Comme chaque été, alors que les aoûtiens sont tout à leurs vacances, et que l’ensemble du pays semble encore tourner au ralenti, des centaines d’articles et de reportages fleurissent comme des marronniers sur ce « rendez-vous incontournable » qu’est la rentrée littéraire. Et cette année, la presse est unanime : la rentrée 2023 est « resserrée », « sobre », avec seulement 466 romans au programme, du jamais vu depuis plus de vingt ans.
Mais 466 romans, ça veut tout et rien dire. C’est abstrait, c’est peu et beaucoup à la fois. 466 romans, ça prend combien de temps à écrire, à corriger, à publier, à ranger, à conseiller, à lire ? Ça représente combien de papier, ça prend quelle place, ça pèse combien ? Est-ce que ce nombre a seulement du sens pour rendre tangible ce qu’est la rentrée littéraire ? C’est quoi, 466 romans paraissant à l’automne, au juste ?
Commençons d’abord par dire ce que ce n’est pas. 466, ce n’est pas le nombre de nouveaux romans publiés dans l’année, ni même la majorité. Des livres, il en sort chaque semaine ou presque et non des moindres : les deux livres les plus lus de 2022, ceux de Pierre Lemaître et Joël Dicker, étaient parus en début d’année ; Le Lambeau de Philippe Lançon était sorti au mois d’avril, tout comme le dernier roman de Javier Cercas, ce printemps. En fait, la rentrée littéraire représente seulement 5% de la production annuelle. Quantitativement, elle n’a donc rien d’exceptionnel.
466, ce n’est pas non plus le nombre de nouveaux romans qui va paraître cet automne. J’en ai dénombré bien plus sur les différents bons de commande que j’épluche depuis le mois de juin. Car au chiffre officiel établi par le magazine Livres Hebdo, il faut ajouter quelques centaines de romans policiers, de science-fiction ou de fantasy, de classiques redécouverts ou retraduits… Autant de catégories de la littérature ne rentrant pas dans le décompte de la rentrée littéraire (sauf exception : qu’est-ce que L’Anomalie de Hervé Le Tellier si ce n’est de la science-fiction ?) Et que dire des livres de poche, plus nombreux encore, qui s’ils ont déjà eu une première vie en grand format n’en sont pas moins des « nouveautés », des livres qui, devenus plus accessibles, susciteront un nouvel engouement et seront travaillés avec le même soin que leurs homologues en grand format ? Au total, ce sont plus de 1500 nouveaux titres de littérature qui paraîtront d’ici la fin du mois d’octobre et devront lutter pour se faire une place dans les médias, sur les tables des librairies et dans le temps de lecture réduit que les lectrices et les lecteurs pourront leur consacrer.
Lutter, le mot n’est pas trop fort. Car la rentrée littéraire, c’est peut-être d’abord cela, une lutte, une compétition souvent cruelle entre 466 romans et autant d’auteurs, une course de fond qui s’étale d’août à décembre. La rentrée littéraire, fondamentalement, est un long processus de sélection qui vise à déterminer quels seront les livres qui s’offriront à Noël. Cette vingtaine, trentaine de romans qui, parce qu’ils auront animé l’automne, reçu des critiques élogieuses ou, mieux, l’un des grands prix littéraires de novembre, se seront rendus incontournables. Incontournables au point que leur absence sur une table de librairie à l’approche des fêtes déclencherait l’incompréhension, voire le courroux des lecteurs. En août, tous les romans de la rentrée littéraire sont égaux. Mais en décembre, certains seront devenus plus égaux que d’autres.
D’ailleurs, c’est faux, tous les romans ne naissent pas égaux. 466 romans en grand format, c’est déjà beaucoup trop pour la plupart des librairies : il nous serait impossible de tous les présenter sur nos tables petites et déjà bondées, et il serait déraisonnable de tous les acheter au vu de nos trésoreries serrées. Le métier de libraire consiste à faire des choix, alors nous choisissons, dès le printemps déjà. Parfois après lecture des épreuves envoyées par les maisons d’édition, souvent sur la foi d’un résumé, d’un extrait de quelques pages, des conseils de nos représentant.es, de la voix d’un éditeur venu présenter sa rentrée et dont on entend l’enthousiasme pour un livre auquel il croit plus qu’aux autres. Encore plus souvent sur la foi d’un nom, d’un auteur aimé, reconnu, que l’on défend depuis des années ou dont on sait que le succès est quasiment assuré. Alors on choisit, on place nos paris. On en commande certains en quantité et on fait beaucoup d’impasses. La rentrée littéraire n’a pas encore commencé que certains des 466 romans sont déjà presque invisibles.
Et ensuite ? La compétition démarre. Et là on se rend compte qu’un roman dont on attendait beaucoup se révèle décevant ; qu’un autre fait tellement parler de lui qu’il fait de l’ombre à tous les autres ; qu’une jeune écrivaine se révèle au public après une intervention brillante lors d’une émission de télévision ; qu’un livre que l’on n’avait pas du tout vu venir est unanimement encensé ; qu’à l’inverse, et c’est alors terrible, que ce roman remarquable qui nous a bouleversé semble n’avoir été remarqué par personne, et qu’il faudra redoubler d’efforts pour le faire lire malgré tout. Alors on ajuste, on enlève des livres de la table pour les remplacer par d’autres. Et dans toutes les autres librairies de France, des libraires enlèvent des livres de leurs tables pour les remplacer par d’autres. Et dans toutes les rédactions de France, des journalistes vont moins parler d’un livre pour mieux parler d’un autre. Et chez tous les éditeurs, on va renforcer les moyens alloués à la promotion d’un livre, quitte à ce que ce soit au détriment d’un autre. Un ordre des choses se cristallise peu à peu, forme de consensus que parachèveront les prix littéraires de novembre.
Alors qu’ils soient 466 auteurs sur la ligne de départ, 600 ou 1500, cela ne change presque rien : il n’en restera toujours qu’un petit nombre au final, quelques romans élus dont on dira qu’ils ont marqué la rentrée littéraire. Pour ceux-là, l’automne sera grisant, riche en sollicitations, en festivals, en louanges, rythmé par les annonces successives des listes de titres en lice pour les principaux prix, avec l’espoir qu’au bout, peut-être… Pour les autres, les centaines d’autres, ce sera plutôt la morosité, voire la désillusion ou la souffrance. Quoi de plus cruel que de réaliser qu’alors que la vie littéraire bat son plein, son roman n’est pas lu, ne semble presque plus exister, ce roman auquel on a consacré des années et qui n’est pourtant pas moins bon que les autres. En ce sens, cette rentrée 2023 resserrée est une excellente chose : moins d’auteurs seront cette année laissés sur le carreau.
Mais enfin, pourquoi reproduire chaque année ce même rituel qui fait des maisons d’édition des « écuries » défendant leurs « poulains » et de la littérature contemporaine une compétition acharnée ? Probablement parce que malgré ses innombrables défauts, la rentrée littéraire est le meilleur moyen que l’on ait trouvé pour faire exister la littérature contemporaine. C’est parce que la rentrée existe, avec ce qu’elle contient de compétition, de suspense, de dramaturgie, que l’on parlera abondamment de littérature dans les prochaines semaines. C’est grâce à elle qu’émergent chaque année de nouveaux auteurs, de nouvelles façons de penser le roman. C’est grâce à leurs succès de l’automne que les éditeurs pourront continuer à publier de nouveaux livres tout au long de l’année. C’est grâce au fruit des ventes de l’automne que les librairies pourront continuer à défendre la diversité éditoriale, même au cœur des mois creux de l’hiver et du printemps. C’est parce que la rentrée littéraire existe que les livres sont encore les cadeaux que les français aiment le plus offrir à leurs proches à Noël. C’est enfin en partie grâce à cette exception française que la littérature existe plus qu’ailleurs dans les médias, dans les conversations, dans les esprits, dans l’imaginaire national. La rentrée littéraire fait vendre des livres en décembre. Mais elle fait surtout vivre toute la littérature, toute l’année.
Alors ne boudons pas notre plaisir et, sans cynisme, profitons de ce que la littérature nous offre cet automne. Car cette année comme les précédentes, il y aura beaucoup de bons livres, peut-être même des grands livres. Goûtons sincèrement au bonheur de lire, d’être surpris, amusé, ému au détour d’une phrase, de refermer un livre en se sentant nourri, un peu différent de la personne que l’on était en le commençant.
Et gardons à l’esprit que derrière les quelques incontournables qui seront désignés vainqueurs se cachent quelques centaines d’autres romans qui ne demandent qu’à être lus, et que parmi ceux-là se trouve peut-être celui qui illuminera votre automne en dépit de tous les pronostics. Et qu’il suffit parfois qu’une poignée de lecteurs conquis se passent le mot pour qu’un livre continue à exister, que quelques libraires portent un roman à bout de bras pour que son auteur soit lu, même modestement, mais bien lu.
Pour ma part, si j’y parviens, j’aurai réussi ma rentrée.
Nicolas Seine est libraire à Lagrasse, dans l’Aude