Hypnotique Rombo d’Esther Kinsky ! Rombo = grondement précurseur d’un tremblement de terre (le mot italien). « Cette rumeur inouïe, inquiétante et profonde, dure plusieurs minutes avant que se déclenche le tremblement de terre proprement dit », lit-on dans le livre. Or le livre a pour projet de cerner ce que fut le séisme du 6 mai 1976 qui a dévasté le nord-est de l’Italie, et ce par les différentes approches que se donne l’écrivaine-géographe-peintre-conteuse (c’est moi qui lui prête de tels attributs…). 50 ans plus tard donc, Esther Kinsky nous fait revivre le drame à travers les monologues de sept personnages qui alternent avec la description des sites que bouleversa le tremblement de terre.
Il y a chez cette écrivaine une dimension de paysagiste. Elle écrit un site comme le ferait un peintre sur le motif et on retrouve ici une grâce du paysage déjà présente dans La Rivière, autre très beau livre traduit en français. Dans Rombo ce sont des hameaux détruits, une vallée de montagne reconfigurée, les rivières encombrées de roches arrachées aux Préalpes, mais les oiseaux aussi, disparus et revenus. Esther Kinsky arpente le paysage, lui donne corps, et on voit chaque arbre, chaque fleur, chaque ruine. On sent chaque odeur, on tremble à l’évocation de la catastrophe qui a tout chamboulé, qui a tué des centaines de personnes et a laissé dans la bouche des survivants un indélébile goût de poussière.
Ce sont les récits de sept personnages – Gigi, Anselmo, Mara, Toni, Olga, Silvia, Lina – leurs souvenirs qui, alternant avec les peintures de paysage et certaines légendes du cru, donnent au lecteur l’identité de cette haute vallée du Frioul. Des récits qui nous vont droit au cœur, ainsi la figurine d’Indien telle que l’évoque Anselmo : « Dans notre rue, une énorme lézarde courait au milieu de la chaussée. Je crois me souvenir que le ciel était vert. Vert foncé. J’avais froid (…) Auparavant chaque fois que mes yeux se posaient sur l’Indien, je repensais à l’Allemagne. C’était mon Indien d’Allemagne. Mais, à compter du 6 mai, il est devenu mon Indien du tremblement de terre. Il suffisait que je l’aperçoive pour que remonte en moi le souvenir du séisme. Et de ces instants où j’ai cru périr étouffé. » Rombo est un hapax, un récit qui captive sans qu’il s’y passe aucun évènement évolutif, hormis l’évocation d’un bouleversement tellurique.
Paysagiste Esther Kinsky, portraitiste aussi. Lorsqu’elle nous livre un personnage à partir de quelques traits, on le voit dans son extrême individuation : « Le rouge à lèvres carmin de la femme s’effrite au niveau de la commissure des lèvres et quand le vent passe dans ses cheveux artistement bouclés, elle les lisse aussitôt du plat de la main. Sa chevelure arbore des reflets cuivrés, une nuance qui, sous la lumière singulière, au milieu des montagnes dont les rangs ici se resserrent, blesse presque la vue ». Aucun cliché jamais dans les portraits. Ce ne peut être que celle-là ou celui-ci.
Et l’on ressort de la lecture de Rombo avec la sensation d’avoir vraiment vécu un tremblement de terre. Tout est question d’écriture, celle d’Esther Kinsky tient à une fluidité enveloppante, musicale, non sans notes d’humour, une écriture que Olivier Le Lay traduit de l’allemand avec son habituel talent.
Esther Kinsky, Rombo, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay, Christian Bourgois éditeur, avril 2023, 456 p., 24 €