Yamina Benahmed Daho : « La matière autobiographique a toujours à voir avec un cadre sociologique et politique » (La Source des fantômes)

Yamina Benahmed Daho © Francesca Mantovani © Gallimard

Avec La Source des fantômes, Yamina Benahmed Daho s’impose comme l’une des grandes voix de cette rentrée littéraire. Ce nouveau récit poursuit l’exploration autobiographique de l’autrice qui, cette fois, plonge dans son enfance vendéenne au cœur d’un lotissement des années 1980 où son père, harki hanté par la Guerre d’Algérie, a choisi de fixer sa famille.

Si, avec La Source des fantômes, elle offre un puissant récit d’une enfance entre joies ludiques et souvenirs impossibles de l’Algérie, Yamina Benahmed Daho n’en oublie pas pour autant d’interroger la matière sociologique et politique des vies bientôt guettées par la dévastation néo-libérale, notamment les ravages économiques des années 1990 et 2000. Avec ce récit de l’émigration, davantage que de l’immigration, de la fin d’un exil et du désir de trouver un nouvel enracinement, Yamina Benahmed Daho s’impose comme une voix majeure de notre contemporain. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre splendide nouveau récit, La Source des fantômes qui vient de paraître à L’Arbalète. Comment vous est venu le désir de raconter votre enfance vendéenne à Fontayne dans un lotissement qui rappelle à vos parents un peu la vie rurale qu’ils avaient en Algérie ? Autant la rudesse du monde que ses joies simples ? Comment en avez-vous notamment choisi le titre ? Le premier titre de travail envisagé a été Les Sources avant que ne paraisse le récit éponyme de Marie-Hélène Lafon. Pourquoi avoir décidé de passer la source au singulier avant également de lui adjoindre un caractère fantomal ?

Cela faisait longtemps que je souhaitais écrire sur l’enfance. J’aimais l’idée de rapporter mon enfance tranquille dans un lotissement en Vendée, à la fin des années 80, une période où l’économie néolibérale commençait à broyer ceux qui avaient déposé leurs existences dans un lotissement, cette utopie urbanistique de la seconde moitié du XXe siècle. Je voulais raconter ces vies-là, qui incluaient celle de mes parents, fendue par un exil d’après-guerre.

Mes parents ont quitté l’Algérie après la guerre dite d’indépendance. Ils se sont installés en Vendée, où je suis née. Ils ont choisi, consciemment ou non, et de manière plus ou moins contrainte, de ne pas évoquer, ou si peu, leur passé, c’est-à-dire leur pays, la guerre, leur langue, leur famille.  Mon enfance, comme tant d’autres, s’est bâtie sur des non-dits, des silences ou des fragments de récit. Raconter un passé familial muet tout en préservant la sociologie du lotissement m’a semblé un enjeu littéraire fort. On baigne à la fois dans le quotidien et le trouble, dans le familier et l’étrangeté. Ce contraste reflète avec justesse mon enfance, joyeuse mais contrariée par les fantômes d’un passé familial qui me résistait. Le roman est un moyen de les retrouver, de les faire parler. On sait depuis Hamlet de Shakespeare que les spectres apparaissent parce qu’il a manqué une parole. Le titre du livre dit cela. Il est vrai que j’avais envisagé comme titre premier Les sources, dont j’aimais le caractère polysémique et qui renvoyaient au chemin de l’exil de mes parents, d’Aïn Tolba à Fontenay (Fontayne, dans le livre), deux lieux symbolisés par l’eau. J’ai dû le modifier en raison de la publication du livre de Marie-Hélène Lafon en janvier dernier et qui portait le même titre. Sans regret, car La source des fantômes dit peut-être mieux encore la voie que je creuse au cours du roman ainsi que le caractère poétique du livre qui interroge la langue.

Immédiatement, vient à l’esprit, au sujet de votre travail, une question plus large sur la désignation générique de vos récits. A l’instar du titre de votre second roman, De mémoire, votre écriture puise ses origines dans un rapport autobiographique à son matériau. S’agit-il pour vous, comme vous l’affirmez d’emblée dans La Source des fantômes, de déterrer ces « souvenirs enfouis » sur lesquels des générations entières bâtissent leurs vies ? S’agit-il finalement d’un travail d’excavation de ce qui a été trop rapidement enterré ?

Je pense aujourd’hui que j’ai commencé à écrire pour cela, oui. Mon écriture pourrait se résumer à un travail de forage, à un chantier de fouilles. Dans Poule D, qui a précédé De mémoire, récit d’une saison dans un club de football féminin amateur, j’évoquais déjà le fait que mon père ne savait ni lire ni écrire. C’était timide mais je savais, par la présence de ce court passage, que je me reposerai sur un matériau autobiographique dans mes prochains livres. Il m’a fallu du temps pour arriver à La source des fantômes parce que j’étire mes histoires à partir de fragments, d’éclats, de chutes de tissus – pour reprendre l’image des souvenirs liés à la machine à coudre de ma mère racontés dans mon précédent roman – et il faut beaucoup de prudence pour travailler à partir d’éléments personnels aussi fragiles.

Mais la matière autobiographique a toujours à voir avec un cadre sociologique et politique, ils sont indissociables selon moi, et c’est l’imbrication de ces champs qui me rend le travail d’écriture désirable. Durant l’écriture de La source des fantômes, je lisais régulièrement des extraits de La misère du monde de Bourdieu. Il y a dans de nombreux entretiens une véritable puissance du récit qui naît de la rencontre entre l’intime et le politique. J’aime ce genre d’histoires. Dans mes récits, je veille à trouver ce nœud, ce point d’attache. Il me serait de toute façon difficile de procéder autrement car quand on est une enfant de harki, on comprend dès l’enfance que le matériau autobiographique relève du commun – car quoi de plus politique qu’une guerre ?

Pour en venir au cœur de votre nouveau récit, La Source des fantômes pourrait se lire, avant même d’être le livre de l’enfance, comme le livre des parents. À commencer par la figure majeure du récit, le père, première source de la narratrice. D’emblée, cet homme se place sous le signe d’une double ascendance : il s’impose, tout d’abord, comme l’homme de la Guerre d’Algérie qu’il effectua, aux côtés de l’armée française comme un harki. A l’horreur de la guerre qui laisse son village natal en ruines, « sous la surveillance de l’armée française » s’ajoute la violence sociale de la solitude d’être un harki : « Nous n’avons jamais passé nos vacances en Algérie. Mon père a l’interdiction de revenir dans son pays parce qu’il est un harki. » Cette guerre l’impose, enfin, comme l’homme des récits en ruines comme il est immédiatement dit : « Au travers des récits troués de mon père, j’imagine très tôt à quoi peut ressembler un village ravagé par la guerre. »

Ma question serait la suivante : est-ce que ces récits troués de la guerre d’Algérie ne sont pas à l’origine de votre parole même ? Est-ce que, plus largement, ces récits traversés d’absences de votre père ne sont pas ces fantômes que cherchent à faire parler votre texte puisque, dites-vous encore à propos de ces hommes qui ont connu la guerre, « Ils ne racontent jamais les histoires en entier. Ils murmurent le début, coupent le milieu, chuchotent la fin, en bégayant. Signes qu’il faut se méfier des fantômes muets » ?

C’est avant tout un livre sur l’enfance que j’ai souhaité écrire et cela ne m’a pas quitté durant l’écriture. La structure même du roman met l’enfance au centre du lotissement – les enfants occupent l’aire de jeu –, entourée d’un premier cercle constitué d’adolescents et de jeunes adultes qui occupent le parking, les bancs et les trottoirs, et d’un second cercle composé de parents qui occupent les maisons. Le jeu, qui est le propre de l’enfance, est abordé dans tous les chapitres. Le jeu purement ludique prend peu à peu une dimension sociale et politique, jusqu’au chapitre final qui présente le père en uniforme et la fille en costume d’Harpagon, s’observant comme dans un jeu théâtral. La construction du roman prépare la fin de l’enfance, la fin du jeu. À mesure que la narratrice remonte à la source, les fantômes sont plus nombreux à circuler dans le livre, révélant ceux-là qui apparaissaient dans les récits troués du père.

Vous avez raison, il me semble que mes livres découlent de la transmission cabossée du passé de mes parents, et plus particulièrement de mon père, qui n’ont pas souhaité restituer intégralement leur histoire. Mais qui a envie de raconter l’horreur de la guerre et la douleur de l’exil ? Je l’ai compris assez tard et c’est aussi pourquoi je n’ai réussi à écrire La source des fantômes qu’après trois romans, qui abordaient déjà en creux le rapport à l’histoire muette de mes parents. Je sais désormais pourquoi j’écris : d’une part, parce que, à l’origine, il y a les paroles trouées de mes parents et l’écriture est une rencontre avec ce vide ; d’autre part, il y a les histoires de mon père, « l’homme des récits en ruines », comme vous dîtes si bien, qui aimait conter des fables, chanter son histoire, jouer avec la langue française et qui, dès l’enfance, constituent pour moi un rapport tourmenté mais très ludique au récit. Si, grâce à l’école publique, j’ai appris à lire et développé le goût de la littérature, c’est bien davantage le rapport que mes parents avaient à la narration qui a fait de moi une écrivaine. C’est sur leurs ruines que mes histoires ont toujours commencées. Mon tout premier texte était un conte pour la jeunesse, Rien de plus précieux que le repos, dans lequel un des personnages, un vieux chirurgien se retirant de la société après la guerre de Sécession, était directement inspiré de mon père, un homme dont la sociabilité masquait en réalité une grande solitude, du fait de son statut de harki.

Aux côtés de la figure du père se tient la figure plus discrète de la mère, à laquelle vous avez cependant déjà pu consacrer de très belles pages, dans A la machine, sur les heures passées à coudre sur sa machine Singer ramenée d’Algérie. Si le père se tient à la croisée de la guerre et de ses fantômes narratifs, la mère s’affirme définitivement ici comme le lien, comme celle qui permet de recoudre, de ramener, à travers les conversations qu’elle entretient avec le père, à une langue fantôme, celle que la narratrice ne parvient pas à articuler sinon par bribes : « Quand ils sont tous les deux, ils échangent dans leur langue maternelle, originelle. Unique moyen de ne pas perdre un dialecte exclusivement oral, de garder vivante une forme qui a résisté à plusieurs langues ». Vous ajoutez, de manière splendide : « Leur langue s’est évanouie dans les champs de tournesol ». N’est-ce pas finalement ce dialecte qui constitue le plus grand fantôme de votre récit ? Est-ce que finalement La Source des fantômes n’est pas l’autobiographie à la troisième personne de vos parents ?

En effet, le dialecte arabe des parents est un des grands fantômes du livre, parce qu’il n’est ni compris, ni parlé par la narratrice. Les conversations entre la mère et le père sont un des éléments qui résistent à l’enfant. Grandir sans rien saisir de la langue originelle de ses parents revient un peu à entendre des voix, cela participe du caractère fantomatique de l’histoire. Une langue commune permet de partager une culture, de se comprendre, d’unir un groupe et, dans mon cas, le dialecte maternel est une rupture, un isolement puisqu’il ne m’a pas été transmis. À cet égard, mon travail de restitution-reconstitution peut être considéré comme une autobiographie à la troisième personne de mes parents, dans la mesure où je prends en charge, dans une autre langue que la leur, une part de leur histoire. Peut-être pourrions-nous parler plus justement d’autosociobiographie, comme on me l’a fait remarquer récemment.

Plus généralement, la question de la langue, bien que portée par la figure maternelle comme vous le soulignez, traverse tout le roman et affecte tous les personnages. Car ce qui a profondément marqué mon enfance, ce sont les différents moyens d’expression orale qui caractérisent une famille, un âge de la vie, une classe sociale, etc. C’est pourquoi le récit fait entendre le dialecte des parents mais aussi les chants du père, la musique rock qui résonne dans la voiture de Thierry, le patois vendéen mêlé à l’arabe, la langue de Fe créée par les enfants, ou encore le discours managérial qui annonce les premières désillusions économiques. Faire le récit de toutes ces expressions mêlées, c’est témoigner de ce qui a été perdu avec l’enfance – les chants si émouvants de mon père, les inventions géniales des enfants – et de ce qui s’est imposé et conduit aujourd’hui nos vies sociales parfois même privées, une langue économique pauvre et autoritaire. Ce livre raconte une enfance marquée par les langues qui s’effacent, se fixent ou renaissent et, parmi elles, il y a celle que j’ai choisie et que je façonne dans chacun de mes livres : une langue travaillée grâce aux auteurs que j’ai lus passionnément mais surtout une langue libre qui emprunte aux silences et à la poésie évaporée de mes parents.

Venons-en à l’évocation de votre enfance au sein même de ce lotissement vendéen où ont choisi de s’installer vos parents. D’emblée, votre portrait s’établit à la croisée d’une enfance française et d’une dépossession mate de l’Algérie – comme si l’Algérie était spectrale en vous, insaisissable et pourtant intimement présente, puissamment fantomale. L’autoportrait que vous dressez de vous-même expose cette identité double : « Face au miroir, je suis deux fois moi : une petite Vendéenne qui ne sait rien de l’Algérie, une fille d’exilés qui cherche à retenir ce qui tombe dans l’oubli / une danseuse orientale, une chanteuse de raï, une conteuse des hautes plaines. » En quoi cette double identité vous permet-elle de déjouer le piège de l’assignation identitaire dans laquelle d’aucuns voudraient enfermer les enfants issus de l’immigration ? En quoi, enfin, s’agissait-il plus largement pour vous de déjouer l’autre piège identitaire, celui des racines dont l’imaginaire relève toujours de l’extrême droite ? En quoi choisir la double image de la « source » et des « fantômes » vous permet de lui trouver une réponse déjouant toute assignation et fixité maladive ?

Vous n’imaginez pas ce que cela fait peut faire à un auteur d’être si bien lu. C’est exactement cela : le livre traduit ce lien spectral avec l’Algérie, un lien « insaisissable et pourtant intimement présent » en moi. Je suis d’autant plus touchée par votre question qu’à la fin de la dernière version du manuscrit, j’ai pensé que ce roman signait la fin de l’enfance, c’est-à-dire la fin du jeu et la fin du Je. Ce moment a été très intense pour moi car je venais de perdre mon père. C’est comme si son absence et l’achèvement du manuscrit me révélaient ce que je cherchais depuis que j’ai commencé à écrire à la première personne : je n’emploie pas le Je pour me définir mais pour nager à contre-courant d’une construction du Je. La source des fantômes est l’histoire d’une généalogie, peut-être même devrais-je dire qu’il s’agit d’une géologie – familiale, impossible. C’est une conclusion heureuse. Le livre révèle une stratigraphie intime, pas une recherche de définition identitaire. La question de l’identité est une fausse piste, une réflexion fermée – d’où des politiques qui radotent et se perdent lamentablement dans une logorrhée morbide, qui ne rassure qu’eux-mêmes. Pour se connaître, seules comptent les histoires, surtout celles dont on hérite en silence ou de manière éclatée. Je lisais récemment ces mots de Laurent de Sutter, dans une interview publiée dans Diacritik en 2021 : « Nous ne sommes rien, mais nous avons une vie, une histoire, un corps, des aventures, des biens, des idées, des souvenirs, et ainsi de suite, en une collection d’items de longueur variable mais par définition toujours finie, qui est tout ce qu’il est possible de dire de nous ». Lumineux !

Évidemment, l’obtention de la nationalité française par mon père fut décisive pour son avenir et celui de sa famille – mais c’était la moindre des choses de la lui accorder au regard de son engagement. L’identité est une affaire administrative, pour ne pas dire une escroquerie. Ce qui me constitue est davantage le fait que mes parents désignaient le pain par le mot « robz » et qu’ils appelaient une pelle à poussières, un « ramasse-bourrier ». Ou bien par le fait qu’ils ne m’aient pas décrit les photos de leur famille quand j’étais enfant. Dans la vie courante, personne ne pense d’emblée que j’ai été déshéritée de toute une culture, d’une histoire familiale, d’une langue. Selon qu’on s’arrête sur mon physique ou mon patronyme, j’ai forcément une « double culture », « des origines », on me prête des compétences farfelues – savoir faire le couscous et les cornes de gazelle –, autant de termes excluants et de sous-entendus racistes. On ne me demandera jamais des informations sur la Vendée ou sur la représentation du vilain dans les romans de Chrétien de Troyes – mon mémoire de Lettres –, que je maîtrise mieux que la culture arabe. Le pire est que j’ai longtemps eu honte de ne pas pouvoir répondre à ces injonctions.

Ne pas savoir dire d’où je venais, qui j’étais, était une faiblesse en société, à l’école où l’on n’évoquait pas ou si peu et si mal la guerre d’Algérie. La littérature m’a permis de comprendre que le problème n’était pas ma réponse mais la question : celle de l’identité, qui voudrait fixer une personne. Mon travail d’écriture cherche à ouvrir un champ de réflexion qui explore les mouvements de nos profondeurs intimes. Je me tiens à la croisée de la fin d’un exil et d’un nouvel enracinement. À ma source, il y a des fantômes, ceux qui hantent et ceux qui rassurent. Cette double image m’a été imposée par le passé de mes parents en Algérie et cela m’émeut de m’apercevoir que, avec ce livre, leur histoire sociale et politique rejoint ma définition stylistique du Je. C’est vertigineux !

Un des aspects les plus remarquables de La Source des fantômes consiste à montrer combien votre jeunesse s’éprouve aux fantômes de la colonisation, à leurs spectres tenaces. Vous posez d’emblée, à l’horizon des premières pages de votre récit, combien la colonisation n’est pas qu’une question de captation géographique et historique de territoires mais qu’elle est une force qui s’éprouve bien au-delà des bornes chronologiques et spatiales. Vous dites ainsi : « La colonisation ne se limite jamais à la conquête d’un territoire, elle s’approprie et déforme une langue ainsi que tout ce qu’elle charrie d’histoires collectives et individuelles, de luttes et de rêves, de souvenirs, d’affects, de silences et de révélations. » En quoi diriez-vous que La Source des fantômes peut précisément apparaître comme un récit postcolonial ? En retiendrez-vous la désignation pour qualifier précisément votre texte ? N’est-ce pas ce caractère postcolonial qui concourt à vous faire dire : « Je suis nostalgique d’un pays que je ne connais pas » ?

J’ai consacré quelques passages à la colonisation et à ses conséquences. C’était inévitable en dressant le portrait d’un père harki, dont la jeunesse a été marquée, anéantie par la guerre. Pour autant, je ne dirais pas qu’il s’agit d’un récit postcolonial. Il m’importe que ce livre soit mon roman sur l’enfance. Les récits postcoloniaux embrassent souvent un collectif, pour évoquer de manière générale ses conséquences tragiques. Le geste historique et culturel à l’origine de nombreux ouvrages et documentaires récemment parus et diffusés est louable. Personnellement, hormis quelques informations ou archives nouvelles qui peuvent m’intéresser, je ne suis jamais totalement convaincue par le récit. Je pense qu’on ne peut pas faire une somme sur la colonisation et ses conséquences, précisément parce que si l’on résume uniquement la colonisation à une histoire commune, on perd à nommer toutes les conséquences sur les individualités qui l’ont endurée.

La source des fantômes n’est pas un récit poscolonial mais une histoire d’enfance qui porte les lésions indélébiles de la guerre d’Algérie. C’est une histoire très particulière, du fait de notre isolement en Vendée. À l’Élysée comme dans les journaux les jours de commémoration, puisqu’on n’en parle pas hors de ces périodes imposées, les harkis, après leur arrivée en France, sont présentés comme des militaires reclus avec leur famille dans des camps – que la langue institutionnelle nomme joliment « hameaux de forestage ». Personne ne sait donc qu’il y a eu des harkis qui ont échappé à cette abominable réalité, se sont choisis une vie d’errance, comme celle de mon père ? Je n’y crois pas une seconde. C’est terriblement maladroit, pour ne pas dire mauvais comme approche de récit institutionnel. En France, on n’a pas compris qu’un récit collectif était une somme de récits individuels. Il me semble que c’est à chacun de se construire un volume de lectures conséquent sur la question postcoloniale pour se l’approprier plutôt que de recevoir des résumés. Dans un domaine aussi fragile et violent historiquement, un livre n’existe jamais seul ; il est en lien permanent avec d’autres voix. La somme de ces voix nous forme et nous déforme, nous construit et nous déconstruit, nous élève intellectuellement et politiquement.

Ainsi, je ne dirais pas que La source des fantômes est un récit postcolonial mais une pièce parmi d’autres qui peut contribuer à la compréhension des conséquences de la colonisation. Il suit modestement des voies ouvertes par Brigitte Giraud avec le très beau Un loup pour l’homme – un roman fondateur pour moi tant il déploie avec délicatesse et simplicité un récit d’engagement et de renoncement d’un père pendant la guerre d’Algérie –, par Xavier Le Clerc avec Un homme sans titre – pour son style sec, ancré dans la violence de la guerre et ce portrait de père, si rugueux, si émouvant – et, bien avant eux, des récits implacables comme ceux de Jacques de Bollardière, ou encore l’impressionnant documentaire que lui a consacré André Gazut, réalisé en 1974 et censuré jusqu’en 2001, qui s’ouvre sur une scène d’enseignement pratique de la torture dans un amphithéâtre rempli de militaires, dont certains quittent la salle en vomissant. Plus récemment, le dernier livre de Nathacha Appanah, La mémoire délavée, est aussi exemplaire en termes de récit sur la mémoire familiale prise dans l’histoire de l’esclavage, sur la ténacité des spectres, comme vous dites. Je ne cite là que très peu d’exemples mais la liste est longue et riche.

Un autre aspect remarquable et très émouvant de La Source des fantômes tient à sa chronique d’époque et son portrait de groupe. Si, à l’évidence, les parents, la sœur Linda ou le frère Jalil se tiennent au centre du portrait, ce même portrait est aussi un portrait choral, d’un ensemble de familles de la classe moyenne vivant dans ce lotissement vendéen. Il y a la bande d’enfants, de Loïc à Sophie en passant par Arnaud ; il y a les couples d’adolescents, Lionel Michaud et Géraldine Boissinot ; il y a enfin les adultes, avec les Souchard. En quoi vous importait-il de brosser dans La Source des fantômes un portrait de groupe qui soit aussi ce qu’on pourrait appeler une autogéographie : un portrait d’individus saisis dans leur lieu d’enfance ou de vie ?

 

Je vous remercie pour cette question qui touche au nœud de la structure romanesque. Quand le désir d’écriture de ce texte est né, c’est un tout qui s’est présenté à mon esprit. Un tout contenant la vie en maison de lotissement et celle de mon enfance. Les deux étaient et restent pour moi indissociables. Il ne s’agissait pas de cadrer uniquement sur mes parents mais bien de l’inclure dans cette cartographie sociologique très particulière qu’est le lotissement. C’est aussi pourquoi La source des fantômes est d’abord un roman sur l’enfance car il n’y a que cet âge qui permet de percevoir la communauté à l’œuvre dans un espace urbain aussi spécifique. Les enfants sont ce lien entre le dehors, l’aire de jeu central et les trottoirs où se déploie la vie sociale, et le dedans, l’intimité des maisons, la vie de famille. Ils sont les personnages qui portent le portrait de groupe. Je voulais raconter une communauté qui a crû en une utopie urbaine, à la sédentarité, à l’appartenance à un groupe social. Contrairement aux immeubles, où les murs semblent perméables, et aux maisons isolées, la vie en lotissement mêle subtilement intimité et vie collective. On ressentait quelque chose de très troublant quand on entrait dans une autre maison, on découvrait un mode de vie identique, ce qui était la preuve rassurante que nous partagions un commun, mais on sentait que l’intimité familiale nous résistait. J’essaie de traduire cet étrange familier dans le livre.

Puis, le lotissement est souvent décrié, présenté comme un lieu sans âme et déprimant. Pour ma part, j’y ai vécu une enfance très heureuse, entourée des espoirs et des rêves des gens qui avaient déposé leur existence en toute confiance dans une maison, à la campagne. Je voulais que cette joie enfantine, empreinte d’un certain lyrisme, court dans le roman.

Enfin, m’intéressait la vitalité de ce lieu fermé, traversé par des questions sociales et politiques au quotidien, portées par les parents et les jeunes et que les enfants imitent. J’espère être parvenue à diffuser au cours de l’histoire une poésie du lotissement, qui s’incarne dans les pissenlits incrustés au bord des trottoirs, dans le vrombissement d’une mobylette, un jean neuf délavé, le camion de commerce de mon père, les fêtes de quartier.

Ma dernière question voudrait porter sur ce qui, de A la machine jusqu’à La Source des fantômes, fait durablement écho dans votre travail : la chronique sociale. Brosser le portrait de vies dans la Vendée des années 80 et 90, c’est aussi se livrer à une chronique historique, celle de la déréliction industrielle, des conflits sociaux et des plans de licenciements de la Fabrique de roulements (1970-2010) qui ébranlent et détruisent jusqu’à la vie la plus intime de ces habitants du lotissement. Diriez-vous ainsi, qu’à la manière d’A la machine, ce nouveau texte peut se lire comme une chronique de la déréliction sociale, une chronique de la domination ?

Absolument. La fin des années 80 signe les premières tragédies économiques – le chômage, les fermetures d’usine, la réduction des services publics, la baisse des salaires – qui ont douché les espoirs des familles qui avaient tout investi dans une maison de lotissement, souvent acquise à crédit. Enfant, j’ai ressenti les conséquences de ces tremblements économiques, c’est-à-dire les premières désillusions de la jeunesse, les craintes des parents, un groupe social qui se délite, la fin d’une utopie urbaine. Ce cadre sociologique s’est imposé naturellement lors du travail d’écriture. D’une part, parce que la chronique sociale m’intéressait, comme vous le relevez. D’autre part parce que m’apparaissait comme une évidence que la fin de l’enfance était marquée non seulement par la rencontre dans le jardin entre le père et la fille mais aussi par la fin des illusions sociales qui caractérisaient la communauté du lotissement. J’ai donc travaillé sur cette double trajectoire narrative : la fin du jeu purement ludique correspond également à la fin d’un jeu socio-économique, qui achevait l’avenir économiquement vertueux qu’on nous avait promis. De toute façon, je ne sais pas travailler autrement qu’en construisant des personnages avec une dimension, même discrète, sociologique. C’est quand ils sont pris dans les rouages de la société que les personnages me semblent le plus incarné.

Dans la mesure où je m’inscris dans un courant de littérature contemporaine, je ne peux pas exclure de poser un filtre politique sur l’histoire. Dans À la machine, je n’explique pas autrement la mise à l’écart jusqu’à l’oubli de Thimmonier, l’inventeur de la machine à coudre, sinon par le dévoilement du fonctionnement socio-économique propre à l’ère industrielle. De la même manière, je ne pouvais pas raconter la vie de la famille d’un harki dans un lotissement isolé de Vendée sans décrire les mécanismes d’une économie qui est à l’origine de l’installation des habitants dans ce lieu-là. D’autant que ce qui caractérise économiquement et politiquement la fin des années 80 – l’euphorie de la démocratie libérale, l’élection de Mitterrand, l’effondrement du Parti communiste, la percée du Front national, la chute du Mur – reflète des mécanismes encore à l’œuvre aujourd’hui, ceux-là mêmes qui affectent nos vies, nos métiers, l’avenir de nos enfants. La littérature doit s’emparer de récits sur les rapports de domination. Elle est un moyen de rendre les coups, comme le dit si justement Nicolas Matthieu. La source des fantômes est un hommage à l’enfance et, à travers elle, à mes parents et aux habitants qui ont été dépossédés violemment des promesses du capitalisme sur lesquelles ils avaient fondé leurs existences. Ce livre, chaque livre, est un moyen de choisir son camp.

Yamina Benahmed Daho, La Source des fantômes, L’Arbalète/Gallimard, août 2023, 144 p., 18 € — Lire un extrait