« Ce qui n’est pas la même chose que de taire. » C’est probablement la seule position tenable pour le récit généalogique et archéologique qu’entreprend Kim de L’Horizon dans son livre de sang (Blutbuch). Le titre allemand referme comme un conteneur le hêtre pourpre que Rose Labourie, sa traductrice, a choisi pour la version française. Elle l’a privé de son déterminant, en cela fidèle au projet de l’écrivaine à la fois vivant sa quête non-binaire et l’expérimentant à travers la langue qu’il essaie de trouver — je reprends ici le choix de la traductrice d’utiliser « ǝ » et « æ » au lieu du point médian pour trouer la binarité des accords en français. On aura presque envie d’entourer le grand H d’une parenthèse pour ouvrir encore une piste supplémentaire de sang et de sueur.
Avant que Kim de L’Horizon publie Hêtre pourpre, livre qui l’a occupǝ pendant dix ans, et obtienne en 2022 le Prix du livre allemand (Deutscher Buchpreis), prix littéraire le plus prestigieux de la littérature germanophone doté de 25000 €, il s’était intéressæ au théâtre, avait écrit plusieurs pièces et s’était déjà fait remarquer en participant à des concours littéraires suisses. Tel un hommage ironique, Lindt & Sprüngli apparaît au début de son roman par des pralinés, puis comme financeur d’un prix littéraire. Le prix du livre allemand (suivi du Prix suisse du livre 2022) l’a soudainement catapultǝ en première ligne de l’actualité littéraire germanophone et déclenché, dès la cérémonie officielle à Francfort, des réactions allant de l’admiration jusqu’à la haine et des menaces de mort, obligeant son éditeur à assurer sa protection policière. Dès le lendemain, Kim de L’Horizon a réagi dans le Neue Züricher Zeitung avec un titre suggestif : « Pourquoi me combattez-vous ? », interrogeant pourquoi quelqu’unǝ comme lui présente une menace pour la masculinité de ceux qui n’hésitent pas de le frapper (« Un pédé, j’arrive encore à supporter, mais toi… ») ou de le réduire à un objet (tel que le conseiller national Ueli Maurer lors de son discours de démission : « Pourvu que ce soit un « il » ou une « elle » qui le succède, et non un « es » ! ») ou d’une manière plus sournoise de le labelliser produit promotionnel dans l’air du temps, faisant allusion à sa performance lors de la cérémonie— se raser les cheveux, et la dédicace de son prix à la lutte des femmes iraniennes.
Cela peut suffire pour dresser le tableau de la parution allemande, et on subodore un accueil guère différent si cela s’était passé en France, similaire à la haine qui s’était déversée sur Annie Ernaux après l’attribution du Prix Nobel, pourtant avec une écriture bien plus acceptable. Commençons par les choix de la traductrice Rose Labourie, que j’ai déjà un peu anticipés en utilisant les « ǝ » et « æ » afin de marquer la revendication non-binaire (genderfluid) de Kim de L’Horizon. Labourie a décidé de ne pas utiliser le point médian comme l’auteurǝ qui n’hésite pas à prendre des libertés et a encouragé la traductrice à faire de même. Mais il y a davantage qu’une histoire d’accords. Il faut aussi transposer l’inventivité d’une langue qui mélange et imbrique l’une dans l’autre, passant de l’allemand au suisse-allemand, au dialecte, à l’anglais et est truffée de néologismes. Le « man » (« on » allemand, et connu par des lectrices et lecteurs de Heidegger), trop proche de « Mann » (homme, mâle) que l’écrivaine évite, parce qu’il gêne son but de retracer la ligne féminine de l’arbre généalogique, et, ne pose pas les mêmes difficultés en français. Au contraire, « on » est le seul pronom français non déterminé ni par le genre ni par le nombre, et il traduit depuis Monique Wittig la lutte contre le sexage (Michèle Causse). Labourie s’en sort avec beaucoup de justesse et doigté, soit à l’aide de dictionnaires dialectaux, soit en inventant ce qui n’existe pas ; c’est encore l’une des devises de Kim de L’Horizon. Le résultat, on le verra, est un nouveau livre, une nouvelle langue et voix qui apparaissent dans la traduction. Pour la traduction de la partie anglaise, Labourie n’hésite pas à avoir recours à deepl.com translator comme Kim de l’Horizon qui traduit ainsi son anglais « appris dans Harry Potter, Lord of the Rings et ses rencontres amoureuses » dans un allemand sommaire et corrigé superficiellement – faisant ainsi un retour à la « langue de mer », dont il comptait échapper.
Je voudrais commencer par cette cinquième et dernière partie en anglais qui achève l’(en)quête de Kim de L’Horizon. Ce sont des lettres adressées à sa grand-mer et sa mer ; ce n’est pas une faute d’orthographe, mais la traduction fidèle du dialecte bernois, GRAND MEER et MEER respectives, qui permettent en allemand comme en français des glissements aquatiques, centraux dans le livre comme cet arbre, hêtre pourpre. C’est d’abord écrire dans une langue qui n’est pas partagée avec ou engluée par la langue maternelle, la « langue de mer », comme l’écrivainǝ dit, pouvoir exprimer ce qui ne lui est pas possible autrement bien que toute son écriture « signifie organiser l’absence » « autour d’une spirale du vide », autrement dit ne pas taire, contrairement au dicton de Wittgenstein.
Katharina Volckmer dit dans une interview dans le Guardian qu’elle n’aurait pas pu écrire The appointment (Jewish Cock, en France et aux États-Unis) dans sa langue maternelle, et que même rédigé en anglais, elle n’aurait pas cru qu’il soit publié, trop rude par son contenu. Passer par une langue étrangère peut avoir un effet libérateur et si cette cinquième partie paraît d’abord anecdotique, aussi par son procédé : écrire dans un anglais cahoteux, tout de même traduit en allemand, mais par un logiciel, donc prenant encore d’autres précautions de distanciation, elle prend tout son sens dans l’ensemble du projet. Elle complète et révèle ce dont on a pu douter jusque-là, mais se protège déjà contre de futures exploitations et récupérations du livre et de sa matière. Comme si De L’Horizon, très malin, un peu comme Mohamed Mbougar Sarr, avec qui il partage l’admiration pour Roberto Bolaño, dans La plus secrète mémoire des hommes, avait anticipé le prix et ses retombées en avouant à sa grand-mer (en anglais, puis traduit en allemand/français) ceci :
« What I could not write in German is that my interest in writing about you isn’t purely artistic isn’t purely psycho-poetic. I don’t just write about you, because I can’t help it; I write about you because I’m quite certain that it results in the best texts I can write at the moment. It’s the most efficient way for me to climb the ladder. Literature is – apart from being a bourgeois branch of art – one of the few capitalist games where my hypersensitivity and fear are useful. Whoever denies the socioeconomic aspects of writing (however precarious they may be), whoever says literature is purely about the expression of unspeakable depths is a rich kid that I wanna punch. What I want to say: I use you in order to swim out of the muddy class where I was born into, to swim to shore. A shore. » (« Ce que je n’ai pu écrire en allemand, c’est que mon intérêt à écrire sur toi n’est pas purement artistique, n’est pas simplement psychopoétique. Je n’écris pas seulement sur toi parce que je ne peux pas m’en empêcher ; j’écris sur toi parce que je suis certain que cela donne les meilleurs textes que je peux écrire à l’heure actuelle. C’est le moyen le plus efficace pour moi de gravir les échelons. La littérature est — en plus d’être une branche bourgeoise de l’art — l’un des rares jeux capitalistes où mon hypersensibilité et ma peur sont utiles. Celui qui nie les aspects socio-économiques de l’écriture (aussi précaires soient-ils), qui dit que la littérature n’est que l’expression esthétique de profondeurs indicibles est un gosse de riche que j’ai envie de frapper. Ce que je veux dire : je me sers de toi pour nager hors de la classe boueuse dans laquelle je suis né, pour nager au rivage. Jusqu’à un rivage. »)
L’usage de l’anglais, langue étrangère, permet de dire à ces aïeules ce qui n’a pas encore été exprimé avant, ou juste par allusion ou en tournant autour. Ici c’est aussi l’artifice provisoire pour dire sans fard, sans passer par quatre chemins, les intérêts propres à écrire. Cela peut paraître terre à terre, mais ce serait oublier la précarité de la plupart des écrivant/es, d’autant plus celle des transfuges de classe. La situation socio-économique ne vous favorise pas, vous donne juste aujourd’hui un accès à l’éducation, déjà décrié comme « massification de l’accès à la culture et à l’éducation » pour des gueux aucunement reconnaissants. De L’Horizon ne fait pas l’exception, il crache dans la soupe qu’on lui propose, sans pouvoir cacher derrière ce cynisme apparent — il l’avoue ensuite « je suis mauvais », toute sa fragilité, son parcours en dents de scie.
Nager (hors des mers, des langues de mers, des bouillies) ou « Couper la lignée et de ne plus transmettre cette merde » (d’abord écrit en anglais) est un des leitmotivs du livre dès l’adoption du terme venant du dialecte bernois. C’est aussi un héritage napoléonien en quelque sorte, « on nage toute une vie pour sortir des mers » : « Dans la langue que tu m’as donnée en héritage, dans la langue maternelle donc, « mère » se dit MEER, qui en allemand signifie MER. On dit LA MER ou MA MER, en pompant sur le français. Pour « père », PER. Pour grand-mère, GRAND MER. Les femmes de mon enfance sont un élément, un océan. Je me souviens des jambes de ma mère, je me souviens de les enlacer, de lever les yeux vers elle et de dire : TU ES LA MER. Je me souviens d’avoir le sentiment d’être chez moi et d’être enveloppæ de la tête aux pieds. L’amour des mers était immense, on n’y échappait pas, on n’y échappe pas, on nage toute une vie pour sortir des mers. »
Entre le sentiment océanique freudien et l’immersion inéluctable, que Heimito von Doderer, à une autre époque, décrivait comme un seau renversé sur votre tête qui dégouline pendant toute votre vie, l’écrivainǝ tente de se frayer un chemin dans un entre-deux, entre féminité et masculinité. Sa boulimie veut tout. L’assignation des femmes à rester des objets, le fameux neutre de l’allemand, volontiers appliqué aux filles et aux femmes comme aux choses inanimées, provoque sa colère, car : « Je ne voulais pas être un objet, je voulais être une personne et je voulais être grandǝ ; et être grandǝ voulait dire choisir son genre, être homme. Être femme vous condamnait soit à rester objet soit à devenir océan. Je ne voudrais pas. »
Tel un écho, sa mer lui dira, je ne voulais pas être une femme, mais quelqu’un, une personne ; encore moins un océan, une mer (das Meer). Il faut tout le livre et l’anglais comme secours pour voir dans cette eau immense qui nous constitue jusqu’à 75% autre chose qu’un piège qui se referme perpétuellement. Les baignades dans l’eau froide d’une rivière lors du séjour imaginé avec ses amiǝs Mo et Dina près du col du Lukmanier dans le Tessin, et le fait d’y creuser à mains nues une retenue d’eau afin de pouvoir s’allonger dedans, transcendent enfin l’eau en une matière revigorante. Creuser cette « piscine » à mains nues touche à une autre obsession, l’image des mains de grand-mer attrapant comme des bêtes les jambes de l’enfant, bougeant en même temps que cette bouche qui ne s’arrête jamais, un moulin à parole, qui pourtant ne révèle rien de ce qui intéresse ou inquiète l’enfant puis l’adulte écrivant sa généalogie. Comme le puzzle du passé, son corps évolue entre l’envie de disparaître et de s’incarner enfin, comme cette aspiration à être « une vraie personne » « avec des mains ». Il a fallu passer par l’expérience matérielle que l’enfant ne connait que par rapport à ce qu’on lui raconte, la pauvreté, l’expérience du froid, de la faim, les mains devenues calleuses tellement elles ont travaillé la terre et le reste.
L’écriture est une expérience vécue, dès que ça coince on « couche avec n’importe qui ». Il y a dans cette boulimie du sexe à la fois du désespoir, de la violence et une grande libération de toutes les contraintes subies, mais aussi exercées — l’auteurǝ n’est pas unǝ enfant de chœur, loin de là. L’oppression arrive davantage par un héritage pesant que par le présent familial, sa mer se révélant plutôt compréhensive et soucieuse de son enfant et de ses luttes pour être une personne, car elle-même les a traversées et n’en a pas fini de payer les dettes. Ce qui est signalé par lui comme « Nombre de traits = baisabilité = estime de soi = désirabilité = regards x rencards = (style — masse graisseuse) x (taille de biceps + taille de queue + fermeté de boule) ÷ haine de soi » trouve son équivalent dans l’intérêt qu’éprouve sa mer pour les sorcières. Elle rattrape par là ce dont sa condition de femme l’a privée, à commencer par les études déjà semées d’embûches avant que la grossesse et l’éducation de l’enfant l’interrompent définitivement. C’est d’ailleurs une des grandes surprises à la lecture de ce livre : tout peut être réversible en dehors de la vie de grand-mer qui commence à sombrer dans la démence. Et cela malgré l’urgence d’extraire et de déchiffrer l’héritage pour autant le comprendre que s’en libérer. Le parcours est forcément ambivalent et cahoteux, l’auteurǝ se bat à la fois avec sa langue et sa vie sexuelle ou sa vie tout court. Rose Labourie, la traductrice parle d’un fleuve qui emporte tout sur son passage. Il est vrai que la langue développée et déployée est traversée, transformée, voire parasitée, par toutes les couches successives de dialectes, de l’allemand, de parler queer et trans, de l’anglais — c’est ce qui marque sa propre écriture, mais aussi celle de la mer. L’auteurǝ le découvre lorsque celle-ci lui donne à lire sa généalogie des femmes de la famille remontant jusqu’au 13e siècle. La mer a enrichi ces portraits de femmes par une multitude de recherches et de lectures depuis qu’elle avait commencé à s’intéresser aux sorcières, découvrant jeune le sort de Catherine Repond (1663-1731), dernière femme brûlée pour sorcellerie en Suisse. Pris d’abord pour une lubie par l’enfant, celui-ci découvre tardivement l’ampleur et la richesse de ces efforts et résultats insoupçonnés. Car comme presque tout transfuge de classe l’auteurǝ éprouve de la honte de ses origines et méprise par conséquent l’ignorance et l’inculture de ses parents, sans se rendre compte des peines et souffrances qu’il a fallu pour ouvrir aux enfants cette fenêtre de sortie.
Voulant en quelque sorte éduquer la mer, on lui a offert Silvia Federici, Caliban et la sorcière, pour qu’elle ne lise pas que des histoires de colportage romançant les destins de quelques sorcières suisses. En même temps, on n’ose pas lui demander si elle a lu le livre, supposant qu’il est trop compliqué pour elle, et donc provoquant par l’interrogation un autre aveu de son inculture. En lisant ses recherches, l’auteurǝ prend connaissance pour la première fois du travail de sa mer, du temps qu’il a fallu pour vaincre son propre complexe d’infériorité et d’écrire, de corriger, de réécrire, dictionnaire d’allemand standard et Thésaurus sous la main, l’arbre généalogique féminin de la famille. Le livre nous fait suivre ces différentes étapes et la prise de conscience naissante à travers cette découverte. De l’Horizon, nom d’artiste y prend aussi son sens, de nouvelles brèches, bien que fragiles, s’ouvrent en permanence, font avancer autant qu’elles déstabilisent. Juste pour montrer l’inventivité de la traduction française, un court extrait (le passage, déclarée comme ébauche réapparaît plus tard « corrigé », les portraits de femmes dressés par la mer se distinguent dans le livre par l’usage d’une typographie de machine à écrire. L’auteurǝ relève dans ses commentaires intercalés tout le mépris que subissent les personnes ne « maîtrisant » pas l’allemand standard et écrit, du même coup son privilège à être à l’université :
« Barbara Züllig, née Ledergerber, 1442 — date indéterminée.
La Barbara Züllig ètè dloin la pluch chaj dè tôt le fam dcha famy. Li partajo pluch complichté vêc cha grantant Ottilia Zürcher k’vêc cha mer Magdalena vêc tôt chè bondyesery. Tôt petit, la Barbara n’y an avo kè por la plantajè dchoun aryêrgranmêr Barbara. La vieye Ottilia apreno a la judichyeuz anfan tô che k’êl chavo (…) »
Et la transcription plus loin : « La Barbara Züllig était de loin la plus sagace de toutes les femmes de sa dynastie. Elle partageait plus de complicité avec sa grande tante Ottilia Zürcher qu’avec sa propre mère Magdalena de qui les bondieuseries l’emmerdaient. Ces cafignons d’enfant à peine quittés, Barbara se prit d’amour pour le potager d’herbes de sa grand-mère Barbara. La vieille Ottilia apprenait à la judicieuse enfant tout ce qu’elle savait. (…) »
La plupart de ses femmes vivaient comme guérisseuses, accoucheuses, faiseuses d’anges et prostituées à l’exception des quelques-unes se faisant avoir par des grossesses à répétition et des « bondieuseries » leur expliquant le bien-fondé de leur condition.
La recherche de l’auteurǝ sur le hêtre pourpre, occupant toute une autre partie du livre, donne le titre au livre. Arbre fantasmé et bien réel, il interroge l’auteurǝ depuis que les notes de l’arrière-grand-per lui sont tombées dans les mains. Il y avait méticuleusement tout noté ce qui se rapportait à l’exploitation de son petit lopin de terre, destiné à la fois à nourrir la famille nombreuse et de l’inscrire dans l’histoire suisse, en plantant un arbre non comestible pour chaque enfant. Le chauvinisme de cet arrière-grand-per n’a d’égal que dans les livres de botanistes que Kim de L’Horizon épluche au fil de ses recherches. Certains botanistes frôlent le ridicule jusqu’à revendiquer la nationalité du hêtre pourpre, est-il allemand, suisse ou américain ? Le hêtre pourpre contient ainsi l’héritage complexe de la famille, mais aussi toute une histoire de sa banalisation au cours des siècles, de l’arbre noble des parcs royaux, en passant par mimétisme à la grande bourgeoisie jusqu’à arriver dans n’importe quel jardin d’agrément, comparé à un moment donné à la réussite sociale ostentatoire d’une Rolex au poignet. Dans le passage suivant, nous assistons à un court résumé de racisme, privilège blanc ou mépris de classe et de race : « J’ai pensé aux remarques élitistes de Wimmer, spécialiste des jardins, sur le fait que les hêtres pourpres “proliféraient jusque dans le moindre jardin domestique” que même “les femmes et les citoyens” s’étaient mis à collectionner des plantes ligneuses, j’ai pensé que mon arrière-grand-per était un baltringue, un pauvre type qui rêvait de réussite sociale, j’ai eu un accès de tendresse, j’ai pensé à nous qui regardions de haut les “machos des Balkans”, nous les riches kids arrogantǝs avec notre compte en banque à zéro, mais riches de notre couleur de peau, riches des consonances européennes de notre nom de famille et riches de l’histoire selon laquelle nous avons poussé sur le sol helvète comme des champignons. »
De fil en aiguille, la charge ressentie sur ses épaules par l’auteurǝ, tout en étant conscientǝ que cette lignée s’arrête avec lui, se repartage et contre-balance. J’ai déjà mentionné comment l’auteurǝ découvre sa mer autrement qu’une entrave, mais l’histoire de la grand-mer s’éclaircit également. Derrière son silence communicatif apparaît le poids qu’on lui a fait porter, de la première, la belle Rosmarie, morte très jeune, à elle, la deuxième Rosmarie, née seize ans plus tard, après un grand nombre de garçons, et la belle Irma, la dernière et favorite de son père, qui finit « malgré toutes les précautions » par être enceinte à seize ans et dans la prison pour mauvaises filles de Hindelbank, où on envoyait et internait sans autre procès des mères adolescentes et célibataires jusque dans les années soixante-dix du siècle dernier. Ce secret de famille insupportable l’a peut-être conduite à appeler sa propre fille Irma, la mer de l’auteurǝ, pour s’en libérer ou faire porter l’héritage à sa fille non aimée. Lors d’un rite chamanique pendant le séjour à trois dans le Tessin que l’auteurǝ accepte mi-sérieux, mi-moqueur, Cesare, le chaman, lui apprend que lui aussi porte un fantôme, un/e mort/e, dont il faudrait se débarrasser pour vivre mieux.

Hêtre pourpre est un roman qui ne ressemble pas encore à un autre, bien qu’on puisse y trouver la vie sexuelle d’une jeune personne non binaire avec toutes ses errances, désirs, jouissances, violences exercées et subies, un dialogue intergénérationnel, une quête identitaire ou d’identités multiples, parce que l’on ne veut pas décider ni trancher entre l’unǝ ou l’autre, une histoire botanique du hêtre pourpre, des sorcières et leurs combats, le tout tournant en spirale autour de ce que chaque lecteur ou lectrice peut encore découvrir, car je suis loin d’avoir épuisé la matière du livre, mais aussi de soi-même et par extension du monde dans lequel nous vivons. C’est un livre d’aujourd’hui et d’un passé qui ne passe pas : « Je m’allonge complètement sur le lit à côté de toi, me fais aussi mince et long que possible, te prends dans mes bras. Tu me tiens le bras, ton pousse tressaute dessus, comme il tressautait sur mes jambes quand je m‘asseyais sur tes genoux étant enfant. “Grand-mer, j’ai tellement peu de souvenirs de mon enfance. J’ai lu que parfois, quand quelques chose de grave se passait, le cerveau oubliait tout ce qui datait de cette époque. Je me demande si quelque chose de grave s’est passé dans mon enfance. Tu sais. Je rêve toujours du poulailler. Je suis trop petit pour la poignée qui.” Tu ris, avec incrédulité, presque avec compassion. “Petiot. Tu as eu l’enfance la plus choyée qu’on peut imaginer.“ Tu parles des géraniums. J’essaie de ne penser à rien. J’imagine un lac complètement vide. Nager. Dériver. Boire. La boucle d’oreille de mer qui fait des vagues de toutes les couleurs existantes sur le mur. Hêtre pourpre. Mes orteils dans la terre du jardin. Ma peau est sable, du sable qu’on déblaie. Soudain, toi, mes cheveux dans ta main : “C’est joli comme ça.” Je me redresse, te regarde, tu me regardes, tu souris. »
Kim de L’Horizon, Hêtre pourpre, trad. de l’allemand par Rose Labourie, éditions Julliard, août 2023, 432 p., 25 € — Lire un extrait
Pour aller plus loin : suivre les sources indiquées en fin du livre, qui contiennent des recherches sur la chasse aux sorcières, dont le livre référence de Silvia Federici, Caliban et la sorcière, des livres de botanistes, « La pharmacie de Platon » par Jacques Derrida, mais aussi des références littéraires comme Annie Ernaux et Ursula K Le Guin, sans parler des nombreuses citations débutant chaque partie rassemblant Starhawk, Paul B. Preciado et Maggie Nelson.