Thomas A. Ravier, la fiction contre la mort (Hamlet Motherfucker)

© Thomas A. Ravier

Eliot Royer est un comédien sacrément talentueux. La critique, plagiant habilement Lautréamont, est formelle : « Chaque fois que Royer est sur scène, c’est comme si on y déchiquetait la cervelle d’un jaguar. » Le personnage du nouveau roman de Thomas A. Ravier est en tous points fantasque et ne souhaite pas se poser ni même vous imposer la question éculée de la différence entre fiction et réalité. Ainsi, lorsqu’il interprète Hamlet à l’occasion d’une tournée européenne, il ne simule pas la folie et trimballe joyeusement dans une valise le fameux crâne Yorick. Voilà un magnifique test/prétexte au dialogue avec ses interlocuteurs : la mort à chaque instant vous accompagne en anamorphose, alors où en êtes-vous, où en sommes-nous avec elle ?

Mais il faudrait plutôt dire interlocutrices tant ce sont ici le plus souvent des femmes qui se trouvent mises en avant. Scarlette Delambre, partenaire de scène accentuant les clichés des tics des comédiennes. La sœur d’Eliot Royer, symbole de modernité, directrice d’un de ces cafés sophistiqués sans âme du centre de Paris (on rit) et qui lui demande d’être parrain d’un fils à naître d’une PMA ; après de longues pensées autant philosophiques que théologiques, il acceptera. Jo, ancien amour retrouvée au tout début du livre, personnage profond, malade et dont la disparition surprise va bouleverser le narrateur sans que cependant ne s’imposent d’effluves spectaculaires. « J’ai connu ça avec ma mère : le proche devant se faire l’attaché de presse du défunt. » L’anglaise Dorothea, qui préparait Bérénice de Racine avec Jo. Par nature, Royer / Ravier est à l’affût des déclinaisons mélodiques géniales de la langue anglaise, l’amour démesuré pour l’œuvre de Shakespeare n’étant finalement – par capillarité – que la conséquence d’une capacité d’écoute du rythme de l’être de ce divin idiome, d’une propension à se laisser guider par son insigne onde ultra-vivante. Exemple, le mot le plus utilisé pour acquiescer dans le monde à chaque instant :  « Avec ses orgies de sons dessinés et leur faste qui dure, l’anglais est fait pour s’exciter. Le français, au mieux, pour les concours d’éloquence. Rien que la différence entre « yes » et « oui »… « Yes » bruisse comme une liasse de liesses, sonne comme une ascension sous pression, un sautillement mi-dunk, mi-alléluia ; alors que « oui » sonne creux, pâle, un consentement à l’aura lunaire, un sourire sans fondation nerveuse, sans ligaments, trois lettres que leur rencontre intimide. Les lèvres remuent dans le vide. »

Dans Acheminement vers la parole, Martin Heidegger écrit cette phrase voilée : « Ce que la langue a de singulièrement propre, le fait qu’elle ne se soucie que d’elle-même, nul ne le sait. » Ravier non seulement sait ce qui illumine intérieurement l’anglais, mais il l’écrit. En tête à tête avec Muriel Gardiner, qui tient un Bed&Breakfast à deux pas de la tombe de Shakespeare et vibrionne intellectuellement sur le même ton, ils entament une apologie époustouflante de l’auteur : défense et déploiement de l’ampleur shakespearienne, non seulement parce qu’il le vaut bien mais que c’est toujours aujourd’hui fondamentalement nécessaire, et ils citent Voltaire pour qui l’anglais était « un génie sans la moindre étincelle de bon goût.» Gardiner : « L’œuvre de Shakespeare a été progressivement affaiblie, elle a été purgée de sa sauvagerie originelle, urbanisée, civilisée… J’ai envie de parler d’une déforestation » ! Historiquement, cela correspond à ce qui va arriver en France, lorsque les imprimeurs commencent à ponctuer les manuscrits, à mettre de l’ordre dans une langue trop foisonnante, jugée trop populaire, trop indécente… » Tenez-vous bien, envers l’auteur classique : « On peut parler d’un génocide rythmique, en tout cas scénique. » Hamlet Motherfucker tend aussi un portrait sobre et pudique du père d’Eliot Royer, boucher tout comme le père de Shakespeare, tiens tiens. Stella enfin, l’Écossaise qui brisera Yorick au final d’une scène sexuelle indescriptible, absolument inouïe, point de capiton de la narration.

Si je cite les noms de ces personnages, c’est qu’il faut imaginer (et lire !) les dialogues dans lesquels ils évoluent, le livre étant entièrement conçu à partir de joutes verbales : des feux de broussaille rapides apparaissant dans le froid et morbide monde contemporain. Et si ces références constantes au théâtre peuvent indiquer que vous parcourez un hommage à la dramaturgie scénique, il s’agit pourtant de littérature, c’est d’elle dont il retourne toujours nécessairement avec Ravier qui réussit un entrelacement d’intertextes où Sollers (éditeur d’un de ses romans et de trois de ses essais) côtoie Booba (dont il a préfacé le récent ouvrage Le bitume avec une plume). Ravier en rythme, décrivant in fine si précisément ce qu’est un écrivain : une figure évoluant miraculeusement dans le temps, l’accordant inexorablement et salutairement au magistral présent. La peste a sévi tout juste trois mois après la naissance du grand William qui a ensuite vécu dans une époque sombre mais en assumant son destin d’auteur. « Sans relâche Shakespeare fera vivre et tourbillonner les corps sur scène, alors que la maladie fait rage en coulisse, avale tout sur son passage, accumule ses miasmes, approfondit son charnier, souille l’air, assoit un monde noir… À la fin, c’est encore l’alliance incendiaire du souffle et de la parole qui gagne. » Un roman qui fait vivre et perdurer cette victoire.

Thomas A. Ravier, Hamlet Motherfucker, Éditions Tinbad, août 2023, 228 p., 21 €