Cécile Vallée : Ananda Devi, le ravissement de l’incertain

Ananda Devi

Dans l’essai qu’elle consacre à Ananda Devi, Cécile Vallée insiste sur la notion d’hybridité, qui concerne déjà l’origine de l’auteure mauricienne : « arrière-petite-fille d’immigrés indiens », qui a « baigné dans plusieurs cultures et plusieurs langues ». Est aussi soulignée sa double activité d’écriture : littéraire et universitaire. Cette double casquette éclaire les thématiques qu’elle privilégie et explore avec une connaissance des milieux qu’elle met en scène : l’identité et le communautarisme dans une société multiculturelle.

La complexité d’une appartenance multiple lorsqu’on naît sur une île où cohabitent langues et cultures diverses est exposée à partir d’un condensé historique sur cette question essentielle afin d’approcher les déterminations et les choix qui sont faits. Une île, réceptrice de « vagues successives » de migrations, se retrouve avec « onze langues dont l’administration britannique a favorisé la reconnaissance ». Neuf d’entre elles ont un statut officiel après l’indépendance : elles sont l’argument de la nation « arc-en-ciel », nation multiculturelle. La distinction entre l’anglais et le français est établie, le français, langue de l’élite, conservant une aura de prestige. Mais face à cette représentation positive, il faut admettre que la langue parlée par tous les Mauriciens, le créole, n’est pas reconnue officiellement. Cécile Vallée cite l’écrivain Amal Sewtohul : « Les langues maternelles des Mauriciens qui sont principalement le créole et le bhojpuri se retrouvent toujours marginalisées par les langues plus prestigieuses telles que l’anglais, le français, le hindi, l’ourdou, le tamoul et le mandarin. C’est un peu comme des gens qui reçoivent chez eux des visiteurs de marque et doivent se faire tout petits et dormir dans la remise, mais les visiteurs ne veulent jamais s’en aller ».

Née et formée dans un tel contexte, Ananda Devi a été souvent interrogée sur ses choix linguistiques et l’essai développe ses positions. On retiendra que ces choix restent une zone sombre d’intranquillité, pour reprendre l’expression de la critique littéraire québécoise Lise Gauvin. Dans une contribution portant sur « l’inconscient et les langues », Ananda Devi écrit : « Je sais que mes yeux évitent ce miroir-là. Que le malaise est là, perceptible. Français, créole, telugu, toutes ces langues sont des ombres qui me narguent, des lumières qui m’éludent. Aucune ne m’appartient en propre. J’ouvre la bouche et je sais que ma véritable langue, c’est le silence ». Elle définit par ailleurs le statut des trois langues qu’elle utilise : « La langue de ma mère était le telugu. Ma langue en tant que Mauricienne est le créole. Ma langue d’écriture est le français. Ma langue d’expression scientifique est l’anglais ».

Passant des déclarations de l’écrivaine à sa pratique linguistique dans les romans, l’essai sonde cette hiérarchie des langues nécessairement à l’œuvre. C’est le même constat pour la pluralité culturelle : Ananda Devi plaide pour une sortie du communautarisme vers une hybridité active et féconde entre toutes les composantes de la Nation, « une splendide pluralité ». Elle déplore la juxtaposition qui entrave l’entremêlement des langues et des communautés, la construction d’un tout à partir de tous les apports. A défaut de sa réalisation dans le réel, l’écrivaine met en scène dans ses romans, les impasses et les richesses de ce « rêve », soulignant « la fragilité du consensus de la nation arc-en-ciel puisqu’à la moindre entorse à l’interdit tacite d’ingérence entre communautés, la montée de la violence est inévitable ».

Après les langues et les cultures, le troisième point abordé est l’insularité. Ici aussi, l’écrivaine invite au dépassement des représentations exotiques qui ont figé l’île dans un tableau mensonger. Elle œuvre dans tous ses écrits à une « détropicalisation ». Les éléments exotiques sont rejetés car mortifères. Il faut approcher la réalité de l’île, l’espace insulaire étant plus un enfermement qu’un enchantement. Elle sait tenir tous les fils emmêlés de cette complexité, entre idéalisation et lucidité.  En 2021, dans Deux malles et une marmite, elle blasonne l’histoire de la construction de l’île, émanation même de la colonisation : « […] son histoire est bâtie sur la fracture, le fracassement, la fission nucléaire de l’esclavage, suivi du transport des laboureurs indiens. Elle ne s’en est jamais remise. Du moins, tu le penses. Tu as toujours senti les remous sous tes pieds, comme si, née d’un volcan, l’île reposait encore sur une lave en attente. L’île aux aubes glorieuses était un leurre. Tu entrevoyais, toi, son vrai visage, marqué par l’iniquité ».

Après avoir développé le contexte vécu par Ananda Devi, l’essai s’engage dans les œuvres pour en faire ressortir la force et la créativité. On retrouve, en lisant les romans de l’écrivaine mauricienne, ce qu’écrit Yves Clavaron de l’hybridité du roman postcolonial : « Si l’on peut parler d’hybride au sens de l’hubris grecque, c’est que la réaction de l’ex-colonisé, qui se veut proportionnelle à la violence imposée par le colonisateur passe par une volonté inflexible de devenir le sujet de son discours et de son avenir, par un retournement et un décentrement du regard européen, ainsi que par une réhabilitation de l’identité aliénée, individuelle et collective. »

Cécile Vallée interroge le statut de « femme » de l’écrivaine. Comme de nombreuses écrivaines, au début de son parcours, Ananda Devi s’impatiente d’être toujours renvoyée à son genre. Mais, progressivement, elle admet que le regard sur la société qu’elle met en scène est un regard féministe et que ce n’est pas réducteur de le constater : « […] Bien évidemment, j’ai une façon de penser féministe, je n’y peux rien. J’en suis une, parce que je réfléchis à ces tabous et ces façons d’enfermer les femmes et de prendre possession de leur corps ou de les en déposséder. Je suis donc prête maintenant à reconnaître que je suis féministe ». Admettre ce positionnement ne concerne pas que les personnages féminins de son œuvre mais aussi le regard porté sur les personnages masculins, œuvre porteuse d’une interrogation poussée et sans concession sur la société patriarcale, Le Sari vert étant peut-être la fiction qui va le plus loin dans cette dénonciation.

De romans en récits, Ananda Devi met en scène des femmes de catégories sociales diverses, son roman récent, magistral, Le rire des déesses, nous plongeant « dans l’univers des femmes les plus marginalisées de la société : les prostituées et les hijras, femmes nées dans un corps d’hommes ». L’écrivaine met aussi en scène les femmes occidentales dans la domination qu’elles subissent. Sur cette représentation sociale élargie, elle greffe ce qui unit toutes les femmes : l’enfermement. En 2014, elle déclare : « Il est évident que ces mythes parlent tous de la nécessité de garder les femmes derrière les barrières. Parce qu’une femme sera toujours un mystère pour les hommes, elle a un pouvoir secret de création et ce secret, qui peut en faire une déesse ou une sorcière, est dangereux pour les hommes. Toutes les règles sont faites pour contrôler ce pouvoir, pour déposséder la femme d’elle-même, pour qu’elle perde sa capacité de choisir pour elle-même, et plus que tout, la liberté de faire ce qu’elle désire de son corps ». La femme doit retrouver le chemin de sa féminité et ne pas se soumettre à la manière dont l’homme consomme cette féminité. Cécile Vallée écrit : « C’est donc par le corps que doit se jouer la réappropriation de l’identité féminine individuelle puisque, comme l’affirme le personnage de l’écrivaine d’Indian Tango, ‘ce corps que l’homme trouve si simple de prendre est une chose bien plus complexe et difficile, qui n’est pas seulement entravée à l’amour et à la fidélité, mais surtout à l’identité’ ».

Dans son essai, Cécile Vallée étudie trois modes d’appropriation de son corps par la femme : le sari, le rire et le désir. Le sari est déconstruit dans ses représentations exotiques pour qu’apparaissent toute la complexité et les contradictions de ce vêtement. Par ailleurs, la femme n’est pas à réduire à une (com)plainte : « Il y a aussi une guerrière cachée dans mes femmes et elles regardent la tragédie et la mort dans les yeux lorsque surviennent celles-ci. Il y a aussi un rire caché quelque part en elles, un rire qu’il me semble parfois être la seule à entendre ». Le désir est le troisième motif privilégié par la dénonciation, à la suite de l’écrivaine, de « l’hypocrisie de la pratique hindouiste », dominée  par « le phallus de Shiva ». Retrouver sa féminité est aussi le « programme », en quelque sorte, que l’écrivaine doit affronter : « Un jour, l’écriture vient vous demander des comptes. Plus de dérobades possibles ». Ainsi, progressivement, elle sort des fictions sur les autres femmes pour affronter ses propres blocages dans une écriture autobiographique.

Après ce parcours dans l’exploration des personnages féminins, de la redéfinition de la féminité et du féminisme, Cécile Vallée aborde son dernier chapitre et les chemins empruntés pour mettre en valeur la fabrique d’un univers littéraire. Les pages consacrés aux livres d’autres écrivains, ceux qu’on lit, ceux dont on est imprégnés depuis l’enfance, ceux que l’on découvre et adopte, sont tout à fait passionnantes. Ananda Devi a affirmé : « Ma survie, c’était les livres ». Dans Les Hommes qui me parlent, en 2011, elle est largement revenue sur sa bibliothèque. Pour la spécialiste des Mille et une nuits que je suis, comment ne pas être sensible au statut qu’elle accorde à ces contes où elle trouve « la parfaite démesure de l’imagination » ; contes qui l’ont bercée dès l’enfance : « Là était le cru des hommes, une verve dont le souffle fielleux traversait chaque histoire, un abîme où la geste humaine était revêtue à la fois d’or et de sang […]. Il y avait un tel déferlement de folie, une telle tornade de sensations que le livre te garda captive de Shéhérazade pendant toute la durée de ses mille et une nuits ».

Logiquement, les auteurs francophones ou anglophones des ex-colonies ne lui viennent que tardivement puisqu’ils ne sont pas enseignés dans le cursus de formation officiel. Aussitôt, elle y retrouve des accents familiers : « il te semblait que ces livres comblaient en toi un vide, un désir ». Par exemple, le Fort-de-France de Césaire vient nourrir son Port-Louis. Plus d’un écrivain est évoqué, des classiques comme Flaubert ou des contemporains comme Malcolm de Chazal ou J-M.G. Le Clezio. Ce qui la retient toujours, ce sont les écrivains qui ont bousculé les codes, les genres, les conventions. Elle trouve matière à réflexion et à création aussi bien en lisant Marguerite Duras que Toni Morrison : « Toni Morrison reste un modèle pour moi. Son exploration de la psychologie de la domination raciale et masculine, combinée avec inventivité de sa prose qui est souvent de la poésie pure, m’a confortée dans mes propres choix esthétiques à un moment où je commençais à écrire ». C’est aussi un ressourcement qu’elle cherche et trouve en lisant Virginia Woolf.

Mais visiter une bibliothèque n’est pas suffisant, il faut aussi étudier comment certaines lectures entrent, reprises et transformées, dans sa propre écriture. Cette étude de l’intertextualité pointe les livres qui forment et ceux qui nourrissent en profondeur : « Tous les écrivains plongent dans ce même océan d’histoires, dit Salman Rushdie. Tous au bord du plagiat. Il ne s’agit pas de copie mais de résonance. Ce ne sont pas les mots. C’est la musique du texte. Des rythmes nous demeurent et se transcrivent en mots ». Et comme « la littérature doit permettre d’atteindre un autre niveau de compréhension du réel, doit susciter le « ravissement de l’incertain » […], l’écrivaine se fait alchimiste et caméléon ».

L’écrivaine mêle l’or et la boue. En 2017, dans L’illusion poétique, elle affirme : « Je pense que la littérature est à même de réunir l’horreur et l’enchantement dans un même lit, et que la beauté ne cache pas la laideur mais au contraire l’amplifie et la rend plus palpable ». Réel et imagination œuvrent à donner à la fonction poétique sa force. Enrichissant son commentaire sur les romans, Cécile Vallée s’engage dans une analyse des recueils poétiques.

C’est ici qu’il est possible d’évoquer la figure du caméléon car « la vie par procuration qu’offre la littérature permet au lecteur comme à l’écrivain de se glisser dans l’Autre à la fois pour mieux se comprendre et pour mieux le comprendre ». Et l’Autre qu’elle choisit de raconter c’est le-la dominé(e), le-la vaincu(e), l’invisible, celui-celle dont on ne parle pas. La littérature n’est pas là pour apaiser mais, au contraire, pour mettre à jour les plaies, les blessures : « Transparente je reflète la couleur des âmes mais au fond de moi caché je retrouve le noir ma seule couleur. Née du noir je reviendrai au noir quand le tourbillon sera clos ». L’être humain se heurte à l’infini du monde et l’écrivaine tente de le transcrire d’une certaine façon, en bousculant ce qui est admis : « je pars de l’étroit pour atteindre le large ».

Cécile Vallée, Ananda Devi écrivaine mauricienne. Le local et l’universel, éditions Effigi Edizioni, mai 2023, 224 p., 16 €