C’est une vue inouïe sur l’ensemble des écoles de la peinture italienne classique que le Louvre propose à ses visiteurs avec cette éblouissante exposition / immersion de plus de soixante-dix œuvres du musée de Capodimonte réparties dans la Grande Galerie, la salle de la Chapelle et celle de l’Horloge, comme si le stock des plus belles pièces du musée napolitain avait lui-même trouvé sa place dans les collections permanentes parisiennes. Un tour de force muséal pensé par les commissaires généraux Sébastien Allard, directeur du département des Peintures du musée du Louvre et Sylvain Bellenger, directeur du musée de Capodimonte.

Vous passez ainsi d’un chef-d’œuvre connu à une surprise qui se révèle trésor comme lorsque vous tombez sur l’énigmatique portrait intitulé Antea, signé Parmigianino et daté de 1524. Femme de cour ? Courtisane ? Maîtresse du peintre ? Inconnue idéalisée ? Déclinée en affiches de l’exposition, en icône de l’histoire de l’art, elle ne s’adresse pourtant rien qu’à vous si vous le décidez un instant. Décollée d’un fond vert, sa robe jaune puis blanche tombe tel un rideau somptueux qui à la fois impose et glorifie son mystère. La postérité des commentateurs a retenu le bras gauche étonnamment écourté par le geste du peintre, mais peut-être est-ce simplement que sa main voulait aller très vite – naturellement – au plexus qui centre le tableau, à son être, qu’elle vous indique en disant « c’est moi », tout en retenant un long collier. Tous les portraits peints de la Renaissance, comme tous les humains vivants en 2023, disent dans l’exact même temps une volonté d’identité et son inexorable prolongation d’heureuse et salvatrice approximation. Cette femme n’est pas une image de subjectivité mais une entité retranchée dans son énigme. Visage ovale évoquant une forme de fresque de Pompéï proche de la côte de la baie de Naples justement. Trinité majestueuse de perles, oreilles et bijou du crâne, offrant le visage. Puis ce rongeur, prolongeant et protégeant les questions d’Antea en détournant l’approche de sa main droite; il montre de petits crocs qui semblent siffler Allez voir ailleurs où elle ne serait pas. C’est entendu, juste à côté d’elle se tient la Danaé de Titien (1544-1545), exécutée six ans après la Vénus d’Urbino de Florence, continuant la forme à succès du corps allongé. Jupiter a pris la forme d’une pluie d’or pour la séduire, tout ici est mouvement rêvé intérieur et amour, déclinés dans les blancs de chair et de draps du premier plan. Cupidon est d’ailleurs lui-même étonné de cette séquence des Métamorphoses d’Ovide, regardez-le se détourner pour que la scène ait lieu et que plus loin dans l’histoire naisse Persée. Vous vous approchez alors à votre tour mais êtes vu par l’intermédiaire d’un détail flagrant : la bague de l’auriculaire droit de Danaé a la forme d’un œil et vous fixe.


Parcourant toujours la grande galerie : Bedoli, Lotto, Fiorentino, Del Piombo, Carrache, De Ribera, Spada, Giordano, Recco… et Le Caravage, qui stoppe immédiatement vos pas avec son immense Flagellation de 1607, directement peinte depuis le fond des ténèbres. Le tableau est si stupéfiant qu’il se trouve un peu éloigné des autres Caravage du Louvre. Le Mal est en train d’y opérer dans l’approche du supplice du fouet; le peintre met en scène sa préparation et c’est le comble de la souffrance, le drame absolu. Cependant l’image des yeux clos de Jésus annonce aussi son envers : il les ouvrira à nouveau un peu plus tard, un peu plus haut dans le ciel, miraculeusement. Mais pour l’instant la hargne est à l’œuvre, déchaînée, muscles et os tendus vers la torture. Le peintre, qui va mourir trois ans plus tard, laisse faire jusqu’au bout sa dernière manière où noir et blanc sont dans la plus puissante tension d’opposition. Jésus encore lui, mais dans un flashback, avec La Transfiguration de Giovanni Bellini (décidément installé à Paris puisqu’il est par ailleurs exposé au Musée Jacquemart-André jusqu’au 23 juillet prochain), peinte vers 1480, qui illustre une incompréhension déroutante : il change d’apparence devant ses apôtres Pierre, Jacques et Jean, commotionnés, médusés que l’éclat d’une divinité s’impose sans que rien ne l’ai annoncé. L’événement, qui a lieu quelques jours avant la Passion, est décrit dans les évangiles : “Et il fut transfiguré devant eux, son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voici que leur apparurent Moïse et Elie parlant avec lui.” Bellini déclenche une sortie de l’esthétique gothique pour imposer la lumière blanche de Jésus, peinte, c’est-à-dire vivante, parmi les strates colorées de l’apparence du monde (dans l’ordre terre rocheuse, manteau herbeux, arbres et vallées où la civilisation continue de vivre dans l’indifférence, nuages et ciel dédoublés).
L’artiste est ainsi absolument fidèle à la notion religieuse de transfiguration par le blanc. Le Louvre absorbe encore plus loin dans la salle de la Chapelle des œuvres des Farnèse et des Bourbons signées Schedoni, Lanfranco, Greco… et dans la salle de l’Horloge des cartons de Raphaël et Michel-Ange dont un fusain fou esquissant un groupe de soldats de la Crucifixion de saint Pierre, préparatoire à la grande fresque de ce dernier pour la chapelle Pauline au Vatican. Vous sortez mais vous reviendrez : la peinture est infinie.
Naples à Paris. Le Louvre invite le musée de Capodimonte, jusqu’au 8 janvier 2024. Toutes les informations ici