.

Chloé Ronsin Le Mat, Anna Partout, Gallimard/Scribes, août 2023, 288 pages, 21€.