La rentrée littéraire voit aussi la publication en poche des grands romans de la rentrée précédente. Parmi eux, Tenir sa langue de Polina Panassenko, récit aux accents autobiographiques, dans lequel Polina, la narratrice, cherche un beau jour de sa vie d’adulte à récupérer son prénom russe qu’à sa naturalisation française l’État Civil a francisé en Pauline. S’ouvre alors un texte qui, interrogeant la langue et l’accent, sonde le départ de la Russie à l’horizon des années 90 et l’arrivée en France, à Saint Étienne. Critique et entretien avec l’autrice, tous deux publiés sur Diacritik lors de la sortie du livre en grand format en 2022
Critique de Christine Marcandier :
Tenir sa langue de Polina Panassenko, récit à hauteur d’enfant comme de l’adulte qu’elle est devenue, entre rage et tendresse acidulée, provoque sourires et larmes. L’entre-deux est l’espace même qu’occupe ce récit, jusque dans son sujet : écrire une vie entre deux cultures, deux pays et deux langues. Née Polina en Russie, la narratrice deviendra Pauline à son arrivée en France, après la chute de l’URSS, quand ses parents choisissent Saint-Étienne et l’exil. Vingt ans plus tard, elle décide de retrouver ses racines donc son prénom et engage une procédure judiciaire au tribunal de Bobigny. « Ce que je veux, moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur (…).
Je veux croire qu’en France, je suis libre de porter mon prénom de naissance. Je veux prendre ce risque-là. Je m’appelle Polina ».
L’entre-deux n’est pas un l’un ou l’autre, c’est bien un l’un et l’autre. Russe, Polina l’est demeurée, même naturalisée française. Française, elle l’est quand elle retrouve ses grands-parents russes durant les grandes vacances. Et à Saint-Étienne, elle est cette enfant scindée, Polina dans l’appartement familial, Pauline à l’école. C’est cet apprentissage d’une complexité identitaire et d’un exil à soi, un équilibre complexe à trouver que narre ce premier roman époustouflant, porté par un sens comique qui sait, au détour d’une phrase, se muer en piques cinglantes. Tout, du sujet aux registres pour le dire, en passant par les changements de tons et de rythmes ou le jeu silence/parole libérée, travaille un entre-deux dont le roman tire sa puissance. Tenir sa langue, ce n’est pas seulement éviter de dire, se retenir de divulguer un sujet, c’est aussi refuser de dompter sa et ses langue.s, ou sa rage, c’est retrouver ce qui semblait absurde à l’enfant et le donner à ressentir au présent au lecteur. C’est avoir la pudeur de l’humour quand ce qu’on finit par dire, parfois en creux, parfois dans des aspérités volubiles, est si douloureux.
La question du nom, ce Polina francisé en Pauline que la juge de Bobigny trouve d’abord si conforme au modèle d’intégration français, pose la question des filiations. La grand-mère juive avait elle aussi connu ce principe de naturalisation onomastique après avoir fui les pogroms d’Ukraine et Lituanie. En 1954, Pessah avait été russisée en… Polina, manière d’effacer une origine ou de la cacher. Que Polina soit francisé en Pauline serait donc une double rupture, avec l’histoire de sa famille comme avec soi. Accepter de porter cet étrange(r) prénom français reviendrait à hériter de la peur — changer de prénom, c’était éviter d’être désignée comme juive ou russe, se fondre dans la masse anonyme. Renouer avec Polina, en France, signifie au contraire un retour à l’héritage, une acceptation de la transmission — tenir au lieu de (se) plier.

Devoir remplir un formulaire CERFA pour le tribunal enclenche un processus romanesque. Polina Panassenko raconte son enfance russe, l’attrait de l’Ouest, le premier McDo ouvert à Moscou, et le refus buté de la grand-mère de goûter même un bout de frite américaine. Elle dit l’appartement communautaire et la datcha, les repas du Nouvel An concoctés avec la NZ (« Néprikosnovenyï Zapas. Réserve intouchable »), les recettes préparées « en se passant des ingrédients qui manquent » et en se demandant, une fois le plat goûté, « si le résultat peut encore porter le nom du plat ou pas ». Sa mère et Tiotia Nina estiment que pour la charlotte aux pommes, « en dehors de la farine et de la margarine, on pouvait se passer de tout. Si on n’a pas de pommes, il suffit de l’appeler Charlotte tout court ». Le détail est drôle, il est tout autant chargé de mélancolie — la mère de Polina meurt jeune —, il condense le manque et la manière dont, autour de cette enfant, tout peut brusquement basculer et changer de nom. C’est amusant et inventif quand il s’agit d’un gâteau, bien plus déstabilisant quand le pays dans lequel on vit, l’Union Soviétique, (re)devient la Russie ou qu’on apprend que, du côté de sa grand-mère paternelle, tout le monde a été contraint de changer de prénom…
L’enfance de Polina est celle d’un apprentissage, non pas des codes sociaux comme dans le roman de formation traditionnel mais des langues. Quand sa famille s’installe à Saint-Étienne, il lui faut aller à la materneltchik sans parler un mot de français. Elle écoute, tente de reproduire phonétiquement ce qu’elle entend, doit admettre que « sava » en français ne signifie pas hibou comme en russe — « Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire « hibou » pour se donner des nouvelles ». La petite fille évolue dans un monde épais, obscur, sans repères, dans lequel la narratrice nous plonge avec ses phrases émaillées de néologismes phonétiques et de mots russes. Pourtant peu à peu des îlots de sens se dessinent, le territoire s’éclaircit, une autre patrie peut-être, celle de l’ironie, figure même de l’entre-deux. « Russe à l’intérieur, français à l’extérieur. C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève ».
Polina sera bientôt la seule de sa famille à parler français sans accent. Mais, quand l’été on retourne en Russie pour les vacances, il faut cacher qu’on vit en France (la peur, toujours), tenir sa langue — « Ça m’inquiète. En français je sais qu’on crie « aïe » mais le problème c’est qu’en russe on crie « aïe » aussi. Comment être sûre de crier « aïe » en russe et pas en français ». Surtout, il faut vivre avec les pertes de mémoire de la grand-mère, les hospitalisations de la mère qu’on cache aux grands-parents (tenir sa langue, toujours), autant de moments compliqués qu’aucun apprentissage linguistique ne peut éclairer et qui sont comme de nouvelles pertes, de tabous, tout ce que « la langue évite ». Comment trouver un équilibre dans les déracinements et exils, où est-on soi, comment remettre sa langue en mouvement quand celle-ci est « gelée. Pleine de mots immobiles » ? Écrire est sans doute aucun ce lieu, l’espace d’un équilibre doux-amer que Polina Panassenko tient merveilleusement.
Entretien de Johan Faerber avec Polina Panassenko :
Comment vous êtes-vous décidée à composer un récit sur la perte de votre prénom russe Polina qu’à votre naturalisation, l’Etat Civil en France a francisé pour Pauline ? Qu’est-ce qui vous a ainsi poussée à écrire sur cette perte de prénom telle que vous l’écrivez à madame la Procureure en ces termes si vibrants : « Ce que je veux moi, c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur. Faire en France ce que ma grand-mère n’a pas pu faire en Union soviétique » ? Puisque votre prénom Polina est au centre du récit, peut-on, selon vous, parler de Tenir sa langue comme d’un premier roman aux accents autobiographiques ou bien plutôt d’une autobiographie aux accents romanesques ?
Il y a d’abord eu le désir d’écrire l’entre-deux langues et donner à l’accent une place à l’écrit. La question du prénom est arrivée dans un second temps. Au moment où je travaillais sur ce texte, j’ai entamé des démarches pour reprendre mon prénom de naissance qui avait été francisé en Pauline et j’ai essuyé un refus. Je ne pense pas qu’on doive nécessairement porter son prénom d’origine mais le fait qu’on puisse en être empêché m’a sidérée. C’était comme si on me refusait précisément cet entre-deux langues sur lequel j’étais en train d’écrire. « Polina » est un mot que l’accent a le pouvoir de faire passer du français au russe. Selon la façon dont on le prononce il peut passer d’une langue à l’autre. C’est une sorte de schibboleth, un mot de passe. Après ce refus, j’ai choisir de le faire entrer dans le roman comme trait d’union. Il est devenu le point de passage aussi bien d’une langue à une autre que de la réalité à la fiction.
Dans le formulaire CERFA adressé à la procureure, la narratrice va réclamer le droit à une transmission qui ne soit ni cachée, ni silencieuse. Soixante dix ans plus tôt, sa grand-mère juive qui s’appelait Pessah (ce qui signifie « le passage ») avait russisé son prénom en Polina. D’une certaine manière, la francisation du prénom de la narratrice en Pauline a obstrué non seulement le passage entre les langues mais aussi entre les générations. Or elle considère que si sa famille a survécu aux pogroms, aux guerres, aux répressions et multiples émigrations, ce n’est pas pour qu’elle continue à dissimuler son nom dans une France dite libre et démocratique.
Tenir sa langue s’ouvre sur le désir de la narratrice, Polina, de récupérer, en engageant une longue et aléatoire procédure judiciaire, l’usage de son prénom russe sur ses papiers d’identité français. Loin d’être une simple formalité, cette démarche administrative ouvre à un double récit : tout d’abord, un récit nominal, qui interroge, par le prénom, le rapport de la narratrice à la langue française et à sa langue natale. De fait, Tenir sa langue développe une réflexion neuve et originale sur la manière dont la langue étrangère, ici en l’occurrence le russe, se présente pour le pays d’accueil comme un corps étranger : Polina, « ça l’écorche ? ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureur. » En quoi « tenir sa langue » s’est imposé à vous comme titre pour précisément mettre en lumière la manière dont les uns et les autres intiment de tenir sa langue à distance, de se garder de parler une langue étrangère ?
Que ce soit l’administration qui s’oppose à ce que la narratrice reprenne son prénom russe ou sa mère qui a peur que le français dévore sa langue maternelle, la langue étrangère est perçue comme une menace. L’un des sens que peut prendre le titre Tenir sa langue est l’injonction faite à la narratrice de domestiquer sa langue plurielle. On lui demande de tenir les langues qui la composent à bonne distance l’une de l’autre. Surtout pas de mélanges.
Je me souviens d’un dessin que j’avais fait à l’école peu après mon arrivée en France. J’avais dessiné une sorte de boîte avec portes et fenêtres et à côté, sûrement par souci de clarté maximale, j’avais écris en cyrillique матэрнэльчик (materneltchik). Les dessins avaient été ramassés puis le mien m’avait été rendu avec un point d’interrogation au stylo rouge à côté du mot en cyrillique. J’ai compris que le russe à l’école, ça n’allait pas être possible. Il allait falloir procéder à une sorte de dressage. Plus tard, quand il m’arrivait de mélanger les alphabets cyrillique et latin, j’avais du mal à comprendre pourquoi une lettre russe ne pouvait pas compter comme une lettre française lorsque les deux produisent le même son. Dans une dictée, j’avais par mégarde écris un « i » cyrillique (« и« ) au lieu d’un « i » latin. Le « i » cyrillique avait été barré et compté comme faute. Pour moi, s’en était suivi une grande remise en questions des compétences de l’institutrice. Je me disais : cette femme n’est pas capable de reconnaître un « i » et elle exige qu’on l’appelle maîtresse ? Quel scandale !
Cette réflexion sur la langue, qui procède d’un étroit rapport au monde, se poursuit tout au long du roman à mesure que la narratrice explore les liens qu’elle entretient à son pays natal et incidemment à sa langue. Parallèlement à l’appropriation de la langue française, le roman se construit sur le progressif effacement au quotidien de la langue russe. Tenir sa langue, c’est apprendre le français donc se garder de parler russe mais avoir parfois un « trop plein de russe » qui ne demande qu’à resurgir : en quoi la petite fille ressent-elle le fait de tenir sa langue comme une violence, comme ce qui, parfois, « gratte. La langue, la gorge, le palais » ? En quoi finalement quand la petite fille l’insulte d’un « Polina caca » s’agit-il d’un moment fondateur de prise de conscience par lequel, comme elle le dit, « je sais de quoi ma bouche est capable, plus besoin de la fermer » ?
C’est une violence dans la mesure où du jour au lendemain la langue qui permettait de se faire comprendre des autres devient inopérante. À l’école, il faut la taire parce que la parler ne sert à rien ou pire, crée des problèmes. Ce qui servait de lien à l’autre est devenu source d’incompréhension et de rejet. Alors dans ce mouvement d’apprentissage de la langue française, la narratrice passe par une période de mutisme.
C’est intéressant que vous ayez perçu comme fondateur le moment où la narratrice se fait traiter de « Polina le caca » parce que pour moi, le moment fondateur se situe plutôt à la scène qui précède. Celle de la morsure. Lorsque les mots ne fonctionnent pas, qu’ils faillissent à remplir leur fonction de protection ou de lien à l’autre, surgit la violence comme ultime langage. De la morsure dans la chair de l’enfant qui la frappe, de la trace laissée par sa bouche sur la peau de l’autre va naître la parole. L’empreinte de ses canines crée l’espace nécessaire à l’arrivée des mots. Matérialiser la possibilité d’impacter avec sa bouche ce monde étranger fait surgir la possibilité de s’approprier les mots de la langue étrangère. Dans cette cour maternelle comme ailleurs, pouvoir et parole sont liés.
Cependant, au cœur de cet apprentissage du français et de ce désapprentissage du russe vient se loger une question que votre roman aborde frontalement : celui de l’accent, à savoir, ce qu’Alain Fleischer nomme la langue fantôme. Cet accent pointe vers une zone entre deux langues : ni tout à fait français ni tout à fait russe. Si bien que vous en venez à dire dans une formule fulgurante : « L’accent c’est ma langue maternelle. » Est-ce que vous diriez ainsi que Tenir sa langue est un roman écrit avec cet accent ? Pour en finir provisoirement avec la question de la langue, ma question suivante voudrait porter sur la deuxième signification que peut prendre l’expression Tenir sa langue. Tenir sa langue, c’est aussi tenir au sens de la préserver, de la garder : est-ce que finalement votre roman c’est une manière de continuer à préserver votre langue ?
Tout comme la narratrice, je suis la seule de ma famille à avoir perdu l’accent russe en français et le jour où j’ai entendu pour la première fois l’accent de ma mère, j’ai eu le sentiment de commettre une faute. Une sorte de trahison, d’abandon. Abandon de ceux qui m’ont appris à parler, à lire et à écrire. Essayer d’écrire l’accent c’est tenter de faire entendre par écrit l’accent que je n’ai plus à l’oral. C’est aussi une façon de dire que dans un français où il n’y a pas de place pour lui, il n’y en a pas non plus pour moi parce que précisément, l’accent est ma langue maternelle. Mais cette « langue fantôme » ne se laisse pas écrire si facilement. On la cherche, quand on croit la saisir elle nous échappe et il faut recommencer jusqu’à parfois douter de son existence.
Ce roman a aussi été l’occasion pour moi d’une sorte de rapatriement linguistique. Il y avait un certain nombre de mots que je ne connaissais qu’en russe, notamment des noms de fleurs, d’oiseaux, d’arbres, de champignons que je n’avais jamais eu l’occasion d’employer en français. Sans me l’être formulé clairement, je pensais que cette faune et cette flore n’existaient pas en France, qu’on ne les trouvait qu’en Russie. Pour écrire ce livre j’ai dû chercher la traduction de ces mots russes en français, ce qui a été l’occasion de grandes retrouvailles. Certains de ces mots restés coincés en russe avaient manqué à ma vie en France autant que des êtres humains. En découvrant leur traduction, j’avais l’impression d’avoir vécu des années sur le même palier qu’un ami très cher sans le savoir. Après ça, comme par magie, j’ai commencé à tomber sur ces fameuses fleurs, oiseaux, arbres, et champignons en France. Pendant tout ce temps, le fait de ne pas connaitre leurs noms français m’avait empêché de les voir.
A ce récit du prénom et de sa réappropriation répond très vite un autre récit, celui qui fait état d’un malaise identitaire croissant de la narratrice qui, très vite, interroge son rapport à la France et à la Russie. Tenir sa langue se mue alors progressivement en roman aux accents politiques en interrogeant la place des immigrés, leur impossible et illusoire intégration par l’administration puisque, comme il est dit d’emblée lors de la procédure à la narratrice, « Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. » En ce sens, pour l’administration, la demande de changement de prénom devient un premier acte, en somme, de dés-intégration, « Le prénom comme cheval de Troie », est-il ainsi dit. S’agissait-il ainsi pour vous dans Tenir la langue d’œuvrer à une interrogation politique et sociale sur la question de l’assimilation ?
Pas directement. Je n’aime pas beaucoup les mots « assimilation, » « intégration, » « identité ». Je les côtoie dans la mesure où je lis les informations mais je m’en méfie et je les emploie le moins possible. Dans le roman je les place uniquement dans des bouches administratives ou en écho à celles-ci. Mais bien sûr la francisation des noms a une dimension politique et sociale qui fait écho à la perception de la langue étrangère en tant qu’aspérité à éliminer. C’est aussi pour cette raison qu’il importe à la narratrice que son nom d’origine soit inscrit sur son état civil et non uniquement un nom d’usage.
Si, dans ce roman qui, par le prénom, questionne l’intégration, l’administration française apparaît froide et sèche, toute autre est la vision que la narratrice donne de l’accueil que la famille reçoit lors de son arrivée de Russie à Saint-Étienne. Ainsi le couple de personnes âgées sur le même palier est-il synonyme immédiat de chaleur humaine et de bienveillance quand les premiers temps en France pour la narratrice se font plus hostiles. Est-ce qu’il était important pour vous dans Tenir la langue de tempérer la froideur administrative par une vision plus incarnée et humaine ?
Je ne crois pas avoir construit les personnages des voisins par opposition à celui de la procureure mais j’ai été attentive à traduire le décalage entre le langage administratif et les vies auxquelles il s’applique. Dans le langage administratif, autoriser une chose signifie en exclure une autre. La formule « Autorisée à s’appeler Pauline » signifie « Ne plus s’appeler Polina. » La procureure ne voit pas le problème parce que pour elle, s’appeler Pauline plutôt que Polina dans la société française est une ascension, un aboutissement. C’est être française mention très bien. Alors pourquoi revenir à mention passable ? Lorsque la procureure emploie les mots « ‘intégration dans la société française », c’est pour justifier l’exclusion du nom d’origine de l’état civil. Elle révèle par là que de son point de vue cette « intégration » n’est jamais acquise et que le fait d’être française entre en dissonance avec celui de s’appeler Polina. Cette bouche administrative est en décalage avec le récit de l’installation de la famille de la narratrice à Saint-Étienne. Dans les faits, la rencontre avec les voisins ne passe pas par l’état civil mais par un bon vieil appareil à raclette. Et peut-être aussi qu’à travers les personnages des voisins, j’avais tout simplement envie de rendre hommage à l’hospitalité stéphanoise.
Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture c’est également combien Tenir sa langue qui débute par un récit autour du prénom impossible et interdit se transmue donc peu à peu en un récit autobiographique qui raconte, étape par étape, l’installation de la famille de la narratrice en France. De la Russie de la chute des statues en 1991 jusqu’au départ en 1993, puis les constants allers et retours entre Saint-Étienne et la Russie où les grands-parents sont demeurés malgré tout. L’ensemble de cette anamnèse se place sous le signe non plus seulement de l’étrangeté linguistique mais de ce qu’au 17e siècle, on nommait l’estrangement, à savoir la manière même dont un sujet se découvre progressivement étranger à soi-même mais aussi en constant décalage, déport par rapport au monde qui l’entoure. Qu’on considère par exemple les premiers jours à la maternelle et ses « orphelins » ou encore la soirée « Rakléte ». En quoi vous importait-il de travailler cet estrangement à la lumière de l’enfance qui est une autre manière d’estrangement ?
L’enfance m’intéressait pour plusieurs raisons. La première, c’est que la narratrice arrive en France à un âge où sa langue maternelle est menacée d’oubli. Ses parents et sa sœur aînée n’ont pas cette crainte puisqu’ils la parlent depuis plus longtemps. Leur souci à eux est d’apprendre la langue étrangère. Mais pour l’enfant qui parle sa langue maternelle depuis quelques années seulement va surgir la peur de devenir une sorte d’apatride linguistique. Il lui faut parvenir à apprendre le français tout en continuant à apprendre le russe. Ce double engagement va créer un décalage permanent aussi bien avec le pays d’où elle vient qu’avec le pays dans lequel elle arrive. Il était important pour moi de travailler ce décalage en partant de l’enfance pour en explorer la genèse et le caractère fondateur. Dans le cas de la narratrice, ce n’est pas un état provisoire ou passager. Sa langue à elle est issue de ce décalage constant, de ce va-et-vient. En ce sens, ce roman a quelque chose d’une quête initiatique linguistique. La narratrice doit apprendre que sa langue n’est pas une montagne dont elle devrait choisir le flan sur lequel elle souhaite habiter parce que cette montagne a aussi une ligne de crête sur laquelle on peut tenir en équilibre et rester en mouvement.
Enfin quelles sont les influences littéraires qui ont pu présider à l’écriture de votre roman? Dans ce rapport d’étrangeté à la langue et d’estrangement à soi que la narratrice ne cesse d’éprouver ne manque pas de surgir le souvenir de lecture d’une autre autrice, Nathalie Sarraute qui, comme vous, se partageait entre la Russie et la France. Tenir sa langue paraît procéder d’Enfance pour la part autobiographique ou encore de L’usage de la parole qui interroge comme toujours chez elle le rapport étroit au langage. Tenir sa langue paraît également se tenir non loin d’un roman comme Double nationalité de Nina Yargekov, même si, contrairement à elle, vous n’employez pas le terme « bilingue » une seule fois. Est-ce que ces deux autrices, dans leur rapport à leur pays d’origine et surtout dans leurs réflexions sur la langue maternelle, ont pu influencer votre travail dans Tenir sa langue ?
Ça me fait une émotion forte que vous mentionniez Nathalie Sarraute. J’ai lu Enfance quand j’étais au lycée et il m’avait provoqué une sorte de syndrome de Stendhal littéraire. Dans mon souvenir, c’est le premier livre que je lisais d’une auteure franco-russe qui faisait exister cet entre deux linguistique et lui donnait une existence qui m’avait frappée de justesse et de beauté. À ce moment là, ça m’avait semblé si juste et beau que c’en était trop. Comme regarder de trop près une lumière vive. Je l’ai lu dans un état de fascination incrédule mais j’avais hâte que ça s’arrête. Le problème, c’est qu’il était au programme de français et qu’il était prévu qu’on l’étudie en classe. Je me suis dit qu’en lisant ce livre, la classe entière me verrait nue. Quand on est passés à l’analyse de texte, j’avais envie de couvrir les exemplaires de tout le monde avec des draps, les soustraire à leurs regards. Depuis, je ne l’ai jamais relu.
Les livres auxquels je suis le plus revenue au cours de l’écriture de ce roman sont L’exil et le rebond de Georges-Arthur Goldschmidt et Au lieu du péril de Luba Jurgenson. Ils ont en commun de traiter du rapport au langage, d’exil et de traduction. J’ai aussi beaucoup relu Les Contes populaires russes d’Afanassiev,
Il est vrai que j’emploie le moins possible le terme « bilingue ». Je ne l’aime pas beaucoup. Il me fait penser à un diagnostique médical. Pour moi c’est un mot de Pôle emploi, ce n’est pas un mot sensible. Je l’utilise parfois pour aller vite mais je ne me sens pas plus bilingue que je ne crois que quiconque soit monolingue. Nous sommes toutes et tous habités par bien plus de langues que ça.
Polina Panassenko, Tenir sa langue, éditions de l’Olivier, août 2023, 168 p., 6 € 90