Neige Sinno : « Je voudrais que MeToo soit avant tout une exploration de nos ambivalences » (Triste Tigre)

Neige Sinno © éditions P.O.L

Avec Triste Tigre, Neige Sinno s’impose comme l’une des révélations de cette rentrée. Véritable déflagration, son livre qui interroge le viol que le beau-père a fait subir à l’autrice durant son enfance, mobilise une rare puissance de diction et un saisissant pouvoir d’intellection des faits.

Approcher la figure du violeur en la questionnant socialement depuis la littérature, décrire politiquement le viol en tenant non le viol mais l’analyse du viol comme le tabou ultime de notre société : telles sont les visées de ce récit qui emprunte aussi bien à l’enquête qu’à la non-fiction américaine d’une Anne Boyer. Après les remarquables Une mère éphémère d’Emma Marsantes et L’Âge de détruire de Pauline Peyrade, Neige Sinno dessine une nouvelle voix, tout aussi singulière, dans cette littérature post-MeToo qui désormais fonde notre rapport au contemporain et à la littérature. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de l’autrice le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et remarquable récit. Comment vous êtes-vous décidée à écrire sur le viol qu’enfant vous a fait subir votre beau-père et sur le procès qui à l’horizon des années 2000 a abouti à sa condamnation ? Vous aviez jusque-là confié votre écriture à la fiction, avec notamment la parution du Camion en 2018 mais, en dépit de vos préventions jusque-là contre la non-fiction, vous déclarez notamment que « ce qui est bien avec la non-fiction c’est qu’on peut faire fi de la vraisemblance, exposer des faits et des enchaînements de faits qui semblent incohérents, voire impossibles, mais on a le droit, et il faut bien que le lecteur nous fasse confiance puisqu’on lui dit que ça s’est passé comme ça. » Avez-vous choisi cette fois la non-fiction pour dire combien, comme vous l’affirmez, « chaque histoire de viol est unique » ?

Ce que je rejetais avant tout, c’était l’écriture de soi, l’autobiographie. Je ne voulais pas aller là. Je voulais écrire le viol, la maltraitance, la loi du silence, mais je ne voulais pas raconter ma propre histoire, pas à la première personne, pas comme ça. Quand j’ai décidé de le faire quand même, la non-fiction a représenté un espace de liberté, elle m’a permis d’accéder à un territoire où l’incohérence n’était pas un défaut de la narration mais son cœur même, afin que le récit puisse s’articuler sur la contradiction entre désir de comprendre ce qui est arrivé et l’impossibilité de comprendre.

Cette idée que chaque histoire – de viol – est unique est un garde-fou pour ne pas oublier que je ne peux être spécialiste que de mon propre cas. On est souvent tenté de faire des généralités quand on s’aventure sur le terrain de l’essai, de la réflexion, et je sais que c’est impossible et injuste. Il y a des personnes qui ne se reconnaîtront pas dans ce que je dis de mon expérience ou dans certains de ses aspects, je ne peux pas parler de la violence sexuelle en général. Mais en même temps, je ne veux pas me limiter à ce viol que j’ai connu, parce que c’est aussi une des stratégies d’oppression que l’on rencontre dans un parcours de victime, que de croire qu’il s’agit d’une expérience personnelle uniquement. J’ai cherché à me tenir en équilibre là où l’individuel rencontre le collectif, sur une ligne de crête où le risque de basculer d’un côté ou de l’autre est toujours présent.

Comment avez-vous choisi ce titre, Triste Tigre ? Vous écrivez de très fortes pages dans votre récit sur Tiger, Tiger de Margaux Fragoso, dont la lecture fut déterminante pour vous. En quoi s’agissait-il, pour vous, d’une certaine manière de rendre hommage à ce texte si marquant ? Pourquoi la figure du tigre, venue d’un poème de William Blake dont vous donnez en reproduction le manuscrit enluminé, vous paraît-elle rendre compte avec acuité des agissements du violeur ? En quoi l’un comme l’autre posent-t-il à l’univers l’énigme, écrivez-vous, de « son insondable violence » ? Diriez-vous, enfin, qu’avec Une mère éphémère d’Emma Marsantes, ou encore L’Âge de détruire de Pauline Peyrade, vous rangeriez votre récit dans un mouvement post-MeToo ?

 

Il y a plusieurs tigres dans le titre, et ils sont tristes de différentes façons. Le prédateur est un tigre. Ma colère est un autre tigre. Il y a une référence à l’enfance – le poème de Blake est une ritournelle pour enfants, et en espagnol tres tristes tigres est un jeu de langue comme les serpents qui sifflent sur vos têtes en français –, et une référence à la sauvagerie, à l’animalité. La tristesse là-dessus est à la fois une victoire sur le tigre – qui devient un triste sire, un pauvre type – et un constat d’impuissance. Le tigre qui figure dans le poème est celui qui articule un questionnement sur le mal : le tigre et l’agneau sont-ils créés par la même énergie ? Qu’est-ce que j’ai en commun avec mon violeur ? Est-ce que je peux le comprendre ? Il s’agit d’aller vers le précipice et regarder vers le bas : si le tigre est mon semblable, comment ne pas devenir tigre à mon tour ?

Ce texte s’inscrit complètement dans un moment post-MeToo, d’abord dans sa forme, qui est celle d’une sorte de conversation, une adresse ou un monologue intérieur, d’une voix qui prend part à une conversation en cours. C’est comme ça que j’aimerais qu’on conçoive MeToo en premier, comme la possibilité offerte de parler du sujet des violences sexuelles, pas seulement dénoncer mais parler et penser ces phénomènes, les mettre au centre de notre analyse de la société.

Vous l’avez sans doute remarqué, le texte commence par une phrase qui inclut la mention de me too : moi aussi, mais ce n’est pas pour dire moi aussi j’ai été victime, c’est pour affirmer que moi aussi ce qui me fascine c’est la violence, c’est le monstre : « Car à moi aussi ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau ». Je trouvais important de faire ce constat, je voudrais que MeToo soit avant tout une exploration de nos ambivalences, de la complexité de tout ce qui est en relation avec le viol. Essayer de déconstruire, démonter ces mécanismes qui nous constituent au sens de décortiquer mais aussi de les démanteler, avec le désir de les détruire pour donner naissance à autre chose.

Triste Tigre cherche à approcher, en premier lieu, la figure du violeur en posant, d’emblée, un paradoxe qui prend à revers les attendus des récits racontant le viol, paradoxe qui va guider l’écriture de l’ensemble du récit : « ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. » Pourquoi avez-vous d’emblée cherché à concentrer votre attention narrative et herméneutique sur le bourreau plutôt que sur la victime ? S’agissait-il pour vous de montrer combien l’emprise du violeur fait de lui, à la fois, comme vous le dites, le « démiurge de sa propre vie » ? Mais, comme vous le notez, ce portrait du violeur vous pose question car c’est aussi bien une emprise finalement scripturale qu’il signale puisque, comme vous le dites encore, « c’est encore un projet de l’agresseur, où il se trouve au centre, qu’il a presque prédit et souhaité » ?  

Cette fascination pour la violence, pour celui qui l’exerce, qui se donne ce pouvoir à lui-même, je crois qu’elle est très ancienne, qu’elle est naturelle aussi, et qu’il est utile – et intéressant d’un point de vue littéraire – de la regarder de près. Ce désir de se mettre à la place de l’agresseur est central dans la question du viol. J’ai toujours eu cette intuition et je voulais l’explorer dans le texte. Je n’en viens pas à bout d’ailleurs dans ce livre, car le désir de comprendre a tellement d’implications, positives et négatives, que cela nous conduit vers d’autres problématiques constamment, et qu’il me faut revenir en arrière à chaque fois pour poser à nouveau la question.

Et, oui, au bout d’un moment on se rend compte que cette fascination que je proclame au départ comme la force conductrice de mon écriture, c’est justement ce que mon agresseur a souhaité exercer sur moi : un pouvoir qui fait que mon attention entière se dirige sur lui. Elle le fait exister, lui donne de la place. Comment faire dès lors pour détourner cette force ?

Aux côtés du portrait du bourreau, se tient le portrait de l’enfant, de la jeune fille, ainsi que de la mère de famille que vous êtes devenue. Si le récit imprime un mouvement autobiographique à votre parole, celle-ci ne manque jamais de s’interroger sur l’interprétation qu’il s’agit de donner des épisodes que vous avez vécus, notamment à partir du prénom que vous portez : Neige.

Dès lors, Triste Tigre prend deux directions tonales : la première interroge comment votre enfance, pourtant placée d’emblée sous le signe d’un prénom tout droit sorti des contes de fées, tourne au cauchemar, si bien que vous donnez de manière significative pour titre à une section : « Ma vie comme film d’horreur ». De la même manière, mais inversement, retraçant les réactions suscitées par votre prénom à votre naissance, votre récit devient chronique sociale de la vie de parents post-hippies, qui ont fait le choix d’élever leurs deux filles dans un état de grand dénuement et pauvreté. Cette chronique sociale devient également, à l’occasion d’un titre significatif donné à une section : « Ma vie comme une succession de faits divers ». En quoi vous paraissait-il important de montrer que cette vie ne peut se saisir qu’à l’aune de ces prismes génériques, quelque part entre le conte de fées, la chronique judiciaire et le film d’horreur ?

Est-ce que toutes les vies ne peuvent pas se raconter ainsi selon différents angles, dans différents registres ? C’est la question épineuse du point de vue de la voix narrative dans un récit autobiographique, ou dans un récit quel qu’il soit. Selon la façon dont on la raconte, une expérience peut prendre un aspect radicalement différent. Si je racontais cette histoire en insistant sur la tragédie qu’elle peut représenter, comme une espèce de conte où le malheur s’abat sur une petite fille, j’insisterais sur le caractère universel de ce type d’expérience. Mais si je le raconte du point de vue du réalisme social, on se pose des questions différentes, des questions sur la vulnérabilité de certaines personnes dans les relations sociales et de pouvoir, sur les conditions du patriarcat qui positionne les individus sur l’échiquier des hiérarchies sociales et prédispose certains à être abuseurs et d’autres à devenir abusés. Le mot « pauvreté » me semble un peu fort, mais il me semblait intéressant de noter que les abus ont commencé à un moment de déclassement social, d’une précarité choisie à une précarité subie.

Le caractère presque ludique des passages où sont introduits les articles de journaux me permet de faire raconter la partie la plus terrible de l’histoire par la voix du journaliste qui commente les faits au moment du procès, c’est lui qui titre 7 ans de calvaire pour une fillette, au lieu de devoir prendre en charge cet aspect directement à travers la voix narrative. On ne s’en rend peut-être pas compte à la première lecture mais il y a dans tout le texte des stratégies de ce genre qui me permettent de protéger mon lecteur, de l’épargner un peu, car je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aborder les faits trop frontalement.

Cette forme « ma vie comme… » est un clin d’œil à un texte de non-fiction qui a eu son importance pour moi pendant l’écriture, In the dreamhouse de Carmen María Machado, qui emploie ce procédé pour donner différentes entrées possibles à la maison de rêve, qui devient cauchemar, qu’a été sa relation amoureuse avec une personne toxique.

Un des aspects les plus remarquables de Triste Tigre consiste à déplacer la question du viol dans le récit lui-même. Ainsi, d’emblée vous affirmez deux caractéristiques de votre vision du récit du viol qui vont précisément guider votre parole. En premier lieu, contrairement à une idée tenace, le tabou n’est en rien le viol mais bien plutôt l’analyse du viol : « Le tabou, dans notre culture, ce n’est pas le viol lui-même, qui est pratiqué partout, c’est d’en parler, de l’envisager, de l’analyser. » A ce constat premier s’ajoute une seconde considération sur le viol selon laquelle celui-ci n’est pas uniquement une question de sexe mais surtout une question de pouvoir. Ainsi, en analysant les mécanismes du viol comme vous le faites et ses motivations, ne s’agit-il pas précisément d’opposer au pouvoir du violeur sur sa victime un contre-pouvoir par le récit qui cherche à défaire la domination ? Diriez-vous qu’il en va d’un contre-pouvoir de cette nature dans l’écriture de Triste Tigre ?

 

Oui, tout à fait, c’est mon ambition au début du livre, que ma voix s’oppose à celle de l’agresseur, qu’elle finisse par dégonfler sa puissance, en en faisant à son tour un objet. Mais, on s’en rend compte assez vite, ce désir de revanche par la parole n’attendra jamais son objectif, jamais complètement, car le mal est fait, et prendre le dessus est devenu non seulement impossible mais hors de propos puisque cela reviendrait à reproduire la logique de domination. C’est donc un contre-pouvoir un peu mélancolique, un contre-pouvoir qui restera dans l’ombre. En ce sens, si le tigre du titre représente ma colère, et d’autres colères), il y a une tristesse là aussi, celle d’arriver trop tard pour que quoi que ce soit puisse être véritablement sauvé.

Cela n’invalide pas la valeur et le courage de la tentative de faire le récit de ce qui est arrivé. J’aimerais que l’on puisse percevoir en lisant le livre comment petit à petit ma colère change d’ennemi. En effet, comme vous le soulignez, je crois que le silence autour du viol est le centre du problème. C’est ce que des chercheurs et chercheuses comme Dorothée Dussy ont mis en lumière : le silence fait partie intégrante de la mécanique de domination extrême qu’est la violence sexuelle faite aux enfants, il n’est pas une conséquence isolée de la violence, il est la violence.

Ce qui ne manque également pas de frapper, c’est combien votre récit ne cesse de s’interroger sur la manière dont il prend la parole. Sans cesse, avec mesure et force, votre discours pose à lui-même des questions sur son énonciation. Ainsi, vous mettez explicitement en garde contre le caractère confessionnel de la parole : « Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n’y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans. » En quoi peut-on parler dès lors d’un témoignage ? Ne s’agit-il pas plutôt de dire qu’il est impossible de se constituer en sujet d’énonciation stable et fixe, réductible finalement à une univocité de la parole ?

La sincérité ne m’importe pas en littérature. Ce qui m’importe c’est l’honnêteté. Ce que je pense et ressens au fond de moi, ce que je dirais si j’étais sincère, restera mon secret, mais je m’engage à ne pas mentir ni trahir, je m’engage à chercher, à tâtonner pour approcher la vérité. C’est une distinction difficile à faire, j’en conviens. Il faudrait que je donne un exemple : la sincérité devrait me pousser à dire tout ce que j’ai sur le cœur, à faire état de ma colère, de mon dégout, à dire que je pense qu’un viol sur un enfant est un crime impardonnable, quelles que soient les conditions. L’honnêteté m’oblige à restreindre cet épanchement et à mettre tout cela en perspective : c’est la violence dont j’ai été victime qui me fait ressentir ce que je ressens, et en réalité je ne sais pas si oui ou non le pardon est possible. Je crois que cette mise à distance est plus intéressante, elle me fait accéder à un autre moi, un autre sujet d’énonciation si on veut, un moi qui analyse ce que l’autre moi a vécu depuis une autre rive.

Vous le dites bien ici : un témoignage n’est pas une confession. Témoigner, c’est dire ce que l’on a vu. Le témoin : celui qui a vu, le voyant, celui qui, malgré les forces d’aveuglement, continue à voir et revient vers nous avec la parole pour dire ce qu’il a vu.

Si Triste Tigre ne saurait se réduire à un témoignage, peut-être est-ce, comme on le pressent, parce que votre récit s’ouvre sans répit à la parole essayiste, à l’analyse herméneutique, cherche à comprendre en plaçant en son centre l’analyse littéraire. Ainsi, vous ne cessez avec justesse et force d’interroger les récits du viol produits en littérature, notamment de Lolita de Nabokov auquel vous consacrez de puissantes pages. Diriez-vous que Triste Tigre peut également se lire comme une enquête herméneutique sur la représentation du viol en littérature ? On pense en vous lisant à un autre splendide livre paru l’an dernier en France, Celles qui ne meurent pas de l’Américaine Anne Boyer qui, à travers son expérience de femme atteinte d’un cancer, décryptait sa propre expérience à l’aune de ce que la littérature avait pu en écrire. Est-ce ainsi la non-fiction américaine qui a pu influencer votre enquête également littéraire sur le viol ?

Curieusement je n’ai pas lu beaucoup de livres représentant le viol en littérature. Si j’avais voulu faire ce parcours, j’aurais travaillé et cité d’autres textes. La littérature est convoquée ici parce que c’est le filtre à travers lequel je perçois le monde. C’est pour cette raison que je n’ai pas renoncé à mentionner des auteurs qui abordent le mal radical dans d’autres contextes – les camps de concentration, la torture, etc. – ou des auteurs qui parlent d’autre chose mais qui ont été utiles dans mon cheminement. Si le livre est une enquête et une quête de sens à travers les livres, c’est un parcours très libre, alors que dans un essai ou une enquête universitaire j’aurais fait des recherches systématiques. Ce que j’essaie de montrer c’est que, quand on a une nécessité absolue de penser quelque chose d’impensable, on s’empare de tout, et tout peut servir, depuis les textes les plus évidents – Lolita – jusqu’à des fictions, témoignages, récits qui n’ont apparemment rien à voir. Par exemple le passage que je cite de Bernardo Atxaga à la fin du texte sur le visible et l’invisible n’est en rien écrit pour penser la banalisation de l’horreur, invisibilisée par le déni, et pourtant il fonctionne dans mon système obsessionnel pour lequel tout sert à décrypter le phénomène qui m’intéresse.

La non-fiction américaine a été une influence déterminante pour écrire ce texte parce qu’elle m’a aidée à trouver la voix narrative qui est le point de départ et la condition de possibilité de Triste tigre. C’est une voix qui assume une subjectivité tout en se posant aussi comme capable de produire une analyse théorique. Elle permet de faire en sorte que celle qui a vécu une expérience et celle qui prend de la distance en relation à cette expérience puissent être présentes dans le même espace textuel et dialoguer. Ce terme de non-fiction, que j’emploie moi aussi, est très vague et il ne rend pas compte des possibilités offertes par ce genre littéraire qui est en train de se construire depuis une vingtaine d’années. Je crois que ce qui est en jeu ici rejoint l’idée de Georges Didi Huberman dans son livre Le témoin jusqu’au bout, un titre fabuleux qui a causé sur moi une forte impression, et qui fait du témoignage une arme littéraire d’une puissance inégalée.

Ma dernière question voudrait porter sur la visée de Triste Tigre. Vous ne cessez de vous interroger sur les motivations de votre écriture en pointant immédiatement qu’il ne s’agit pas d’une thérapie. Vous refusez le rôle thérapeutique de la littérature en écrivant notamment : « La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée. », ou encore à propos de votre expérience : « C’est difficile d’en faire quelque chose. » Pourquoi le rôle de la littérature ne serait-il pas réparateur ici ? Vous avez une très belle image pour parler de la manière dont le récit va faire écho chez vos lecteurs dont vous ne souhaitez pas faire les jurés du viol : vous parlez de « pollinisation aléatoire » de votre récit : qu’entendez-vous par cette formule ?

Je n’ai pas réussi à comprendre pourquoi exactement je suis si hostile à cette idée de la littérature comme thérapie. Je crois qu’une des raisons est celle de l’orgueil : puisque ce que je souhaite est que mon œuvre soit le produit de mon talent avant tout, et qu’elle soit reconnue comme telle, et pas comme le produit de ma biographie, dont je ne suis pas responsable. C’est ce que j’essayais de dire à Edmond Baudoin, qui m’a toujours encouragée à aller vers l’écriture autobiographique, quand je lui répondais pour justifier mon refus de m’engager dans cette voie :  je suis plus que ma vie (cf. Amatlan, L’association, 2009). Si on considère que la littérature est un lieu où l’on va chercher à soigner ses blessures, on réduit la part de création de l’artiste.

Quant à la pollinisation, c’est une espèce de référence cachée, un hommage un peu irrévérencieux à Deleuze qui utilise toute une variété d’images/métaphores/allégories botaniques pour se référer aux fonctionnements de la pensée. Comme beaucoup d’universitaires de ma génération, j’ai été profondément marquée par cette opposition entre la pensée arbre et la pensée rhizome, et par ses limites : une première conception de la pensée qui va des racines aux branches, hiérarchisée dans le temps et dans l’espace ; et une pensée qui court à la surface, crée des embranchements en permanence. J’ai aussi réutilisé souvent un texte où Deleuze parle de la rencontre entre la guêpe et l’orchidée, l’idée de double capture, que j’ai déplacé dans un autre contexte que celui d’origine, pour penser la relation particulière qui se crée dans la lecture.

Je conçois la lecture comme une rencontre. Ici, dans un texte comme Triste tigre, qui va un peu dans tous les sens, qui propose des lignes de pensée sans nécessairement aller jusqu’au bout, qui butine dans des livres, des anecdotes, des souvenirs, des idées qu’il réutilise à sa manière, il m’a semblé que l’image de la pollinisation était intéressante. Moi-même je prends du pollen à droite et à gauche, je l’amène dans mon livre, je le détourne, l’adapte à mon usage, et je m’attends à ce que les autres fassent de même avec le livre que je propose à mon tour.

Je ne crois pas qu’il soit souhaitable que mon lecteur, ma lectrice, adhèrent à tout ce qui y est dit, certains propos pourront peut-être blesser ou tomber à côté, mais j’ai l’espoir qu’on puisse piocher des choses qui nourriront la pensée, le dialogue, l’imagination. Et, en faisant cela, je sais que mes propos ne seront pas pris à la lettre, ils seront détournés parfois, peut-être surinterprétés, mal interprétés, et je crois que ça n’a pas d’importance. L’important, c’est une mise en circulation, une énergie, le bourdonnement de la vie contre le silence de la mort.

Neige Sinno, Triste Tigre, éditions P.O.L, août 2023, 288 p., 20 € — Lire un extrait