« Nous ne devrions pas avoir peur à ce point de la vérité » : Katharina Volckmer (Jewish Cock)

Après I love Dick de Chris Kraus, Jewish Cock de Katharina Volckmer : rien à voir entre les deux livres, sans doute, sinon la manière dont le sexe concentre une époque, dans ses espoirs fous comme dans ses failles, dont le sexe articule trajectoire singulière et Histoire collective. Le premier roman de Katharina Volckmer détonne par son insolence, sa liberté radicale, sa puissance. Dans un récit court — le monologue d’une jeune femme jambes écartées face au docteur Seligman —, l’autrice explore la question des corps et des genres, la culpabilité allemande, les liens de l’héritage et de l’identité. Si son texte rappelle Thomas Bernhard ou Woody Allen, Philip Roth ou Kafka, c’est bien une voix singulière qui fait irruption ici et ne laisse aucun répit à son lecteur.

L’image ne quittera plus tout lecteur entré dans cet inclassable premier roman : une jeune femme monologue alors que son médecin s’affaire entre entre ses jambes écartées, pour une opération dont il est impossible de préciser ici la nature, tant son lent dévoilement entre dans le plaisir du texte — et, relisant Jewish Cock, on comprend que tout est pourtant énoncé dès les premières lignes. Une trentenaire soliloque, portée par sa rage, elle confie ses fantasmes, ses colères, ses souvenirs, ses obsessions, dans un stream of consciousness qui compose un dé-lire plus qu’un délire : elle raconte son enfance, ses amours, une vie d’exil à son pays comme à elle-même. Née en Allemagne, installée à Londres, elle a quitté sa langue maternelle et son pays comme on fuit des démons, pour finalement mieux les affronter. Elle parle de son psy qu’elle adore choquer en lui racontant ses fantasmes nazis, de M. Shimada qui crée des sex-toys, de K, un peintre marié et obsédé par le deuil qu’elle a rencontré dans des toilettes publiques.

Face à ce déluge de mots, le Dr Seligman est muet mais conforme aux attentes  que porte son nom en allemand — selig soit béni soit celui qui écoute, bienheureux celui qui ne peut répliquer mais à qui on ne la fait pas… — et il est aussi celui dont la jeune femme imagine qu’il réagit à ses paroles, caméléon de ses pensées et pour une part Zelig de Woody Allen. Ainsi débute la logorrhée de sa « patiente » :

« Je sais que le moment n’est sans doute pas le mieux choisi pour évoquer ce sujet, Dr Seligman, mais je viens de me rappeler qu’une nuit j’ai rêvé que j’étais Hitler. Ça me gêne horriblement d’en parler, encore maintenant, mais j’étais lui pour de vrai, surplombant une foule de partisans fanatiques, en train de prononcer un discours du haut d’un balcon. Vêtu du fameux uniforme avec le drôle de pantalon bouffant, je sentais la petite moustache au-dessus de ma lèvre supérieure, et ma main droite faisait de grands moulinets en l’air tandis que ma voix mettait tout le monde en transe. Je ne me rappelle pas très bien de quoi je parlais – une histoire en rapport avec Mussolini et je ne sais quel fantasme d’expansion absurde, il me semble – mais cela n’a aucune importance. Qu’est-ce que le fascisme de toute façon, sinon l’idéologie pour elle-même ? Aucun message à dénicher là-dedans, et au bout du compte les Italiens finissent toujours par nous battre à ce petit jeu. Impossible de faire cent mètres dans cette ville sans tomber sur les mots pasta ou espresso, et leur épouvantable drapeau accroché à chaque coin de rue. Alors que je ne vois jamais nulle part le mot Sauerkraut. Tenir un empire pendant mille ans avec la culture culinaire qui est la nôtre, c’était peine perdue ; il y a des limites à ce qu’on peut imposer aux gens, et n’importe qui prendrait ses jambes à son cou après une deuxième louchée de ce que nous appelons nourriture. Ça a toujours été notre point faible, nous n’avons jamais rien créé de réjouissant sans la perspective de je ne sais quel dessein supérieur – d’ailleurs ce n’est pas un hasard si le mot « plaisir » n’existe pas en allemand ; nous ne connaissons que la concupiscence et la joie. Nos gorges ne sont jamais suffisamment humides pour tailler une pipe avec toute la dévotion requise, parce qu’on nous a fait avaler trop de pain sec pendant notre enfance. Vous voyez, ce pain atroce que nous mangeons et dont nous n’arrêtons pas de nous vanter, comme une espèce de mythe qui se perpétuerait tout seul depuis l’éternité ? À mon avis, c’est un châtiment de Dieu pour tous les crimes que nous avons commis, de sorte que ce pays ne produira jamais rien d’aussi sensuel qu’une baguette ou d’aussi délicieusement spongieux que les muffins aux myrtilles qu’on trouve ici. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à partir : je ne voulais plus être complice de ce grand mensonge boulanger ».

On ne peut qu’inviter à lire les premières pages de ce roman explosif (un extrait plus long est donné en lien en fin de cet article) pour comprendre comment Katharina Volckmer sait nous faire passer du rire à la stupeur et excelle à explorer les dernières limites de l’ironie et de la crudité.

Si Jewish Cock narre une forme de métamorphose, il ne s’agit pas, comme chez Kafka, de dire une altérité radicale faisant irruption dans l’(a)normalité quotidienne mais bien de montrer la béance entre une identité et ses racines tout en disant le lien paradoxal entre ces racines et la nécessité intérieure de devenir soi (donc, d’abord, autre). C’est l’expérience même de Katharina Volckmer qui n’écrit pas en allemand mais en anglais, c’est celle de son personnage, héritière d’une histoire et d’une identité avec laquelle elle veut rompre : son arrière-grand-père était chef de la dernière gare avant Auschwitz et c’est bien sa mort qui lui donne la possibilité financière de mener à bien son projet de profond changement. On perçoit là le lien entre héritage et rupture, cette disjonction que travaille Katharina Volckmer. De même le flot de paroles du personnage est sa manière de briser les silences et tabous autour du passé allemand. Si nous n’entendons pas le docteur Seligman, c’est évidemment un symbole, celui d’un peuple qu’un autre peuple a voulu réduire au silence.

« Les seules vraies conversations qu’on peut avoir dans la vie sont celles qu’on a la nuit avec des inconnus », déclare le personnage : nous serons ces interlocuteurs nocturnes, celles et ceux auxquel.les il est possible de dire le fond de ses pensées, même les plus décapantes. L’inoubliable personnage de Katharina Volckmer parle parce qu’elle refuse de subir la conversation des autres, en famille, au parc. Elle sait mentir et inventer, c’est ainsi qu’elle procède avec son psy, qu’elle surnomme Jason. En revanche, face au Dr Seligman comme face à nous, elle ne comble aucun vide et ne ment pas : elle nous met face à nos tabous et à ceux de l’Histoire, elle refuse « le grand néant obscur ». Elle redonne voix à ce que l’on préfèrerait taire, elle s’offre comme une chambre d’échos — « Je crois que d’une certaine manière nous ne sommes que cela, l’histoire des autres ».
Elle le déclare au Dr Seligman : « j’ai compris (…) que je ne serais plus jamais capable de rester aveugle au monde ». Et c’est bien cette lucidité tragique et ironique qui inspire Jewish Cock.

Katharina Volckmer, Jewish Cock, traduit de l’anglais par Pierre Demarty, éditions Grasset, « En terres d’ancre », août 2021, 200 p., 19 € — Lire les premières pages