Kathryn Scanlan : Une vie de Sonia (Cavaler seule)

Kathryn Scanlan, Cavaler seule © éditions La Croisée

Centré sur le rapport de Sonia aux chevaux, Cavaler seule développe ce rapport pour en faire le fil rouge par lequel la vie de celle-ci est racontée. Le parti pris de Kathryn Scanlan réside dans le fait que ce récit ne relève pas de l’imaginaire de l’auteure puisqu’il est élaboré à partir d’entretiens réels et réguliers avec Sonia durant une période de trois ans.

Témoignage ? Documentaire ? Journalisme ? Kathryn Scanlan qualifie son livre de « fiction », il s’agit d’une « œuvre de fiction ». La fiction, ici, ne signifie pas « invention », « imagination », elle réside dans l’écriture, dans le fait d’écrire à partir d’un matériau qui n’est pas inventé, imaginé, mais qui est donné, qui existe comme un fait à partir duquel l’écriture peut exister. L’auteure ne se limite pas à retranscrire et publier les conversations avec son interlocutrice puisque de ce qui a été dit durant trois ans ne demeurent qu’environ 200 pages. Il s’agit de prélever, d’organiser, de sélectionner, de concentrer, de créer une écriture caractérisée par certains choix déterminants : brièveté des phrases, absence de développements longs, organisation en courtes vignettes, ellipses, concentration sur les faits souvent banals, etc. Le résultat construit une ligne narrative qui va de la petite enfance à l’âge mûr en privilégiant ce qui peut produire le plus de puissance, ce qui peut être le plus signifiant dans le minimum de matière langagière.

Kathryn Scanlan possède un art du cadre, du cadrage dépouillé mais dont la simplicité est organisée pour mettre en évidence, faire ressentir un élément frappant. « Je suis née le 1er octobre 1962. Je suis née à Dixon, Iowa. Je suis née avec une luxation de la hanche. Le médecin a dit que je ne marcherai jamais ». L’anaphore répétée trois fois renforce la banalité de l’énoncé « je suis née », mais la troisième répétition introduit sans préparation, sans éléments préalables, un fait (luxation de la hanche) dont la conséquence dramatique tombe comme un couperet dans la phrase suivante (« je ne marcherai jamais »). L’élément catastrophique apparaît de manière d’autant plus forte que le contexte ne le prépare pas, qu’il est inclus dans une signification banale qui n’implique pas en elle-même une relation au tragique (tout autre aurait été une progression construite de façon plus habituelle : dès l’enfance j’ai dû souffrir à cause d’une paralysie de naissance ; en effet, etc.). La condamnation à la paralysie existe comme un fait terrible qui affecte la très jeune fille et le sentiment du tragique, sa force, est ici produit par la construction littéraire, par l’écriture qui élabore l’agencement sémantique le plus tendu pour produire le sentiment, l’émotion, la sensation, le sens.

L’écriture, ici, n’annonce pas son effet, elle est la construction d’un cadre pour cet effet, cadre créé à partir d’une raréfaction, d’une brièveté, d’un évitement des relations attendues, prévisibles : un art du « moins » au service de la force de l’effet. La démarche de Kathryn Scanlan n’est pas sans rappeler celle de Charles Reznikoff et de son livre indépassable Holocauste. Écrit à partir d’un matériau préexistant (des témoignages prélevés dans les comptes rendus des procès de Nuremberg), Holocauste est basé sur un art de la sélection, du resserrage, de l’ellipse, évitant tout contexte explicatif, les relations causales, la dimension psychologique. Reznikoff ne s’en tient pas seulement aux faits bruts, il élabore une écriture qui, elle aussi, n’annonce pas ses effets, ne prolonge pas les faits par des développements ou explications : les actes les plus horribles surgissent, s’arrêtent abruptement, ceci de manière répétée, le but étant de produire chez le lecteur une sidération, une sorte d’asphyxie, un sentiment sans nom clair et définissable. C’est ce type d’écriture que l’on retrouve dans Cavaler seule, un moyen de produire des sensations, des affects, des images mentales, même si, bien sûr, les sensations, affects et images qui intéressent Kathryn Scanlan sont différents de ceux qui concernent Reznikoff et si elle invente sa propre écriture.

Cette écriture, de manière générale, met en évidence un rapport au monde où prédominent l’accident, la rencontre, le choc : pas de destin, de signification transcendante mais des choses qui arrivent, se succèdent, s’imposent, disparaissent. Se met en place une sorte d’égalité, d’horizontalité : les choses y sont sans réelle hiérarchie, tout relève du fait à la fois dans sa banalité et dans sa singularité, tout étant de l’ordre du fait qui simplement arrive. « Sa fille et son gendre n’aimaient pas qu’il boive, mais eux aussi, ils buvaient. Ils se saoulaient et ils se battaient, leurs enfants se réfugiaient chez nous, et on appelait la police » : rien ici ne prévaut, tout est de l’ordre du fait qui arrive, les faits se succédant seulement de manière égale (importance, dans la construction de la phrase, du « et ») pour une sorte de suspension du sens qui est aussi une sorte d’athéisme, d’absence de transcendance au profit de réalités uniquement humaines, relevant d’un monde humain (même si ce monde implique, par exemple, l’animal). Une vie, c’est un ensemble de faits – cette idée étant soutenue, dans le livre, par le privilège accordé à tels moments, à tel acte anodin ou banal, à tel détail, indépendamment de toute reprise par un récit plus général, par une temporalité et un point de vue qui introduiraient un niveau supérieur, synthétique, de signification et de compréhension.

Le livre est organisé en différents chapitres, suivant l’ordre chronologique de la vie de Sonia, divisés en courtes vignettes. L’ensemble concerne le rapport de Sonia aux chevaux puisque celle-ci, depuis son enfance dans une région de l’Iowa, issue d’un milieu pauvre, rêve de devenir jockey : elle s’occupe de chevaux, les entraîne, est employée par des éleveurs, etc. Le cheval est surtout la porte d’entrée dans un monde qui inclut autre chose que les seuls chevaux. Si le cheval, le fait d’être avec les chevaux, est le désir de Sonia, ce désir implique un monde qui agence une série d’éléments fonctionnant ensemble à l’intérieur de ce monde et le constituant : des rapports sociaux, des rapports de genre, de la violence, des manières d’être, des sentiments, des liens économiques, des façons d’entrer en relation, des règles, des individus singuliers, des événements, des affects, des perceptions, etc. C’est ce monde qui est expérimenté par Sonia, ce monde qu’elle désire, qui est développé à travers le livre, et à l’intérieur duquel sa vie peut exister. Le livre commence par l’énoncé du désir et se développe par le dépliement de ce monde, celui que ce désir implique et, en un sens, construit, par son existence et son expérience.

Si dans Cavaler seule le cheval est central, il l’est par le monde qu’il implique et que l’auteure déplie, développe, rend consistant pour le lecteur. Ce livre est un livre de désir dans la mesure où Sonia désire être jockey, être avec les chevaux, s’en occuper, mais aussi dans le sens où Deleuze entend le désir comme une puissance d’agencement impliquant un monde inséparable de l’objet désiré : Sonia ne désire pas être avec les chevaux abstraitement, elle désire concrètement le monde qui va avec : telle forme de marginalité et de nomadisme, tel rapport précis à l’animal (loin de tout anthropomorphisme), tel type de rapport aux autres, des formes de solidarité, d’amitié, tel point de vue sur le monde, sur les classes sociales, telle forme de pensée, etc. C’est tout cela qui est désiré par Sonia et qui est exposé à travers l’ensemble du livre qui est donc, par-delà le seul rapport au cheval, le livre de ce monde. Une vie, c’est un désir et le monde de ce désir – désir qui est une puissance d’agencement créatrice de monde.

Ce monde évoqué serait l’inverse de celui du rêve américain ou de l’american way of life. Sonia ne devient ni riche ni célèbre, elle ne correspond à aucune règle de la « bienséance » féminine, à aucun idéal healthy de vie ou du rapport à soi : elle est prise dans son désir et ce désir est celui d’un monde antinomique avec les valeurs d’une forme de bourgeoisie capitaliste blanche américaine. On pourrait voir dans le livre de Kathryn Scanlan la description des effets du déterminisme social : issue d’un milieu pauvre, Sonia ne peut accéder à autre chose qu’à ce qui est lié à son appartenance à ce milieu, n’en ayant d’ailleurs même pas l’idée ou l’ambition, elle serait soumise à ce à quoi son milieu la destine, reproduisant les schémas sociaux et mentaux de celui-ci.

Mais on peut également voir dans ce livre la mise en évidence d’un monde d’habitude occulté, caricaturé, dévalorisé, monde qui ici devient désiré, qui acquiert une parole, parle en son propre nom. La réalité évoquée n’est pas exempte de violences, de souffrances (viol, inégalités économiques, exploitation, etc.), mais elle est aussi constituée de solidarités, de joie, de valeurs, de respect, d’un rapport singulier à l’animal, etc. Le livre de Kathlyn Scanlan peut être lu comme, sinon la valorisation de ce monde, du moins sa mise en évidence, l’affirmation de son existence et de son droit à exister – existence qui peut aussi être l’occasion d’un point de vue critique sur le monde idéal du néolibéralisme et de son mode de vie. Un des intérêts de Cavaler seule est que si les rapports sociaux généraux sont clairement marqués (rapports de genre, rapports de classe, rapports hommes/animaux, etc.), leur évocation échappe à un sociologisme abstrait dans la mesure où l’auteure insiste sur les individus, les individualités, sur la singularité de telle personne ou de tel cheval, sur celle de telle relation : non pas seulement un ensemble général et abstrait mais surtout une collection de points singuliers (mouvement que l’on peut rencontrer dès le début du livre : passage d’un fait commun, « je suis née », à une singularité, « une luxation de la hanche »).

Cette singularisation à l’intérieur d’un champ général caractérise le « personnage » de Sonia. Elle n’est pas seulement, dans le livre, la narratrice, elle est construite par l’écriture de l’auteure comme un point singulier, une vie définie par tel désir, tels affects, telles perceptions, tels rapports aux choses et au monde, tel point de vue, telle série de faits singuliers – faits à la fois généraux, banals, et singuliers en tant qu’ils concernent telle personne, que la série de ces faits, leur combinaison, existent ici, dans ce corps et cet esprit. Avant d’être une identité personnelle ou sociale, une identité par exemple donnée a priori, Sonia est un désir singulier et devient une subjectivité construite à l’intérieur de ce désir, par l’expérience du monde impliqué par ce désir, par les relations qui la traversent. C’est la singularité de la vie de Sonia que l’on appellera une vie, une vie de Sonia. Le livre de Kathryn Scanlan est le livre de cette vie, c’est-à-dire, d’abord, du désir qui la caractérise, désir qui relie de manière singulière des faits, des affects, des sensations, des images mentales, qui rend possibles un monde qui lui est immanent et l’expérience de ce monde. C’est cet agencement et sa singularité qui est ici l’objet de l’écriture, qui est construit par l’écriture.

Une des choses très belles de ce livre est que cette singularité se construit par le rapport aux autres et surtout à l’animal, au cheval qui n’est pas ici le prétexte d’une forme d’anthropocentrisme ou d’anthropomorphisme, qui n’est pas le prétexte d’autre chose, mais qui demeure un objet avec lequel Sonia se construit ou « devient » en tant que sujet, sans rapport de domination ou hiérarchique : le cheval est un objet d’attention, de perception, un être avec lequel être, une forme de vie qui existe comme un fait irréductible (même lorsque cette vie est soumise par les autres aux exigences de l’argent capitaliste) – une vie muette, non humaine, avec laquelle vivre, constituer un monde, se constituer soi à l’intérieur de la singularité de cette relation à l’animal : un être qui existe indépendamment de moi et avec lequel construire une relation dans laquelle il demeure indépendant de moi.

Ne pourrait-on pas voir dans ce rapport à l’animal une image du rapport de l’auteure à l’écriture : par l’écriture, établir un rapport à une vie existante, à un matériau existant, avec lequel établir un rapport signifiant dans lequel cette vie, ce matériau, demeurent dans leur singularité – et par là construire soi-même une vie, la sienne, celle de l’écriture ?

Kathryn Scanlan, Cavaler seule, trad. de l’américain par Laetitia Devaux, éditions La Croisée, 208 p., août 2023, 18 €