Le meilleur livre que vous lirez cette année (Poèmes, Roberto Bolaño)

Roberto Bolano, poèmes, détail couverture © Points

Voilà une promesse bien ambitieuse, serait-on en droit de dire, vitupérant en même temps sur ces critiques et leur faculté disproportionnée pour s’enthousiasmer – car un tel titre est forcément déceptif, en plus d’être outrecuidant ; avec une telle annonce, il y a plus de chances d’être déçu que contenté. Pourtant l’enthousiasme est un bon fanal, et l’hubris d’une telle proposition (que vous confirmerez ou infirmerez, une fois le livre lu) n’est pas gratuite.

Des livres, il y en a beaucoup, des mauvais, des médiocres, des moyens ; des bons, il y en a un paquet, des très bons aussi, un peu moins quand même ; alors on s’y perd dans la masse, on achète plus qu’on ne peut lire, parfois on feuillète, parfois on oublie. Et puis il y a des livres qui sont différents. Cette différence ne se prouve pas par des discours bien construits, des preuves accumulées, elle s’éprouve dans la lecture, elle se ressent dans la capacité qu’a le livre de rester chez celui qui l’a lu, même quand on l’a terminé.

Bolaño est connu, lu, aimé, nous en avons rendu compte ici en long et en largeur, mais c’est sa prose que l’on connaît – et comme tous les prosateurs qui écrivent des vers, il serait si facile de voir dans ce volume un aimable à-côté, le genre de choses qu’on consulte distraitement, oui, c’est pas mal, ensuite on oublie car la vie est ailleurs. Eh bien non : ce volume est crucial. Certaines œuvres d’art donnent parfois l’impression d’avoir été arrachées au néant : il n’y a rien, tout est noir, puis vient l’œuvre, et quelque chose s’ajoute et ne sera plus repris. Il ne s’agit pas d’opposer les romans et la poésie de Bolaño : les deux sont d’importance première. Mais il y a quelque chose de particulier dans ce volume des Poèmes, c’est le cheminement qu’il dessine, les ombres qu’il renferme, la vie qui s’en écoule dans ses interstices ; l’intensité foudroyante qui parfois se dégage, tantôt l’obscurité, tantôt le vers implacable qui dit tout et sur lui se referme. L’Université Inconnue : tel aurait dû être le titre de ce volume. L’un de ses modèles, convoqué dans le recueil, est l’Anthologie Palatine : soit une compilation de poèmes grecs, d’auteurs, de formes, d’intentions très disparates, mais qui forment, par leur réunion, leur dialogue, et leur caractère métonymique, l’image fragmentée d’une civilisation et de toute une littérature. Les Poèmes de Bolaño reprennent cette métaphore : ils forment une mosaïque composite qui traduit une vie entière. Cette vie est traversée par la fulgurance, l’intensité, la radicalité, la simplicité, la ruse du sourire, l’œil vif du coup de sang, le geste définitif de la révolte.

C’est presque sept cents pages de poèmes que contient ce livre, pages qui viennent presque à elles seules justifier cette appellation d’œuvre : car l’on est véritablement en face d’une œuvre poétique, mais aussi d’une poésie à l’œuvre, qui se travaille et s’expérimente dans des formes diverses et multiples. Comment aborder ce massif poétique, dont il est impossible de rendre totalement compte ici ? L’on peut déjà dire qu’il est le calque, la traduction complète du volume espagnol Poésia Réunida. Car si Bolaño a écrit plusieurs recueils de poésie de son vivant (Reinventar el amor, Fragmentos de la Universidad Desconocida, Los Perros romanticos, Tres), il a cherché, à la fin de sa vie, à regrouper et recomposer la majorité de ses poèmes dans un recueil paru de manière posthume, intitulé l’Université Inconnue. À ce recueil imposant de près de 500 pages (à la typographie heureuse, c’est-à-dire un poème par page), sont ajoutés les poèmes non recueillis par Bolaño, qui ne sont en rien des fonds de tiroirs, et qui contiennent notamment le magnifique « Un Tour dans la littérature », rêverie onirique sur les écrivains.

Il y a donc une imposante matière poétique dans ce volume, qui permet, au-delà de la lecture stupéfiante de l’Université Inconnue comme recueil et œuvre, une vue panoramique sur les différentes écritures de Bolaño poète. Là encore, lisant Bolaño, on lit sa radicale singularité, tout comme on entend aussi des voix familières, l’inflexion des voix chères qui se sont tues. Même s’il se livre à un moment à une « Imitation de Verlaine », Bolaño est davantage du côté de Rimbaud, avec qui il partage cette volonté viscérale de révolte et de révolution. Rimbaldien dans l’intention, mais aussi dans les formes, tant certains poèmes sont habités par cette idée de l’illumination. Si Bolaño réemploie – et reformule à sa manière – cette pratique formelle de l’illumination, c’est aussi parce qu’il est lui-même un Illuminé à la Nerval : la lumière qu’il voit, celle dans lequel brille le mal, il cherche à l’éclairer par sa littérature, d’où ce côté mystérieux, presque mystique, que peut prendre parfois la quête de ses livres.

Le verbe poétique de Bolaño, pourtant, n’emprunte que peu aux fastes ingénieux du vers rimbaldien ; on lit le plus souvent un phrasé à la syntaxe prosaïque, qui rappelle notamment Brautigan ou Carver, et parfois certains accents de Ginsberg. Car il y a plusieurs veines dans la poésie de Bolaño : le poème prosaïque en vers (la majorité du recueil), le poème en prose qui fonctionne souvent par section (Prose de l’automne à Gérone, Anvers), et les longs poèmes en vers libre (les Néo-Chiliens, Réinventer l’amour, Un éclat sur la joue, Notes pour composer un espace). Mais quelle que soit la forme choisie, y règne toujours une très grande liberté de ton, un phrasé simple et pourtant immédiatement reconnaissable : il y a une présence directe du vers, malgré l’inégalité de la production. Cette liberté passe notamment par tout un système de dérégulation de l’espace poétique, envahi délibérément par des éléments habituellement absents d’une certaine tradition compassée. On y lit régulièrement des références à la culture populaire, notamment la science-fiction, les films d’horreur et la pornographie.

Cela passe aussi par ce que le vers dévoile sans fausse pudeur : l’abandon graphique des corps, comme dans un poème comme le Gréco, ou l’érotisme implicite du très curieux Manifeste mexicain. On fornique et on se sodomise aussi allégrement, comme dans ce magnifique poème Retrouvailles ; sans que cette représentation de la sexualité soit gratuite, car elle s’inscrit dans une reformulation de la représentation des corps, et d’une recherche de la scène graphique : désir et horreur mêlés, bien souvent, mais aussi subversion du représentable par l’énormité du désir, dans la lignée d’un Burroughs.

Le poème par Bolaño est bien souvent un poème narratif, et la manière qu’il a de dépoussiérer justement cette tradition poétique est intéressante : c’est aussi pour cela que l’on peut voir dans les poèmes une sorte de périphérie des récits en prose, en ce qu’ils rebrassent, reformulent, parfois plus directement que les nouvelles ou romans, les thèmes et clefs de l’œuvre. Comme une formulation alternative des mêmes problèmes, ils viennent annoncer ou redire les grandes obsessions qui parcourent sa fiction. Ainsi, Les Détectives :

 J’ai rêvé d’une affaire difficile,
J’ai vu les couloirs remplis de policiers
J’ai vu les questionnaires que personne ne résout
Les archives ignominieuses
Et puis j’ai vu le détective
Revenir sur le lieu du crime
Seul et tranquille
Comme dans les pires cauchemars
Je l’ai vu s’asseoir par terre et fumer
dans une chambre avec du sang séché

On croirait lire une version parallèle de 2666, car qu’est ce roman, sinon au moins une quête incessante, une enquête littéraire pour expliquer l’inexplicable, l’insoutenable litanie des meurtres de la Partie des crimes ? Violence qui est l’expression d’un mal plus profond, mais dont la racine et la raison toujours se dérobent dans le symbole et son chatoiement pluriel, comme le formule le poème Les Blues taoïstes de l’hôpital Valle Hebron (hôpital qui sera le lieu de sa mort) :

Et c’est ainsi que toi et moi nous sommes transformés
En limiers de notre propre mémoire.
Et nous avons parcouru, comme des détectives latino-américains,
Les rues poussiéreuses du continent
A la recherche de l’assassin.
Mais nous n’avons trouvé
Que des vitrines vides, des manifestations équivoques
De la vérité.

Pourquoi cette récurrence de policiers et de détectives ? Policiers y répond :

Armés jusqu’aux dents ou nus
Ce sont les seuls capables de regarder
Comme s’ils étaient les seuls à avoir des yeux
Ce sont les seuls qui pourront nous reconnaître
Au-delà de n’importe quel geste :
Bras immobilisé dans des signaux
Qui ne voudront plus rien dire

Cette quête obsessionnelle s’explique aussi par cette conscience aiguë de la réalité, comme le montre l’aporie du dernier vers de son long poème Réinventer l’amour : « Nous venons de l’infraréalité, où donc allons-nous ? ». Cette infraréalité – travestie sous la forme du « réalisme viscéral » dans les Détectives sauvages – est complexe et mériterait une étude à elle seule, mais l’on peut déjà avancer qu’elle implique un regard implacable, c’est-à-dire un regard formel, sur son époque, comme le montre le poème Vis ton temps, mais aussi une conscience aiguë de sa génération, comme dans l’étrange et obsédant poème intitulé Génération des paupières électriques Irlandaise n°2 Constellation Sanjinés, qui formule une empathie par le poème, comme moyen d’approche et de compréhension de l’autre. Le poème est hanté car il est aussi l’exercice d’une ténacité terrible, lucide, face à la violence, présente dans sa vie et sa littérature, inhérente au pays qui était le sien :

Et le cauchemar me disait : tu grandiras.
Tu laisseras derrière toi les images de la douleur et du labyrinthe
Et tu oublieras.
Mais en ce temps-là grandir aurait été un crime.
Je suis ici, dis-je, avec les chiens romantiques
Et je n’en bougerai pas. 

L’exercice poétique devient aussi le lieu de représentation du mal. Ainsi Les détectives gelés :

J’ai rêvé de détectives perdus
Dans le miroir convexe des Arnolfini :
Notre époque, nos perspectives,
Nos modèles de l’Horreur

Ce miroir des Arnolfini – Benno von Arcimboldi n’est pas loin – comme revision et révision de notre réalité, c’est bien l’art, le secret même de la littérature qui s’applique à poursuivre « les traces tordues / Des étoiles ».

Il y a aussi une évidente et constante veine autobiographique, souvent émouvante et éclairante quant à sa littérature, quant au lieu depuis lequel elle s’écrit :

Dans la salle de lecture de l’Enfer          Au club
Des amateurs de science-fiction
Dans les cours givrées   dans les chambres de passage
Sur les chemins de glace           quand tout désormais semble plus
Clair
Et que chaque instant est meilleur et moins important
Une cigarette à la bouche et apeuré      Parfois
Les yeux verts               et vingt-six ans             Votre serviteur

Cette veine autobiographique devient particulièrement saisissante, aigue, dans un poème comme Dévotion de Roberto Bolaño :

Fin 1992 il était très malade
Et s’était séparé de sa femme.
C’était la putain de vérité :
Il était seul et foutu
Et pensait souvent qu’il n’en avait plus
Pour longtemps
[…}
La musique qu’on entendait au coin des rues
Où jadis se gelaient les putains […]
Lui fournissaient la pitance dont il avait besoin
Pour serrer les dents
Et ne pas pleurer de peur

Son vieil ami Ulises Lima, protagoniste des Détectives Sauvages et double fictionnel de son ami le poète Maria Santiago, n’est jamais bien loin, sous un nom ou un autre :

Parfois je rêve que Mario Santiago
Vient me chercher sur sa moto noire
Et que nous quittons la ville et à mesure
Que les lumières disparaissent
Mario Santiago me dit qu’il s’agit
D’une moto volée, la dernière moto
Volée pour voyager dans les terres pauvres
Du Nord, direction le Texas,
A la poursuite d’un rêve innommable,
Inclassable, le rêve de notre jeunesse
C’est-à-dire le rêve le plus courageux de tous
Nos rêves.

Au-delà du rêve informulable, poétique du secret et du chiffrement qui gouverne secrètement les grands textes de Bolaño, règne du grand tu – qui mériterait aussi une étude approfondie -, ce poème fait aussi entendre une dimension primordiale de l’œuvre poétique, à savoir la famille poétique qui hante la phrase et l’image de Bolaño, ici en le personnage du frère d’armes et double, Maria Santiago.

Le titre du recueil, l’Université inconnue, nous renseignait déjà sur cette fraternité humaine et poétique. « Je crois que, dans la formation de tout écrivain, il y a une université inconnue qui guide ses pas […] C’est une université mobile, commune à tous. » Voilà aussi pourquoi ce livre est si précieux : il est une métonymie de la littérature elle-même. Et cette littérature nous touche et nous saisit et nous traverse parce qu’elle est portée par une voix. Cette voix est familière, elle parle depuis sa modernité, son acuité, elle nous montre cette vieille chose, si commune qu’on en sourirait presque : la poésie n’est pas la vie, et elle l’accompagne, la nourrit, la guide et la transforme. « Ce qui n’a pas encore de forme me protégera. »

Roberto Bolaño, Poèmes, traduit par Robert Amutio et Jean-Marie Saint Lu, Points, « Poésie », 768 p ., 11,90€