Lise Foisneau : Ces voyageurs immobiles (Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo)

Kumpania © Valentin Merlin / éditions Wildproject

Il existe probablement autant de façons d’écrire et de faire de l’anthropologie que d’anthropologues. Malgré les méthodes supposées communes, les approches et les écritures varient, donnant lieu parfois à des chefs-d’œuvre qui se lisent comme des romans. La différence tient dans ce que d’aucuns pourraient nommer le regard (de l’anthropologue) ou mieux encore la perspective.

La perspective ne se réduit pas à la position ou au point de vue du chercheur sur autrui, mais résulte d’un ensemble de relations, d’attitudes, d’idées, d’affects qui naissent de rencontres et modifient sans cesse la compréhension des mondes partagés avec d’autres. Il s’agit d’envisager alors une anthropographie, terme que je préfère au plus usuel « ethnographie », afin de rompre avec l’ethnicisation de la vieille tradition coloniale. Kumpania, de Lise Foisneau, fait partie de ces anthropographies qui bouleversent bien des perspectives concernant l’anthropologie réalisée avec des collectifs nommés « roma », « tsiganes », « gitans », « manouches », etc. Elle s’inscrit dans les pas d’un grand anthropologue en la matière, Patrick Williams, qui lui-même a partagé la vie des personnes dont il savait si bien parler du fait d’un décentrement permanent avec la vision classique et souvent essentialiste de ce champ ambigu de la dénommée « tsiganologie ».

 

Rompant définitivement avec une logique identitaire, la perspective de Lise Foisneau est d’emblée hétérogène, multiple, pluri-dimensionnelle. En partageant avec son compagnon, pendant de longues années, le quotidien des Kumpania de ceux qu’elle va désigner comme « ses voisins », les « Roms de Provence », elle démultiplie les approches, les récits, les interprétations et les analyses. Intriquées à cette expérience, à l’intersection des mondes gadjé et romanès, l’écriture singulière et la construction circulaire de l’ouvrage consacrent ce renouvellement plus que salutaire de l’anthropologie. La dynamique de ce texte tient dans une exploration de la matérialité quotidienne d’un monde romanès tout en replaçant les dires et les mouvements dans l’historicité qui le constitue. Jamais coupés des logiques politiques qui contraignent ce monde en mouvement, Lise Foisneau prend le parti de montrer comment il est en fait pluriel, à la confluence des mondes romanès encastrés. Généralement inconnu des voisins non-roms, il produit lui aussi ses propres logiques politiques, au cœur des frictions internes et externes aux Kumpania.

C’est donc par des récits de relation avec l’anthropologue et son ami que s’ouvre et se referme l’ouvrage : suspectés au départ d’être des « shmitts » (des policiers), ils deviendront finalement marraine et parrain d’un enfant rom dont les parents se plaisent à imaginer qu’il sera ainsi un peu gadjé. Entre ces deux extrémités, le lecteur parcourt le chemin qui inscrit les nouveaux arrivants dans un monde de relations : « Pour partager la vie de mes ‘voisins’, il m’a d’abord fallu renoncer à les faire entrer dans des catégories », annonce l’autrice.

À l’encontre d’une approche catégorielle, Lise Foisneau nous amène à penser les collectifs romani par la dynamique du mouvement et de la relation, concept clé de tout l’ouvrage. Toutefois, ce n’est pas le mouvement si souvent associé au voyage des gitans, fantasmé en « nomadisme », que décrit l’autrice : au contraire, il s’agit de comprendre le processus constitutif du sens donné à la vie par le biais d’une constellation de singularités qui ne cessent de se rencontrer, de se perdre et de se retrouver en des lieux choisis. Au cœur de ce qui pourrait être envisagé comme un mouvement perpétuel d’agencements collectifs (pour reprendre des termes de Deleuze et Guattari), les individus se lient, se délient et se relient au travers de multiples règles sociales et d’imaginaires partagés : le khetané (vivre ensemble) constitué par l’action de se rencontrer (arakh) sur les places, est indissociable de la bax (chance, force invisible qu’il faut saisir), de la chine (chinav, action de chiner), et de la régulation des relations humaines par le contrôle des femmes (marimé) et du règlement des conflits par les hommes (kriss).

Résister à l’identité, à l’identification, à l’assignation à résidence, à la classification et finalement à l’assujettissement du monde Gadjé au sein duquel les Roms de Provence sont contraints de vivre, ne passe pas par la construction de discours dans les termes mêmes de ceux qui dominent. Résister suppose au contraire de prendre un autre chemin, de continuer de vivre et de penser d’une autre manière, de renforcer la labilité des positionnements. Ainsi, l’éducation des enfants doit s’entendre en ce sens, celui de la perpétuation du savoir-faire d’une kumpania, d’une re-création entre eux d’une kumpania en miniature.

Perpétuer cette singularité de chacun au sein d’un réseau serré de relations humaines repose sur un grand nombre de connaissances fines du monde romani et des relations tissées avec l’extérieur car « la singularité est inextricable à l’assemblage des personnes et des lieux à un moment donné ».

En résistant elle-même à l’ensemble des catégories éculées de l’anthropologie, Lise Foisneau donne à voir et entendre ce qu’est une Kumpania : tout sauf une chose, une totalité, une communauté, un groupe codifié. Il s’agit au contraire d’un assemblage de personnes en « reconfiguration constante », « un collectif singulier dont la rencontre assemble des personnes, qui ne sont pas toujours les mêmes, dans des lieux différents », « un assemblage d’éléments singuliers ancré dans un lieu lui aussi singulier, assemblage appelé à se fragmenter et à se recomposer de façon imprédictible dans un autre lieu, ouvrant à de nouveaux modes de cohabitation ».

En choisissant d’aborder l’espace par son milieu, les places, l’anthropologue dévoile au fil de l’ouvrage le rôle central de l’ancrage territorial (than) sans appropriation de territoire, mais en tant qu’espace vécu et agi. Ainsi la kumpania, qui doit vivre et « s’encastrer » dans les espaces des autres (les Gadjé), prend une forme politique du fait de sa persistance au creux de cette désappropriation imposée. Elle occupe alors les espaces inhospitaliers en y inscrivant ses émotions, sa mémoire, ses traces, son histoire, de manière indélébile. Ce « monde de lieux » est indissociable du vivre ensemble : le kethané (« être lié ensemble par le lieu où l’on vit ») affirme cette puissance fondatrice des lieux. Et là encore, Lise Foisneau déconstruit tous les poncifs : « Contrairement à une idée reçue, les mondes des Roms sont moins des mondes en mouvement que des mondes de lieux ». Ces voyageurs immobiles occupent des points qui les relient, mais font bien peu de cas des lignes qui forment les trajets entre ces points.

Malgré le contrôle permanent de l’État sur ces places, et plus particulièrement sur les aires dites d’accueil, contrôle que l’autrice décrit dans ses moindres détails d’infantilisation et d’humiliation, le temps des Kumpanii s’impose dans les pratiques, les gestes, les départs discrets et les retrouvailles émouvantes. Entre les moments du « rien » (khanci) et ceux de l’événement (bayo), il faut anticiper sa chance (bax) : une occasion à saisir, des correspondances à entrevoir, des signes à comprendre. La philosophie qui émane de cet enchâssement entre les pratiques, les paroles, les principes, les gestes, les signes, etc., s’élabore avec une grande profondeur.

La dernière partie du livre, qui entre plus spécifiquement dans les rythmes de la kumpania, ouvre au lecteur un monde romani abordé d’une façon tout à fait nouvelle. Ainsi, pour la première fois, une analyse de la place et du rôle politique des femmes romni nous donne à penser autrement les rapports de genre et les actes souvent mal interprétés comme la lecture des lignes de la main ou le marimé.

Sans jamais généraliser ni céder au culturalisme, Lise Foisneau analyse avec minutie la vie qu’elle a partagée avec ses voisines et voisins de caravane, confirmant la spécificité de chaque groupe que les Gadjé (et les tsiganologues) agrègent systématiquement sous une seule étiquette communautaire. Au point qu’en conclusion, elle en vient à affirmer que la capacité à se réinventer en permanence, cet art de la plasticité des relations, oblige à penser le « monde des mondes » romani dans lequel elle a vécu comme un monde « individualiste ».

Cette manière radicale de reprendre à nouveau frais les interprétations anthropologiques ne sera pas sans effet sur l’étude d’autres mondes romani, car si les Roms de Provence ont des pratiques bien spécifiques, la perspective de l’auteur invite à repenser totalement la façon d’entendre et de regarder les collectifs avec lesquels nous vivons. Il s’agit donc bien d’une question de perspective car, au-delà de tout ce que nous apprend ce livre, il nous invite aussi à reconsidérer l’anthropologie sociale et politique de manière radicale.

Lise Foisneau, Kumpania. Vivre et résister en pays gadjo, éditions Wildproject, mars 2023, 424 p., 25 € — Lire un extrait