Le livre de Sergio González Rodríguez est une enquête menée au sujet de l’enlèvement et du très probable assassinat de 43 étudiants au Mexique, en 2014, et dont les corps n’ont jamais été retrouvés. Les 43 d’Iguala est aussi un livre politique, un état des lieux politique, en même temps qu’un livre qui obéit à une injonction morale, un devoir qui s’impose et auquel on ne peut se soustraire.
« J’aurais préféré éviter de le faire, mais cela s’est révélé impossible » ; « Je dois parler de ce dont personne ne veut plus parler. Je dois m’exprimer contre le silence, contre l’hypocrisie, contre les mensonges », écrit l’auteur. La position est ici morale, retrouvant l’image de l’individu seul face à la corruption générale – un Je face à un On, une sorte de héros seul contre presque tous. Cette position exprime surtout l’impératif moral qui ne relève pas d’une moralité collective mais d’une nécessité qui s’impose à l’individu, à laquelle il ne peut se dérober. Le livre doit être écrit, l’enquête doit être menée, parce qu’il le faut. Par l’obéissance à cet impératif, il s’agirait de traduire la nécessité d’une morale qui persiste en tant qu’impératif au sein d’un monde, en tout cas d’un pays, qui en a perdu l’idée depuis longtemps, mais aussi d’affirmer l’idée de l’humain là où toute trace en a été effacée. De fait, le tableau du Mexique que dresse l’auteur montre que le pays a oublié et dépassé les limites que l’on suppose définitoires de l’humain, limites en particulier morales : enlèvements, meurtres, massacres, corruption règnent, conduisant à traiter les corps humains, les vies humaines comme des objets négligeables, utilisables, tuables selon son intérêt. Face à ces millions de vies qui ne valent rien, l’impératif moral, l’exigence d’une morale ne demeurent-ils pas les signes persistants de l’humain, d’une humanité revendiquée et à revendiquer ?
L’enquête qui constitue le livre met en évidence que ce qui est caractéristique de la politique du Mexique englobe, au-delà des frontières mexicaines, la politique envahissante des USA mais aussi une forme générale de politique au service de l’intérêt particulier des États et de groupes économiques. Les 43 d’Iguala est aussi un livre de géopolitique dont l’exigence de vérité combat l’illusion d’une démocratie partout régnante, d’une liberté qui serait devenue l’idéal des politiques menées. Au contraire, l’auteur met en évidence les logiques qui, sous les discours officiels et aveugles, sont des logiques guerrières où l’homme demeure un loup pour l’homme jusqu’à le nier, le tuer, le massacrer, s’en servir comme de pions que l’on peut sacrifier sans scrupules puisque l’exigence de l’humain ne fait pas du tout partie de cette logique. À l’intérieur de cette logique, l’État n’est pas l’institution garante de l’intérêt général mais le moyen par lequel opèrent pour leurs propres comptes des intérêts particuliers. Ce que cette logique rend possible est une forme de politique générale, peut-être celle qui se répand aujourd’hui et nous caractérise : « la banalité de l’atrocité au royaume de la politique formelle » ; politique qui « remet au goût du jour l’extermination de personnes avec le soutien du formalisme institutionnel » ; « cette atrocité a lieu comme si de rien n’était […], c’est le statut même d’humain qui est broyé ».
Pour Sergio González Rodríguez, il s’agit de dévoiler la réalité, de dire la vérité, cette vérité qui s’oppose à l’entreprise destructrice des peuples et de l’humain inhérente aux politiques majoritaires actuelles. Il s’agit, pour cela, d’élaborer une esthétique : « J’ai dû aller à l’encontre du ton mesuré qui domine le langage de la politique, de la vie publique, et même de la littérature et du journalisme ». La vérité et la justice ne sont possibles qu’à condition de réélaborer les conditions du discours et la forme ou le style de ce discours, cette réélaboration correspondant pour l’auteur à l’enquête objective et développée incluant tout ce qui peut être dit à l’occasion de cette enquête, y compris les zones irrésolues, y compris les dimensions qui a priori n’ont pas de rapport avec l’objet premier de l’enquête. Dans Les 43 d’Iguala, Sergio González Rodríguez est ainsi amené à élargir sans cesse à partir de la disparition des 43 étudiants, à intégrer des éléments historiques, sociologiques, géopolitiques, culturels, politiques qui transforment l’objet initial et le font apparaître selon une complexité inédite.
De fait, l’auteur traite l’objet premier de l’enquête comme une sorte de révélateur ou de catalyseur, un signe qui, déplié, permet de mettre au jour un ensemble de dimensions, de lignes, de possibilités qui dépassent ce que l’on peut penser au premier abord si l’on garde les yeux fixés sur la seule disparition des étudiants et les éléments simplistes qui ont servi à construire l’explication officielle de celle-ci. L’enquête est le moyen d’une intelligence, d’une pensée des relations qui est une pensée de ce qui a eu lieu mais aussi du monde, de cette réalité recherchée par l’auteur qui est en elle-même constituée de relations complexes entre des dimensions dont les rapports ne se donnent pas à voir immédiatement. L’enquête ne serait pas ici le seul moyen d’une élucidation policière ou journalistique, elle serait la méthode par laquelle penser, puisque la nature du monde est telle qu’elle ne peut se révéler que par le moyen d’une investigation animée par l’intelligence des relations apparemment les moins évidentes.
Le fait initial est le suivant : à Iguala, dans l’État de Guerrero, le 26 octobre 2014, 43 étudiants disparaissent alors qu’ils se rendent en groupe à une manifestation protestataire. La version officielle du gouvernement mexicain est que ces étudiants auraient été enlevés, torturés, assassinés et incinérés par des membres du cartel des Guerreros Unidos. Les corps n’ont jamais été retrouvés. L’explication du gouvernement du pays, largement douteuse, est focalisée sur la corruption locale de certains dirigeants de l’État de Guerrero, de certains policiers et militaires, et sur les tensions générées par le trafic de drogue et les différents groupes mafieux qui se le disputent. Cette explication s’avère cependant insuffisante, parfois incohérente, ce qui conduit à soupçonner fortement qu’elle est mensongère. Elle ne permet pas non plus de clore le débat concernant ce qui est arrivé aux personnes enlevées puisque les corps demeurent introuvables et qu’aucune preuve matérielle ne s’impose comme suffisante. La question « Que s’est-il passé ? » demeure pertinente et la nécessité – voire le devoir – de l’enquête est manifeste, même si l’enquête policière et gouvernementale semble close.
C’est cette enquête qu’élabore Sergio González Rodríguez en procédant d’une façon particulière, intégrant dans celle-ci les zones obscures, la complexité des relations et des possibles. Ne parvenant pas plus que d’autres à rassembler la totalité des pièces du puzzle, l’auteur expose celles qu’il possède pour envisager plusieurs possibilités d’assemblage sans que l’ensemble ne soit au final achevé. Ainsi, l’auteur expose les témoignages qui rendent difficile, voire impossible une synthèse en vue de l’établissement certain des faits, même si ces témoignages convergent pour mettre en évidence l’implication criminelle de la police et de l’armée. Il expose de même la situation qui est celle de la région où les faits ont eu lieu : région pauvre, délaissée, en proie à la répression de l’État, livrée au trafic de drogue et d’armes, à la corruption, ce qui est supposé justifier la violence volontiers illégale que les pouvoirs publics y exercent ; mais région également très politisée, où l’on s’insurge traditionnellement contre l’ordre établi, y compris de manière violente, où existent des groupes contestataires qui eux-mêmes fondent leur action sur la violence. Il ne s’agit pas pour l’auteur de signifier que les responsabilités sont équivalentes mais de mettre au jour une complexité sociologique, historique, culturelle, économique, politique faite de rapports de force et de pouvoir, traversée par une violence généralisée qui fait que chaque violence, y compris celle d’Iguala, est noyée dans mille autres, qu’il est difficile d’attribuer de manière certaine la violence exercée à tel ou tel groupe, de la rattacher à tel ou tel motif. Dans ce contexte, la violence n’est pas seulement une habitude ou le moyen le plus immédiat du recours contre la violence elle-même, elle devient un simple ensemble de données statistiques qui effacent les personnes, les individus, la réalité des corps et des vies massacrés, tués. L’enquête voulue par l’auteur doit trouver un moyen de sortir de ce seul point de vue, de fonder la possibilité d’un autre récit pour « sauver » les individus, en tout cas leur mémoire et leur valeur en tant qu’humains.
Sergio González Rodríguez montre également comment l’État de Guerrero est un lieu pour une politique où interviennent les USA, la CIA, qu’il est un enjeu stratégique et géopolitique qui dépasse la seule politique interne du Mexique. Cette politique repose elle aussi sur la violence, sur l’illégalité ou l’alégalité (stratégie d’insurrection et de contre-insurrection), en vue de l’intérêt non des populations mais des États, des ambitions personnelles, des buts économiques et géopolitiques intriqués. Dans ce contexte, il est difficile de savoir qui a décidé quoi au sujet des étudiants d’Iguala, qui a fait quoi et à quelle fin – il est difficile de le savoir de manière certaine puisque aucune preuve suffisante ne permet de reconstituer la chaîne des responsabilités et des décisions. Ce qui s’est passé à Iguala demeure le signe d’une situation confuse, complexe, englobant un ensemble de possibles que l’enquête ne réduit pas et ne résout pas de façon claire et évidente : contractant un monde de relations et de dimensions plurielles, confuses, mettant en évidence les implications de ce monde, le signe les expose sans les organiser de manière distincte et définitive, demeurant lui-même obscur.
C’est ce qui fait l’originalité du livre de Sergio González Rodríguez : l’enquête est nécessaire, elle est un devoir, elle déploie un autre récit critique, pour les victimes, pour la défense et le rappel de leur valeur ; elle est en même temps inachevée, impossible à clore par une synthèse globale et unifiante. Cette enquête est ainsi un texte littéraire qui se déploie à partir d’un centre absent (ce qui est arrivé aux victimes d’Iguala), centre à partir duquel le langage prolifère sans s’achever dans un discours qui révèlerait la vérité, égrenant au contraire des pistes possibles qui demeurent en tant que possibles, texte à la fois document et fiction (qui n’est pas ici synonyme d’invention imaginaire). Au cœur de ce discours, persistent les corps des 43, corps qui demeurent introuvables, dont on ne sait ce qu’ils ont subi ni précisément par qui. Le crime commis à Iguala peut faire apparaître – et c’est l’objet de l’enquête telle qu’elle est menée dans ce livre – tout le contexte, toutes les implications, tous les acteurs possibles, les intérêts possiblement en jeu, le type de politique qui s’exerce ici ; mais les derniers mots de l’auteur sur ce crime ne peuvent rendre ces corps aux vivants, ne peuvent les faire apparaître en pleine lumière, c’est-à-dire ne peuvent combler le vide, résoudre l’inconnu. Même si le livre oriente vers une version probable, celle-ci, en tant que telle, demeure incertaine. Le langage, alors, ne peut que proliférer et l’enquête demeurer ouverte avec, en un son centre, le tombeau absent de 43 corps absents.
Sergio González Rodríguez, Les 43 d’Iguala, préface de Marie Cosnay. traduit de l’espagnol (Mexique) par Guillaume Contré, éditions de l’Ogre, août 2023, 192 p., 20 €