Paloma Hermine Hidalgo : « La vérité est souvent le contraire du réel »

Paloma Hermine Hidalgo © Ewen Barraud

Rien ne ressemble plus à des mots que des phrases qui reconduisent leur sempiternel métier d’écrire. Sauf lorsque, dans l’imprévisible de la découverte, une jeune autrice bouleverse le régime de la langue, de la pensée, de la sensation.

Les coutures du XXIe siècle explosent : la langue de Paloma Hermine Hidalgo réveille des gisements sémantiques, érotiques, traumatiques, métaphysiques. Rien n’est plus comme avant dans l’espace de la Lettre qui, entrant dans des régions de turbulence, creuse des devenirs de grandes amplitudes. Le récit Cristina qu’Alain Borer fend d’une préface éblouissante, le recueil poétique Rien, le ciel peut-être, souverainement préfacé par Dominique Sampiero, agissent comme un séisme. Comme la révélation d’une voix flamboyante.

Entretien avec Paloma Hermine Hidalgo, qui, en marge de ses créations, collabore ou a collaboré en tant que critique avec Le Monde, Le Monde diplomatique, The Times Literary Supplement, Europe, Esprit, France Culture.

La fiction Cristina qui est dédiée à Marcel Moreau, le recueil poétique Rien, le ciel peut-être, la pièce de théâtre La Reine cousue, dont un extrait est paru dans la revue Frictions, et la publication, à venir en 2024, du roman Matériau Maman, dressent un temple radicalement personnel qui, à partir d’une traversée de la nuit, de la chair, du viol, de la mort, d’ébats érotiques floraux, donne à entendre une voix étrangère aux états ordinaires du verbe. Comment la langue s’empare-t-elle de vous ? Comment surgit-elle et met-elle en musique des points de sidération, des gouffres, des expériences-limites ? Comment réarticulez-vous les zones enfouies du non-sens, du hors-sens et les sauts dans l’extravagance d’une beauté qui soit comme un pari pour la vie ?

Il me semble que je vis, simultanés, deux ordres de vérité qui mutuellement se condamnent. Et dont, à mes périls, je tente d’approcher les langages d’exactitude proscrite. Il arrive que la langue s’empare de moi à la faveur de crises psychiques domptées. Cette nuit même, j’étais bourrelée d’interrogations psychotiques sur le langage et l’alphabet, auquel il me semblait manquer des lettres…  Il n’est sans doute de véritable écriture qui ne porte en elle cette douleur : celle de savoir à jamais méconnu le langage de ce monde où nous sommes les voix mêmes de nos disparitions. Se rappelle-t-on Wittgenstein ? : « À celui qui dit “J’ai un corps”, on peut demander : qui parle avec cette bouche ? » Ou Artaud ? : « J’ai un corps qui subit la vie et qui dégorge la réalité ».

Concrètement, comment j’écris ? S’impose, chez moi, l’évidence des rythmes, des couleurs, des parfums – le chatoiement d’images féeriques comme paroxysmes d’expériences sensitives. Je suis assaillie par des sommations, dont je ne sais si elles tiennent du « trouble psychotique jugulé » ou de la synesthésie multimodale. J’écris « brûlure », et, bingo !, la couleur absinthe jaillit, puis, là, il me faut un arôme de safran, puis une ligne d’afro-jazz, puis, une rupture obscène, ou, tiens, une mélodie de Schoenberg. De « mini éclats psychotiques » sous crâne ; joie térébrante de forer, comme je peux, la langue. En moi, cela babille, lapsusse et bafouille ; ça crie silencieux, ça achoppe contre le mur du sens, allitère à plus soif, le son enfin donnant le sens comme dans un chant perdu. Le cérébral est organique. À même la pulsion. J’aimerais que mon écriture capte ainsi le non-sens, le hors-sens, la sidération, la pensée à vif, bien avant que le sens établi ne l’ait pervertie. Or, sans doute ma nécessité d’écrire est-elle désarmée par celle de désécrire, de tenter d’éprouver, dans le baroquisme ou la ténuité même du verbe, détourné sitôt que proféré, l’au-delà même de la littérature. Et peut-être même de la culture.

Le chatoiement baroque, la démesure dans la désarticulation-réarticulation de la syntaxe, dans la bouture des mots, des sensations, se construisent dans un jeu de monstration et de dérobade, d’indétermination et de conte de fées pour petites filles innocemment perverses, lequel dispositif poétique brouille le contexte, joue à cache-cache avec les référents. L’absolue liberté du dire, des creusements du fantasme, des pulsions, de la violence dont vos textes témoignent est sœur d’une fréquentation intense de l’indicible. L’imaginaire, ou plutôt le monde de l’écriture que vous déployez, libère un royaume gravitant autour d’une figure maternelle ambiguë, bifide, autour de l’enfance ravagée, de personnages d’ogres, d’ogresses, de fées, de fantômes, autour d’amours saphiques épicées de jeux SM. Piqueté, voire cinglé de tournures en ancien français, le merveilleux permet de dire l’innommable, de l’approcher par un art des alliances entre flashback et expériences présentes. Comment vivez-vous le rapport entre écriture et territoires mystiques de l’indicible ? Entre immanence du verbe et trouée d’une transcendance, entre envol de la lettre et abordage de l’énigme du désir ?

J’invoquerais ici la triple assise du christianisme, dans son sens initial grec plutôt que romain : confiance dans les mythes ; espérance devant le mystère ; grâce qui sauve. Cette mystérieuse activité, « écrire », est pour moi pratique rationnelle du logos et, tout à la fois, expérience mystique ; voix monacale, aussi bien, transparente aux mythes et aux rites. Le son, dans mon écriture, nimbe le sens et l’irise, le traduit et tente de le maintenir mystique : je m’efforce à cette musique, tendue vers le vide, découvrant ce qu’il recèle, pour le couler en une architecture que j’aimerais océanique.

Si le langage risque d’être jeu et imposture, qu’il puisse aussi être autre chose : ce moyen pour découvrir le lieu et la formule, le chemin obscurci du salut. L’inapaisable féerie de mon écriture est peut-être liée à l’impossibilité de parler vraiment le langage de l’enfance et du sexe, de rejoindre vraiment la source perdue – comme si pareil langage pouvait s’écrire, avait jamais existé… Or, l’élan amoureux de la chair demeure selon moi une voie d’accès au mystère. Ma vocation est d’aimer. Inconditionnellement. Avec le conte pour viatique dans mon errance chérubinique. L’oraison, par exemple, dans Rien, le ciel peut-être, transcende le conte ; elle est pour moi comme la manifestation énigmatique et limpide de l’autre monde.

Transcendance, dites-vous ? On peut vivre, à mon sens, sans foi religieuse ; nullement sans transcendance. On peut librement se situer au-dessus des dogmes (chrétien, hindouiste…), dont le dénominateur commun est l’aspiration de l’être à un au-delà. Cet au-delà, je pense qu’il nous appartient de le vivre ici-bas, dès maintenant. Mon au-delà, c’est la vie intérieure que je me crée, qui m’exhausse au-dessus de moi-même. Cette religion de l’Homme, pour le dire avec Albert Camus, est pour moi la seule admirable.

Inscrits dans une crudité luxuriante, bouturant archaïsmes et néologismes, tournures d’ancien et de moyen français et réinventions du matériau langagier, vos textes sont empreints de réalisme magique (si présent dans la littérature hispano-américaine), d’un hermétisme sophistiqué et sensuel. Votre ligne de crête et d’abysse : l’absence de tabous. L’immersion dans l’inceste entre mère et fille. Des apports lexicaux, syntaxiques revenus des dixièmes-treizièmes siècles (ancien français), remontant les rivières linguistiques depuis le quatorzième et quinzième siècles (moyen français) émaillent les poèmes en prose de Rien, le ciel peut-être. Manière de dire qu’à l’instar des êtres perdus, de la mère morte, des disparitions, le temps est à la fois éternel et réserve de passé à retrouver. Quand vous vous adonnez à un corps à corps avec la genèse des langues, est-ce lié à l’exploration du monde de l’enfance que vos textes donnent à sentir ? Quels rapports tissez-vous entre chants et vertiges érotiques, entre chair des mots et peau des corps ?   

Ma langue est en effet peuplée d’autres voix, de tropes et lexiques d’autres siècles, enchâssés en elle. Et j’aime tant, en effet, le réalisme magique… contre l’obscurantisme de notre époque, celui qui refuse toute lumière autre que celle d’une raison aride, désincarnée. J’aime, oui, la littérature d’Amérique latine, ce « réalisme halluciné », dont parlait Roger Caillois. Mon tempérament n’a rien de classiquement français ; je suis sans doute un peintre hispano-flamand qui écrit !

Mes mots ? Leur mètre, dans Cristina, est celui du halètement : phrases brèves, hachées de ponctuation, asyndètes. Leur inspiration est d’ordre obsessionnel : le mot Maman, dans Cristina, La Reine cousue, Matériau Maman, se répète ainsi inlassablement. Syntaxiquement, le texte peut se caractériser par des archaïsmes de construction (par exemple, l’antéposition du pronom régime devant le verbe qui le régit) ; des zeugmes impliquant la fusion de deux constructions incompatibles pour le code linguistique de notre époque, mais qu’une drôle d’ellipse associe ; des ruptures sur le plan prosodique, etc.

Le langage poétique ne parle pas le langage de la communication ; il ne signifie pas plus qu’il ne véhicule d’idées ou de pensées, mais suggère, en mots connus, des chants, des vertiges, oui… La fonction du poète est peut-être avant tout, de restituer au mot, émoussé par un usage corrosif, son sens naïf ou natif. « Ce vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue, et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole », comme l’écrit Stéphane Mallarmé. L’ambiguïté, fonction poétique par excellence pour Roman Jakobson, je tente de la pratiquer en désignant un objet en dénotation, mais en ne le rendant réellement signifiant qu’en connotation, à un niveau second : le sens des mots peut apparaître avant leur signification, dans le cas des mots-valises, notamment, ou, selon une lecture plus savante, dans l’étymologie et la « genèse des langues ». Je crois que je donne au signifiant sa primauté, sans doute, à mon insu, en dé-conceptualisant l’écriture et en mettant en évidence le côté palpable des signes, à savoir leur caractère rythmique et sonore : « Ce n’est pas avec des idées que l’on fait des vers mais avec des mots », Mallarmé encore.

« Guettant le crépuscule, toute givrée de sueur, je grappille des nèfles. Souvent, la peur me gagne. Je trouve refuge sous une charmille où frétillent les lézards, je rampe au pied des vignes, parmi l’ortie, le houx, la ronce, surveille le portail par lequel je crains de le voir rentrer. J’imagine mille fois la suite : avant de me violer, il me demande de lui faire un café ; je le lui sers, soumise, tramant un sortilège pour déjouer ses plans » (Cristina). Rhizomes de couleurs affranchies de leur réduction à des qualités, pratiques de ce que j’appellerai anacrouse poétique, art des masques et de la mise à nu, tournoiement floral de Cristina autour de tableaux entre césure syncopée et flux continu d’images obsédantes, gravitant autour du prédateur-ogre qui viole la fillette, autour de la mort de la mère, pétales de Maman qui voltigent entre la séduction, l’impitoyable et la douce cruauté… Peut-on parler chez vous d’un fétichisme de l’écriture, proche de la fétichisation des parures, des matières, des vêtements ?

Fétichisme ou autotélisme ? L’écriture, selon moi, est mue par une pulsion qui porte en soi sa propre finalité, elle s’engendre comme un discours à part, lequel, obéissant à sa propre logique, contredit l’usage du code de l’époque, en ce qu’elle refuse la portée véhiculaire de l’écriture d’une part, comporte d’autre part des structures syntaxiques et sémantiques impropres à exprimer les articulations logiques de la pensée. Une écriture de l’allusion et de la rupture, telle m’apparaîtrait davantage mon écriture, qui ne saurait, je crois, se référer à un modèle – la langue-norme – ni se réduire à un simple écart – de langage. Il est peut-être autre, ce « chant du signe » porté, quelque part, à l’éréthisme !

Dans Rien, le ciel peut-être, vous écrivez « Nos ombres coulent sur le bois. Tu pourrais, ce soir, t’attendrir à mon flanc, mais cingles à plaisir d’une cravache rosie. Nerfs blonds enlacés — leurs tresses veinent mon flanc ». Votre écriture est éminemment physique, corporelle, tactile, tout en se tenant dans l’adombration. Votre recueil Rien, le ciel peut-être s’ouvre sur : « Je te magnifierai, putain, si tu me donnes la main — plante docile qui, dans sa pause muette, sans mouvement ni tiédeur, se refuse en toute chose », et, glissement de tango, se clôture sur « Je te magnifierai, Maman, si tu me donnes la main — mais quel crime t’enseigne à m’offrir ces lèvres, à darder en alliance ta bouche de tribade ? » L’écriture (ou d’autres créations, d’autres expériences) réussit-elle à transmuer les points d’horreur, les trous noirs traumatiques en jouissances ? Je songe à la phrase de Cristina, proche du « qui perd gagne » des mystiques : « La mort entre mes jambes est une brassée d’azur ». Vous semble-t-il que le verbe redonne quelque part le perdu sous une autre forme même si la perte est sans relève comme vous l’écrivez dans Cristina : « Je bois à petites gorgées, fixe en haut, sur le mur, le carré marquant la place des bottes de Maman. Nul sacrifice, nul pacte qui puisse me la rendre. Rien que l’attente, le silence » ?

Le désir, équivoque, innerve la relation esthétique de mes personnages au monde et à cette figure tutélaire de Maman. Ce désir dont je fais l’anatomie n’est pas un simple besoin : c’est un absolu qui passe par le défilé des névroses, des salacités et des perversions, et s’accompagne bien souvent de cruautés sadomasochistes – car le désir prend ses racines dans une perte initiale impossible à annuler. Vous savez, ma propre naissance, chute vertigineuse dans le réel, constitue la perte absolue dont je ne parviendrai jamais à me consoler, sauf à la rejouer sur le mode sadique. Les poupées de Rien, le ciel peut-être apparaissent souvent comme des esprits dégradés par l’érotisme, habitantes de l’enfer sadomasochiste, sujets devenus objets.

Quant à Cristina… Ce monde de mon enfance où partout les anges officient dans les abattoirs, ce monde d’étoiles, de couronnes de bleuets, où psaumes et prières, louanges à Marie, accompagnent la cyprine et la sève qui suintent… à ce monde il me fallut trouver un salut – fût-il un autre monde, chtonien. Il me fallut tenter l’expérience d’un dédoublement de ce monde, où l’envers eût valu peut-être mieux que l’endroit. Abysses en manière de paradis, cieux aux nuages de limon, communisme mystique et communion profane : cette rédemption n’en vaut-elle pas d’autres ? Je crois que, dans un rapport non imaginaire – un rapport d’où le jeu des forces est proscrit –, il n’est pas de pensée ou de sentiment qui ne se mue en son contraire. Ainsi, la privation devient-elle vite offrande, le mépris consentement, la souffrance sentiment de la présence, et la vertu une couronne de grâce sans cesse dérobée.

Un mot sur les personnages centraux de vos textes, les animaux, les plantes surtout, les paysages, qui participent à la mise en place d’un monde panthéiste entre la biogéographie de Julien Gracq et le devenir-île de Robinson dans Robinson ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier. L’empire de la sensation vous permet de nous enfouir dans la matérialité des éléments, les parfums des fleurs, la beauté des arbres, la saveur des fruits, la vie secrète des jardins, les odeurs de la campagne liées à « l’odeur de Maman » (Cristina), les fourrures, les robes, les rubans, les extases cosmétiques et capillaires… 

Doit-on plaindre mes personnages d’enfants violées, que leur marginalité condamne au tragique ? La tendresse que je témoigne à ces innocentes inciterait, plus sûrement, à y voir les porteuses d’une vérité poétique (et spirituelle) dont nous n’avons su garder le secret. Or, telle est, sans doute, ma douleur, la douleur existentielle de ces poupées-qui-sont-moi : la vie, le langage, s’ils s’identifient au monde jusqu’à s’y mêler sont, comme celui-ci, pétris d’ambivalences ; rien de ce cosmos n’est univoque ni stable, tout vrille, facteur d’actions contraires. Ainsi de l’éclair, incendiaire ; de l’amanite tue-mouche avec sa « méchanceté secrète » ; ou de la parade des oiseaux, portée, autant que par une pureté mystique, par l’exigence d’une pensée qui s’y confond. Leçon de joie, sans artifices. Et d’amour. Mes textes expriment ce chant d’une nonne défroquée lançant des litanies d’amour elle ne sait trop à qui – si ce n’est au grand tout.

Une nature-culture, disons-le, aux subtiles ramifications : car tout est lié, tout forme un système de significations : rien n’est là pour le simple décor mais pour camper un univers psychique, qui parle de et à l’inconscient. Aussi le monde se charge-t-il d’une sensualité paroxystique qui tient le plus souvent à un mot évocateur d’un goût (menthe…), d’une odeur (crottin…) ou d’une couleur (lavande, ponceau…). Dans Cristina : une mère complice d’un univers de fard à joues et de viols, de rubans et de gifles ; un univers barbare, coquet et halluciné, de plumes, de satin, de boues, sous un ciel bas et sombre qui a basculé dans un « lac d’eau et d’acier ».

J’ai moi-même grandi dans la nature comme une herbe sauvage. Que faire si ce n’est voir quand on est née parmi la fange ? Si ce n’est voir et décrire cette tourbe du Berry, s’étendant à perte de vue jusqu’à l’Océan, l’Océan lui-même vu comme un champ de colza d’une luxuriance qui ne pouvait qu’en annoncer d’autres, au-delà de cet Océan, quand je partis avec Maman pour la Floride, à neuf ans. Mon enfance fut toute de violence. À quinze ans, mourir allait de soi ; j’avais « tout » vécu. Mais j’ai choisi la vie.

Au plus loin des néo-écritures tribales actuelles, des écritures blanches, desséchées, exsangues, des langues expérimentales ayant succombé à un classicisme saisonnier, vous créez une langue nourrie d’une sève allant dans les deux sens — le lointain passé d’un français médiéval, renaissant, baroque et les cristallisations d’un plus-que-français, d’un autre-que-français qui vous est propre. Que répondriez-vous à ma perception d’un style floral-minéral, de phrases végétales qui, paradoxalement, sont taciturnes, obliques à même leur profusion sèche car, chez vous, l’oxymore règne parfois en maîtresse de cérémonie ? Vous bousculez hardiment le vers, le non-vers, vous les incendiez dans des registres éperdument érotiques et des transes visionnaires mystiques…

Je crois que mes textes mettent en jeu un univers fondé sur une série d’oppositions, un système d’antithèses : hommes vivants et femmes poupées, baroquisme et classicisme, esprit et matière, rêve et réalité, mythe et dégradation du mythe. Mon écriture est vraisemblablement caractérisée par sa sensualité florale, oui, translucide, immatérielle, docile au souffle de la fantaisie la plus lunaire – fût-elle lubrique. Je voudrais, par mes textes, tenter de créer des objets, des univers paradoxaux défiant toute tentative de normalisation ou de récupération signifiante, autrement dit : des textes crus, vivants, jouant à la fois sur la profusion littéraire et sur l’oralité.

Mes textes fourmillent de scènes obscènes, mais le sexe qui m’intéresse avant tout n’est pas celui du pornographe ; c’est celui du réel non enfoui sous une chape de sens, et tel qu’il surgit du frottement poétique des mots. Je dirais que écriture mobilise le sexe comme « auxiliaire de l’art » ; que mon anatomie du désir s’énonce en effet sur un mode poétique, qui comprend aussi la décharge phallique et virile sans se restreindre à son pouls ; le tout selon le mode de l’épiphanie joycienne, sous forme de surgissement poétique, d’archaïsmes intempestifs ; une matière brute, crue, que n’a pas encore investie la conscience réfléchissante et discourante – le sens reste dans ce cas en souffrance.

À cet égard, la langue qui s’impose à moi, par son opulence, son déploiement baroque, est une langue de l’inconscient, obéissant à sa logique propre, et tentant constamment de s’inventer. Langue volontairement étrange, par endroits : écrire, pour moi, c’est forger durablement les mots pour les sauver de leur vacuité, de leur vanité. Ma langue, elle, est à rebours des modes actuelles et passées. Loin du « écrire comme on parle ». Car écrire comme on parle, c’est aussi écrire comme parle le On, l’opinion commune, c’est toujours, finalement, servir le langage de la servitude.

L’invasion des temporalités, du passé et du présent se prolonge dans un tournoiement de polarités du Je et du Tu, dans un glissement des instances d’énonciation comme si le réel et la langue étaient en crue. Pensez-vous que cette absence de frontières entre plans perçus ordinairement comme distincts (bien que soumis à des empiètements) résonne comme une basse continue, une pulsation séminale et musicale de votre écriture ?

Mes textes oscillent entre théâtre et poésie, incantation et litanie. Leurs thématiques favorisent une narration brusquée par l’émergence d’images du passé et par des digressions et, en effet, par ce tournoiement de polarités que vous évoquez si finement. Faune, flore, confusion des règnes : le monde, pareillement, est soumis à une pulsion érotique qui imprime sa cadence séminale au décor, aux figures mêmes. Priorité est ici donnée aux lois du désir et du corps ; par là, je pense peut-être rencontrer l’analyse d’Yves Bonnefoy, qui, en 1947, avec son Anti-Platon, récusait la théorie platonicienne de la domination des idées intemporelles sur le sensible.

Comment habitez-vous dans ce territoire nommé écriture et quelles sont les passerelles, mais aussi les ruptures de lien, entre l’écrin de l’écrit et le monde extérieur ?

L’enjeu de l’écriture est pour moi d’ordre ontologique : j’écris pour défendre ma solitude. Et tiens mes trois premiers livres pour des « autobiographies féeriques ». Formule paradoxale, car elle conjoint deux modes antinomiques, tant le terme d’autobiographie, dans sa forme héllénisante, prétend à une vérité sèche, factuelle. Le conte de fées, lui, n’est pas vrai, mais dit vrai. À la conception positiviste, j’oppose une vision ontologique selon laquelle une histoire amputée des révélations mythiques ou féeriques ôte la possibilité d’une véritable expérience. Qu’on songe : la parole poétique au sens étymologique du terme est création, chant venu d’une source purifiée des fantasmes. La vérité n’est pas le réel, elle en est même souvent le contraire.

Comment le réel de la langue vous traverse-t-il ? Quelles sont les puissances de la littérature qui lui permettent de plonger dans la plaie et de la rendre viable ? Je citerai ce que je vous écrivais à la lecture de votre renversant texte inédit, Pupa : « Éblouissement. Votre texte est souverain, d’une hauteur inégalée, d’une beauté à faire trembler la Terre sur son axe, troublant car il réveille ce que les sociétés taisent, les forges de l’inconscient, des désirs se jouant de toute Loi, car il plonge dans la nuit des corps, au-delà de tous les interdits. […] j’ai traversé votre univers d’éros et de ronces, de poupées violées et de cyprine étoilée, j’ai pensé à Penthésilée de Kleist. Vous magnifiez l’obscène, la beauté, car toute beauté est obscène. »  

Ma langue vient de l’enfance, du vert paradis baudelairien « plus loin que l’Inde et que la Chine », une enfance où, dans une manière de cratylisme, les mots coïncident avec les choses. Et je crois qu’il y eut dans mon enfance (toute enfance ?) la découverte d’une vérité jamais oubliée, seulement dérobée : celle de la sujétion de la vie à la mort, la promesse faite par l’enfant de vivre pour savoir mourir, soit, dans mes textes, le mouvement de l’écriture. Le logos, aussi bien, ne se déploie pas dans la seule abstraction, n’abandonne jamais la vie charnelle ; la raison porte en elle l’irrationnel de la plaie en le subsumant. Dans La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil fustige l’imagination lorsqu’elle se perd dans le fantasme, fuyant la réalité. Je recours pour ma part à la métaphore, celle qui tente de bâtir une symbolique donnant à voir toute la réalité naturelle et surnaturelle.

Paloma Hermine Hidalgo, Cristina, préface d’Alain Borer, éditions Le Réalgar, 2020 (réédition 2023)
Rien, le ciel peut-être, préface de Dominique Sampiero, éditions Sans escale, 2023
Matériau Maman, éditions de Corlevour, à paraître en 2024.