Peintresses en France 17 : Francine Ledieu, la peinture silencieuse

Pontoise, 1953 © Francine Ledieu

« Moi, je n’ai pas d’imagination, je pars de ce que je vois. »
« Il ne faut aucune prétention quand on est peintre. »
Francine Ledieu

Francine Ledieu est une artiste qui a vécu cachée. C’est peut-être le secret de son extraordinaire résilience. Depuis quatre-vingt-cinq ans, elle dessine, elle peint, mais rares sont celles et ceux qui ont eu accès à ses œuvres. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été sollicitée. Critiques, artistes, galeristes ont voulu la faire sortir de son atelier : elle a préféré prendre la poudre d’escampette. Francine Ledieu n’est pas de celles qu’on met sur la sellette. C’est une peintresse discrète, qui a toujours pensé qu’elle n’était pas encore « mûre » – et le pense encore aujourd’hui, à quatre-vingt-douze ans… C’est donc un grand honneur qu’elle m’a fait en m’ouvrant les portes de son appartement-musée-atelier, où s’empilent, comme des strates géologiques, soixante-quinze ans de création.

Ce qui frappe aussi quand on rencontre Francine Ledieu, c’est sa joie de vivre inlassable. C’est un être lumineux. Lorsqu’elle se raconte, sans minimiser les dures conditions de vie des années 1930 avec la crise, puis la guerre, et les difficultés de l’après-guerre, elle garde toujours le sourire, parce que c’est vrai, à quoi bon être triste ? L’enfance, puis la jeunesse de Francine Ledieu sont une suite ininterrompue de bouleversements, d’au revoir, de ruptures, à travers lesquelles elle a réussi à naviguer tant bien que mal grâce à cette boussole si précieuse qu’elle avait trouvé toute petite : le dessin, et son corollaire, la peinture.

Autoportrait, 1953 © Francine Ledieu

Francine Ledieu naît en avril 1931 à Paris, dans une famille aisée, ouverte aux arts. Sa mère, Germaine Roger, issue de la grande bourgeoisie parisienne, s’est mariée malgré l’avis de ses parents à un architecte, Raymond Ledieu, dont la famille vit en banlieue parisienne, à Sannois. Lui-même a fait les beaux-arts, d’où il est sorti très bien classé. Très tôt, il travaille avec des diamantaires qui promettent de faire sa fortune et lui permettent de mener grand train. Il participe également à des projets prestigieux comme la construction du cinéma Le Normandie sur les Champs-Élysées, et du centre commercial « Les Trois quartiers ». Mondain, avec sa femme et ses filles encore toutes petites, il loue un hôtel particulier rue Saussure, près des Batignolles. Hélas, les effets de la crise qui balaie le monde se font sentir. Les clients deviennent rares, les diamantaires disparaissent, et Raymond Ledieu se retrouve au chômage, obligé de renoncer à l’hôtel particulier, aux domestiques et aux gants blancs. Avec son épouse et ses trois petites filles, il revient à Sannois, dans la demeure familiale, où vivent encore trois de ses frères, tous ingénieurs, et tous artistes amateurs.

La perte d’un train de vie luxueux ne semble guère avoir affecté Francine, sans doute trop petite pour comprendre, et qui garde d’excellents souvenir de cette vie auprès de ses grands-parents et de ses oncles. C’est une famille joyeuse et très active. Tous les dimanches, les frères Ledieu, artistes amateurs, s’en vont à travers la campagne, chevalet sous le bras, pour peindre, comme aux temps de l’impressionnisme. La petite Francine est fascinée, même si déjà elle exerce un regard critique sur les œuvres de ses oncles. Elle les observe, constate leur difficulté à résoudre certains problèmes, et elle absorbe en elle cette façon si simple et si naturelle de pratiquer l’art. Ainsi entourée, comment n’aurait-elle pas à son tour basculé dans le monde de la peinture ?

Rue Saint-Jean, Pontoise, 1954 © Francine Ledieu

« Dès qu’on m’a mis entre les mains du papier et un crayon, j’ai commencé à dessiner. Tout de suite, papa s’y est intéressé, tous, ils s’y sont intéressés, parce que j’adorais ça, tout simplement. […] Et cela me permettait de ne penser à rien d’autre que dessiner. […] Papa régulièrement entrait dans la chambre et me trouvait assise en train de dessiner. Il s’y intéressait. Il me disait : « Mais pourquoi tu fais les mains comme ça, regarde, c’est pas du tout comme ça, une main. » Alors je répondais que moi je trouvais ça bien. Et rapidement, il m’a appris à faire autrement. »

Hélas, de nouveaux problèmes surviennent car au moment de la naissance de sa troisième fille, Germaine Roger tombe gravement malade et doit quitter la maison pour être soignée. À partir de ce moment-là, les trois sœurs, Jacqueline, Francine et Martine, ne voient quasiment plus leur mère, hospitalisée en continu. On leur annonce même un jour qu’elles ne la reverront plus. Francine a cinq ou six ans. Fort heureusement, sa mère survivra (jusqu’à 90 ans), mais on imagine l’effet dévastateur de pareille nouvelle sur une enfant de cet âge. C’est un monde qui s’écroule. Par chance, les trois petites filles sont très bien entourées. Leurs grands-parents, leurs oncles et leur père créent autour d’elle une ambiance pleine de gaîté qui permet d’alléger leur douleur. De temps en temps, celles-ci vont à Paris séjourner chez leurs grands-parents maternels, très bourgeois, et chez qui l’ambiance est plus à l’ennui. Hélas, ce n’est que le début de longues tribulations qui vont durer des années.

Pénombre, 2014-2015 © Francine Ledieu

La guerre en effet précipite tout. Les frères Ledieu s’engagent tous, y compris le père de Francine qui est aussitôt fait prisonnier et envoyé dans un camp, dans le nord de la Poméranie, où sont accueillis des prisonniers de guerre, mais aussi des déportés. De tout cela, Francine ne sait rien. Elle a neuf ans, et plus ni père ni mère pour s’occuper d’elle. Mais la famille Ledieu, très unie, prend en charge les trois fillettes, qui sont alternativement confiées à différents membres. Francine part d’abord en zone libre, à Perpignan, chez sa tante Madeleine, dont le mari est lui aussi prisonnier de guerre. Au terme d’un voyage harassant de 48 heures, où elle est bringuebalée dans un environnant chaotique et effrayant, elle découvre la Méditerranée. L’appartement de Jean et Madeleine Ledieu est envahi par une douzaine de cousins, cousines et autres membres de la famille qui s’entassent tous ensemble. Francine s’en accommode et trouve cette vie de bohême à son goût. Par chance, un cours privé est installé dans le même bâtiment, deux étages plus haut. L’institutrice est gentille et la petite fille s’y fait des amies. Elle retrouve le sourire. Jusqu’au jour où elle demande à sa tante pourquoi elle n’envoie pas de colis à son père, et que Madeleine lui répond : « Ton père, on ne sait même pas s’il est vivant ». C’est un coup dévastateur pour la fillette. Une fois encore, Francine, qui alors n’a pas dix ans, se réfugie dans son petit monde, le dessin.

Il faut attendre 1942 pour que les trois jeunes filles et leur mère découvrent que Raymond Ledieu est bien vivant. Malade, celui-ci est rapatrié par la Croix Rouge. Il ne pèse plus que quarante-sept kilos. Dans la chambrée de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, où elles viennent le chercher, au premier abord elles ne le reconnaissent pas tant il a changé.

Toute la famille est enfin réunie et revient dans la maison de Pontoise, acquise avant la guerre. Hélas, pendant ses trois années d’absence, le cabinet d’architecture que Raymond Ledieu avait réussi à monter, et qu’il avait confié aux bons soins de son associé, a complètement périclité, et une fois de plus, il doit repartir de zéro. La vie à l’époque est rendue d’autant plus difficile par les restrictions d’électricité et de nourriture – la soupe d’ortie, ce n’est pas très nourrissant.

Le Père Goutteville de dos, rue Revert, 1953 © Francine Ledieu

Très vite, les filles reprennent l’école. Malheureusement, leur mère, de nouveau souffrante, n’est pas là pour s’occuper d’elle. Francine, Jacqueline et Martine sont donc inscrites dans une école catholique, Notre-Dame de la compassion, où elles sont pensionnaires. Hélas, l’établissement porte bien mal son nom. Non seulement les religieuses qui le dirigent ne montrent pas la plus petite compassion, mais elles s’avèrent même à la limite du sadisme. Les enfants n’ont pratiquement rien à manger et souffrent de la faim – les jeunes filles voient chaque matin passer de loin le bol de chocolat chaud, fumant et odorant, destiné à la mère supérieure, ce qui les fait terriblement saliver. En vain : pas question de partager. En outre, l’enseignement est indigent, et les poux partout présents. Dans sa grande mansuétude, la sœur Saint-François-d’Assise va jusqu’à leur lancer un jour : « Oh vous, les petites Ledieu, vous êtes des vraies poubelles. » Malgré son moral d’acier, Francine souffre terriblement. Elle ne trouve de réconfort que le matin, pendant l’heure d’étude qui précède le petit-déjeuner, où elle peut se livrer à son activité préférée, le dessin. Dans La semaine de Suzette, elle découvre une œuvre qui lui plaît beaucoup, intitulée : L’enterrement de la grand-mère. Elle décide de la copier et tous les matins, pendant des mois, elle travaille à son dessin, qu’elle peaufine à l’extrême. C’est là qu’elle trouve la force de supporter le reste.

Lorsqu’elle rentre à la maison, le week-end, Francine Ledieu se remet à son bureau, et son père lui enseigne le dessin. Il garde tout ce que sa fille produit. Celle-ci s’amuse aussi à copier toutes sortes d’images, comme par exemple Blanche-Neige. Un jour, une de ses tantes lui offre une boîte de crayons de couleur toute neuve, et c’est l’extase. C’est à Pontoise qu’elle réussit à trouver un véritable ancrage. C’est là que naissent ses premières vraies œuvres : elle s’inspire de ce qu’elle y voit, maisons, paysages, personnages, les crues de l’Oise dont elle fait des croquis. À l’époque, elle a vu très peu de peintures à part celles de ses oncles, ses contacts avec le monde de l’art sont très limités et sa pratique très spontanée.

Nature morte, 1956 © Francine Ledieu

Un jour, après l’année de troisième, son père décide qu’elle ira en classe à Paris, au cours Desir, un établissement sur le modèle du collège Stanislas, réservé à la haute bourgeoisie parisienne, et qui a eu entre autres comme élèves Simone de Beauvoir et sa sœur, la peintresse Hélène de Beauvoir. À l’époque, on lui propose des horaires aménagés : elle va en cours le matin, et l’après-midi elle suit les enseignements du sculpteur Jean-Pierre Giovannetti, un ami de son père. À l’époque, Raymond Ledieu, qui aurait lui-même voulu être sculpteur, est persuadé que sa fille est faite pour ça : « Tu as des mains de sculpteur », lui dit-il. L’atelier se situe rue de la Tombe-Issoire. Giovannetti commence par demander à Francine Ledieu ce qu’elle a envie de faire, et puisqu’elle ne sait lui répondre, il lui montre la glaise en lui disant d’imaginer quelque chose. Francine pense alors au marché de Pontoise, très animé, et commence à le dessiner. « J’ai passé des jours et des jours à peaufiner ma scène de marché. Jean-Pierre Giovannetti était assez content, il faisait de bons rapports à mon père. »

En 1947, elle se rend à une exposition de Vincent Van Gogh et c’est le choc. Elle est subjuguée. Peu de temps après, elle va voir des toiles de Piet Mondrian ; celles de ses débuts lui plaisent énormément, mais elle a plus de mal avec les œuvres constructivistes. Elle s’intéresse ensuite à Gauguin, découvre Picasso qu’elle met du temps à comprendre, mais Van Gogh reste pour elle le maître absolu et elle lit tout ce qui est publié sur lui. À partir de là, le monde de l’art s’ouvre à elle.

Malgré des notes médiocres, Francine Ledieu obtient son premier baccalauréat. Elle décide alors de ne pas poursuivre ses études afin de se consacrer à la peinture. Ses parents n’insistent pas. Elle montre déjà par ailleurs un fort goût pour le théâtre, joue dans des pièces, et surtout crée des décors et des costumes : elle reçoit même un premier prix pour l’un d’eux. Elle décide alors de tenter les Beaux-Arts et passe le concours. On lui demande pour la première épreuve de faire un nu, mais elle n’en a jamais dessiné, alors elle exécute un nu cubiste (lequel plaira beaucoup à ses ami.es qui la surnommeront Picasso). Lors de la deuxième épreuve, on lui demande de copier un plâtre, ce qui l’ennuie profondément. À l’issue de ces deux épreuves, elle est convoquée par un des membres du jury qui demande à voir d’autres travaux. Elle a sur elle un carnet de croquis qu’elle lui montre, et s’entend dire : « Vous voyez quand vous vous laissez aller, vous êtes capable de faire quelque chose d’intéressant. » Hélas, elle n’est pas admise : on lui conseille de dessiner des plâtres pendant un an, puis de présenter à nouveau le concours.

Nu allongé, circa 1962 © Francine Ledieu

Sur ces entrefaites, sa mère rencontre tout à fait par hasard une jeune fille qui lui parle du Centre d’art sacré fondé par le peintre expressionniste Maurice Rocher, ancien élève des Beaux-Arts à Paris. Rocher a également suivi l’enseignement de Maurice Denis, qui est devenu son maître, aux Ateliers d’art sacré ; comme lui, il s’est spécialisé dans la peinture religieuse en la tirant vers la modernité et, suite à la fermeture des Ateliers d’art sacré, il a créé sa propre école,  recrutant ses élèves parmi les ancien.nes des Beaux-Arts, et en particulier celles et ceux qui ont suivi l’atelier de Jean Souverbie. Francine Ledieu se présente à lui avec un maigre dossier composé de différentes œuvres, dont un paysage des environs de Pontoise. Maurice Rocher le regarde et lui dit : « Ça, c’est déjà de la peinture ». Et pourtant, il ne fait pas de cadeaux à ses élèves.

La jeune Francine fait donc son entrée au Centre d’art sacré en janvier 1950, très impressionnée de côtoyer les élèves de Jean Souverbie. Elle n’a jamais étudié le nu et se retrouve face à un modèle vivant qu’elle doit peindre. Maurice Rocher regarde ce qu’elle fait, et la sentence tombe : « C’est très mauvais ». Le travail suivant consiste en une scène religieuse de saison : l’adoration des mages. Rocher commente : « Ça ne va pas du tout. » Le sujet qui suit est une publicité pour des chaussures. Ce qui ne plaît guère à la jeune femme. Le Centre d’art sacré lui permet également de nouer des liens avec d’autres jeune artistes, notamment la peintresse Claude Koppe, qui devient sa grande amie.

Pendant des mois, Maurice Rocher reste assez hermétique au travail de Francine Ledieu. Heureusement, il a pour assistant Jacques Le Chevallier, spécialiste du vitrail qui a notamment travaillé pour Notre-Dame de Paris. Rocher enseigne la peinture et l’art mural ; Le Chevallier, le dessin et les arts décoratifs. Celui-ci regarde les fusains de Francine Ledieu et n’est pas mécontent du résultat. La jeune artiste travaille jour et nuit, elle prend à peine le temps de manger et fume beaucoup. Enfin, elle montre à Maurice Rocher une peinture représentant un vase sur un tabouret qui trouve grâce à ses yeux, et elle est acceptée en deuxième année. L’année suivante elle est désignée avec deux autres élèves pour aller restaurer des fresques dans une chapelle du Limousin.

Étude pour un vitrail de la nouvelle église de Pontoise, Saint-Pierre-des-Louvrais, 1969 © Francine Ledieu

Hélas, la malchance frappe à nouveau. Francine Ledieu contracte la tuberculose. À l’époque, c’est une maladie longue, qui ne se soigne pas facilement. Elle se retrouve aussitôt cloîtrée dans sa chambre, tout en haut de la maison de ses parents, dont elle ne bouge plus pendant des mois. Son apprentissage s’arrête net. Au bout de plusieurs mois, on l’envoie au Plateau d’Assy, en Haute-Savoie. Elle ne pense qu’à la peinture et passe son temps à regarder des livres d’art. Elle reste malgré tout en contact avec Maurice Rocher qui fait tout pour l’encourager à persévérer.

C’est grâce au théâtre qu’elle reprend ses activités artistiques. Elle est encore au Plateau d’Assy quand, ayant enfin retrouvé un peu de force, elle se remet à travailler sur des maquettes de décors et des projets de costumes. Parallèlement, via la recommandation de son père, on lui propose un projet de vitrail pour une petite église du côté de Vauréal. À l’époque, Francine Ledieu expose déjà à Pontoise, où les journalistes locaux la connaissent. Grâce à ce projet, on parle d’elle dans Le Figaro. Elle vient montrer à Maurice Rocher et Jacques Le Chevallier ses dessins de vitraux, et tous deux la félicitent. Hélas, entretemps, le Centre d’art sacré a été dissout, donc elle ne peut reprendre ses études. Elle a déjà une formation suffisante et se sent capable de poursuivre seule, toutefois elle assiste de temps à autre à des sessions de cours à l’académie de la Grande Chaumière et à l’académie Ranson. Elle continue de participer à des expositions de groupe à Pontoise, crée des costumes de théâtre, et on parle d’elle dans la presse. Grâce à un jumelage entre Pontoise et Böblingen, en Allemagne, elle expose plusieurs fois dans ce pays, où elle est très bien accueillie et réussit à vendre plusieurs œuvres. À l’époque, elle travaille dans une veine plutôt expressionniste et coloriste.

Des journalistes tentent d’approcher Francine Ledieu, mais celle-ci se dérobe. Elle ne se sent pas mûre. Elle se juge inférieure à ses ami.es du Centre d’art sacré, même si elle sait déjà qu’elle a son style à elle. Très vite, elle se marie, a des enfants, mais toujours elle continue de peindre et d’exposer, d’abord à Pontoise, puis à Paris, à la galerie Duncan, rue de Seine.

La baie de Somme © Francine Ledieu

Au bout de quelques années, la nécessité l’oblige à prendre un emploi alimentaire, et elle se voit contrainte de peindre la nuit, habitude qui ne la quittera plus. Parfois, elle travaille toute la nuit et arrive à son bureau couverte de peinture. Quoi qu’il arrive, jamais elle ne cesse de créer. Malgré tout, elle refuse souvent d’exposer car elle ne se sent pas à la hauteur. Pendant de longues années, elle poursuit donc son œuvre dans la solitude, complètement coupée du milieu artistique. Un jour pourtant, elle écrit à Georges Giraudon, critique au magazine Arts. Tout de suite, il est conquis et lui obtient une exposition de groupe dans une galerie de la rive droite. Il paie lui-même tous les frais et lui propose ensuite une autre exposition de dessins, boulevard Raspail : cette fois, il lui offre les encadrements. Il la fait également figurer en bonne place dans le magazine et la pousse à participer à des concours. « Je ne me sentais pas prête, je n’étais pas conforme. » Elle refuse systématiquement. On la sollicite aussi pour participer à des expositions d’artistes féminines, mais là encore elle décline.

Au début des années 1980, arrive un moment où son travail au Drugstore Opéra l’accapare tant qu’elle cesse de peindre et de dessiner, et cela ne lui manque pas. Jusqu’à un certain soir où tout remonte violemment. « Très vite ma peinture s’est effacée. Pendant à peu près un an, je n’avais plus besoin de peindre. Un soir, je suis rentrée du Drugstore, tout d’un coup, j’ai dit : « Mais quelle horreur ! Mais qu’est-ce qui m’est arrivé ! Je n’ai même plus envie de peindre. » J’ai pleuré, j’ai pleuré, j’ai pleuré, j’ai cru que je ne m’arrêterais jamais de pleurer. C’était abominable. […] Le soir même, après avoir beaucoup pleuré, j’ai dit : « Il faut que ça cesse. Ça ne va pas, je ne suis pas heureuse, il me manque quelque chose. » Et dès le lendemain, j’ai repris, mais ce n’était pas glorieux. […] Ce soir-là m’a marquée. J’ai tellement pleuré, je me suis dit : « Ce n’est pas possible, ma vie n’a plus aucun sens ». Alors que ça ne me manquait plus du tout pendant un an. »

Dans le même temps, elle commence aussi à sentir qu’elle tourne en rond, qu’à force d’être seule, sans aucun contact avec le monde de l’art, il lui manque quelque chose. Comme Anna-Eva Bergman en 1951 lorsque Pierre Soulages l’invite à quitter sa retraite norvégienne pour se frotter au bouillonnant monde de l’art parisien. La solitude peut mener à un assèchement de la pratique et de l’inspiration. Francine Ledieu fait ce constat : « J’étais trop secrète. »

Saint-Valery, rue Jean de Bailleul, 1981 © Francine Ledieu

 Au même moment, Jean Bertholle, professeur aux Beaux-Arts, quitte son poste, suivi par André Bouzerau, et fonde l’académie Saint-Roch. Francine Ledieu habite non loin de là, et un ami commun parle d’elle à Bertholle. Celui-ci invite la peintresse à venir lui montrer son travail. Bien sûr, fidèle à elle-même, dans un premier temps, elle se garde bien d’y aller. Pourtant son ami insiste et lui dit un jour : « Je ne sais pas ce que tu as fait à Jean Bertholle mais il ne parle que de toi ». Et c’est finalement dans la rue qu’a lieu la rencontre. « Mais ma chère amie, quand est-ce que vous venez nous rejoindre ? » lui dit Bertholle. Francine Ledieu botte en touche. C’est finalement poussée par son mari qu’elle accepte de sauter le pas : « J’ai l’impression que tu ne sais plus où tu en es », lui dit-il un jour. Seulement l’idée de retourner travailler parmi d’autres artistes, à plus de cinquante ans, lui fait horreur. « La première fois que je suis arrivée rue Saint-Roch, je peignais au milieu des autres et je pleurais. Je pleurais de grosses larmes […] Et puis j’ai pu assister aux corrections du jeudi, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser aux autres peintres, parce que les corrections du jeudi chez Bertholle, c’était extraordinaire. Un ou deux élève montrait ses travaux et ça débouchait sur des révélations de peintres, de gens dont j’ignorais tout, c’était passionnant. » Francine Ledieu prend alors l’habitude de venir tous les jeudis assister aux corrections, elle ne raterait ça pour rien au monde ; Jean Bertholle, qui apprécie beaucoup son travail, ne la considère d’ailleurs pas comme une élève.

La porte d’or, 2015 © Francine Ledieu

Tout de suite, elle se sent acceptée. Elle assiste à des discussions sur des artistes qu’elle ne connaît pas et cela la transporte. Elle prend beaucoup d’intérêt à voir ce que font celles et ceux qu’elle considère désormais comme ses camarades. Jean Bertholle accepte facilement des élèves dans son atelier, mais il refuse les artistes qui se prennent au sérieux. « Il ne faut aucune prétention quand on est peintre. C’est à ce moment-là que j’ai découvert que les autres, c’est un potentiel de savoir, d’expérience de vie humaine […] Là, mes yeux se sont ouverts. » « Ça m’a perturbée car des choses qui me semblaient toutes simples, tout d’un coup ont pris une dimension plus compliquée […] En voyant l’évolution des autres, ma façon d’envisager l’art s’est trouvée complètement bouleversée. Je découvrais qu’on n’était pas forcément vouée à la peinture depuis son enfance. On m’avait toujours enseigné qu’on naît peintre et qu’on ne devient pas peintre. Maurice Rocher le disait, il était terrible. C’est quand même une phrase forte. […] Donc je savais que dès le départ, on avait considéré que j’avais du potentiel. » « Jusque là, dans tout ce que je composais, c’était mon ressenti qui était mon juge. C’était très figuratif mais instinctivement, je dépassais toujours l’anecdote, j’avais hérité de ce sens pictural qui venait de ma famille. »

« À force, ma peinture est devenue moins spontanée, je me posais des questions : il y a d’autres moyens de dire ce que j’ai envie de dire, et que je n’ai pas expérimentés. Avec d’autres approches formelles, la peinture peut évoluer, et j’ai eu envie tout de suite d’évoluer, pas de me contenter de ce que je faisais. Subitement, j’avais conscience que ce n’était pas suffisant : il faut avancer. […] Quand je suis arrivée chez Bertholle, mon travail a beaucoup changé car je partais d’une expérience de nombreuses années où je peignais sans me poser de questions, spontanément, et subitement j’ai senti la nécessité d’aller un petit peu plus loin dans mon travail, d’évoluer un peu. […] C’est évident que j’ai beaucoup évolué à partir de ce moment là. Et notamment avec des phrases comme : « En dire autant mais avec moins de moyens ». Ça, c’est très fort comme phrase. »

Intérieur, 1985 © Francine Ledieu

« L’atelier de la rue Saint-Roch restait ouvert jour et nuit à l’époque. Quand j’étais sûre que tous les élèves étaient partis, vers onze heures du soir, j’embarquais ma toile sous le bras jusqu’à la rue Saint-Roch, et là je passais ma nuit à peindre. Quand j’étais fatiguée, je m’enveloppais dans les blouses des élèves, je me mettais sur la table du modèle et je dormais. […] Un jour j’ai montré une toile à Bouzereau et Bertholle, ils étaient très contents et ils m’ont dit : « Francine, étonnez-nous ». […] Je cherchais donc des choses plus complexes. Pour ne pas me satisfaire de ce que j’avais peint, je me disais : il y a d’autres moyens de dire les choses, d’envisager l’espace, d’être moins près du modèle. Voilà toutes les questions que je me suis posée à ce moment là. Évidemment que cela a beaucoup fait évoluer mon travail. Je considère que c’était nécessaire. Mon mari avait raison : je ne savais plus où j’en étais. […] Je me souviens d’avoir peint ici une première petite étude à l’huile et André Bouzereau m’a dit : « Francine, il y a trop de fauteuils ». C’était joli mais je me suis dit oui, avec moins de fauteuils, ça serait mieux, il faut faire un petit peu le ménage, économiser les moyens, il faut en dire plus avec moins de moyens. C’est ça que j’ai appris essentiellement. […]

« Chaque peinture m’a coûté un effort que je n’étais pas habituée à fournir. Cet effort était positif et nécessaire. C’est ce que je pense maintenant, parce que j’ai vieilli, mais au départ ça me coûtait. […] Cette notion d’avoir envie de libérer l’espace, je trouvais ça passionnant. Assurément, ça a donné tout de suite des résultats assez différents. […] Cette demande de simplification, elle s’est installée et petit à petit : je ne sentais absolument plus la nécessité de m’encombrer d’objets ».

Francine Ledieu fréquente l’atelier de Jean Bertholle pendant environ deux ans seulement, mais cette expérience est un tournant décisif dans sa carrière artistique. À l’issue de son passage à l’académie Saint-Roch, sa peinture a profondément évolué. Elle reste plutôt figurative, mais de plus en plus épurée ; elle est davantage à la recherche de l’équilibre de toutes les parties de la toile, et ses couleurs aussi changent. Elle qui était plutôt coloriste, soudain n’a plus besoin de se reposer sur les couleurs. « La couleur ne m’a pas manquée, elle ne m’était plus nécessaire. Et les gris sont tellement jolis. » Le gris sera désormais sa couleur. Dans les années qui suivent, elle continue de peindre avec toujours autant d’ardeur, et expose très régulièrement dans plusieurs galeries qui lui sont fidèles.

La nuit vient, 2015 © Francine Ledieu

En 2015, Francine Ledieu peint un tableau intitulé La Nuit vient, « fait de plusieurs gris que j’ai trouvés harmonieux. Ce jour-là j’avais décidé de peindre ce qui se passait dans mon atelier, comme très très souvent. […] Moi, je n’ai pas d’imagination, je pars de ce que je vois. J’essaie d’en dire le plus possible avec mon ressenti, sans m’encombrer. […] Ce jour-là, donc, j’avais mis des tas d’objets dans mon atelier : des éléments de la bibliothèque, des tas de choses pour faire de la figuration, et je me forçais toujours à ne jamais être anecdotique. Mon petit sens de l’art me permettait toujours de me maintenir en dehors de la stricte représentation des objets ; j’avais quand même en moi ce sens de ce qui est pictural ou pas, je l’ai toujours eu. C’est même un des éléments fondateurs. Et c’était mon unique jugement. J’étais la seule auteure de ce jugement. Ce jour-là, donc, je n’étais pas contente du tout : c’était censé représenter la bibliothèque avec tout ce qui se passe devant les livres, et peut-être moi dans un coin de la peinture. Et puis je me suis dit : « Oh là là, je m’embête avec cette peinture. Je vais tout recouvrir de gris, parce que j’aime le gris », et tout de suite : « Mais ce gris, il est vivant ! » J’ai un peu travaillé les autres gris plus clairs autour et je me suis dis : « Ça a l’air de tenir à peu près debout. » Mais je n’y faisais pas attention du tout, me disant : « Bon ben, elle est comme ça, je me suis débarrassée des éléments strictement figuratifs, elle ne me déplaît pas, point final. Je peux passer à autre chose. » […] En fait, tout est parti de là. Après, je me suis dit : « Je suis arrivée à me débarrasser de tout un tas de choses qui finalement n’étaient pas essentielles, je vais essayer de continuer un peu, mais sans obligation. » Et à partir de cette peinture-là très exactement, les choses se sont décantées. […]

Après La Nuit vient, la nuit me « travaillait » beaucoup. Ce n’était pas un hasard. Beaucoup de peintres travaillent la nuit. La nuit il y a les rêves, on est seule avec soi-même, on divague, il n’y a pas de téléphone. Pour beaucoup de peintres, la nuit est créatrice. On m’a toujours dit : « Oh moi travailler la nuit, oui, mais alors le matin c’est une telle déception, parce qu’on ne voit pas ce qu’on fait. » Moi, ça ne m’a jamais dérangée. De toute façon, comme j’aime le gris… Mais c’est vrai que certains matins, je passais comme ça pour ne pas voir ce que j’avais fait ! »

Lever de lune © Francine Ledieu

« Il y a une toile très très claire où il n’y a presque rien, sauf un élément de figuration au milieu. J’y ai travaillé une nuit entière. Je suis allée me coucher en me disant : « Elle est fichue, elle est enterrée », et le lendemain matin : « Mais non, je ne l’ai pas enterrée ! » Comme quoi, les couleurs… mais qu’est-ce que c’est qu’une couleur ? Ça n’existe pas en soi : il n’existe que des rapports de couleurs. La couleur évolue tout le temps dans le rapport aux autres teintes. […] Quand j’étais jeune, j’avais besoin de cette lumière, j’étais plus coloriste. Mais quand j’ai vu à quel point le gris se transformait au contact d’autre chose […] Parfois il envahit tout, c’est extraordinaire. »

« Pendant le Covid j’ai peint plusieurs toiles que j’aimais beaucoup beaucoup. En plus, c’était un moment où chacun était tellement rentré en lui-même, un moment de repli pour tout le monde. Les expositions, tout ça, ça avait disparu, chaque peintre était confronté à lui-même, à tout ce que le Covid avait accumulé en lui d’états d’âme, de souffrance, de deuil, d’acceptation, donc c’était un moment très important […] Certains ont ressenti ça comme une possibilité de s’exprimer en dehors de tout contexte d’exposition, par nécessité simplement de dire, de peindre. »

« Ce silence que j’éprouvais, des tas de gens l’ont éprouvé pendant le Covid. Il installe en vous quelque chose : on est face à soi-même. Pour beaucoup, c’était une révélation, ils se retrouvaient. Comme quand on fait une retraite. Et moi je l’ai vécu comme ça. »

« Même avant le Covid, j’avais envie d’être silencieuse, de moins nommer les choses, de les faire vivre sans paroles. […] Aujourd’hui je ne pourrais plus peindre toutes ces choses là comme autrefois, parce qu’à mon avis, c’est encombré. Je ferais le ménage et j’arriverais à l’essence des choses. Je n’ai plus envie de tout ça. »

« Aujourd’hui j’ai perdu la couleur, j’ai gagné en qualité de silence, j’ai envie de faire autre chose après la peinture silencieuse, je ne sais pas du tout ce que cela donnera. »

Pâture à Saint-Valery, circa 1962 © Francine Ledieu

Quand je lui demande en quoi le fait d’être une femme a influé sur sa vie d’artiste, Francine Ledieu me répond ceci : « Comme beaucoup de petites filles, je n’avais pas du tout envie d’être une fille. Pas du tout. Je voulais être un garçon parce que je me disais, forcément, les garçons, on les laisse plus libres. […] Quand j’avais quatorze ans, maman nous a obligées à porter des corsets. Nous sommes allées chez une corsetière, un cauchemar. […] On l’a porté deux, trois fois, pas plus. Je me disais : mais c’est abominable d’être une jeune fille, quelle horreur. […] Pour moi, dans ma naïveté, les hommes étaient supérieurs aux femmes. Dans les années Bertholle, à une exception près, j’ai toujours accordé plus de poids – c’est du bourrage de crâne – aux œuvres faites par mes camarades hommes que femmes. J’avais une admiration instinctive pour les hommes : ils sont plus forts, ils sont supérieurs par nature. Parce qu’ils sont hommes, ils sont nés libres. […] J’attachais peu d’importance aux œuvres des femmes. »

Francine Ledieu est bien entendu revenue de tous ces préjugés. Elle est née dans une famille où l’art comptait beaucoup, où on l’a encouragée à cultiver ce désir de peindre et dessiner nonobstant le fait qu’elle était une fille, et son père a fait tout son possible pour l’aider en lui trouvant les meilleurs professeurs, puis en lui procurant des commandes de vitraux et d’une mosaïque, mais sans doute la société de sa jeunesse, dans les années 50 et 60, par ses injonctions implicites concernant la place des femmes, ne lui a-t-elle pas laissée prendre la place qu’elle aurait dû avoir (et n’oublions pas que les milieux artistiques de l’époque étaient encore très misogynes dans l’ensemble : les femmes étaient acceptées, mais elles étaient comme le dit très bien Francine Ledieu considérées comme « inférieures »). C’est peut-être en partie cela qui l’a poussée à se réfugier dans une solitude qui la préservait de tout jugement, qui la protégeait en la mettant à part – même si bon nombre de personnes tout au long de sa carrière l’ont encouragée à se mettre en avant. Néanmoins, et c’est là l’essentiel, elle n’a jamais renoncé, même quand elle était malade, même quand elle était débordée de travail, et bien qu’elle doute encore à quatre-vingt-douze d’être une artiste « mûre », elle a toujours en elle ce désir de peindre – et tout de même de montrer un peu son travail.

Arc de triomphe, 2016 © Francine Ledieu

Récemment, Francine Ledieu a découvert le taï chi, et elle se rend compte que la libération du corps et de l’esprit que permet cette discipline peut influencer aussi sa peinture : « J’ai une toute petite porte qui s’entrouvre et qui me dit : il y a mille et une façons de peindre et de s’exprimer, et si on trouve un équilibre entre ses forces personnelles et son élan permanent vers la beauté, il se produit quelque chose qui est en dehors de tout ce qu’on peut avoir déjà vu. C’est comme une ouverture. » Lorsque je l’ai quittée, Francine Ledieu m’a dit qu’elle comptait mettre à profit son été pour travailler, sur des petits formats bien sûr, car elle n’a plus la force de peindre de grandes toiles. Elle va peut-être revenir au figuratif, délaissant la peinture silencieuse. À quatre-vingt-douze ans, on peut encore avoir des projets ! Et j’ai hâte de les voir…

Vue de l’atelier de Francine Ledieu © Carine Chichereau

Je remercie infiniment Francine Ledieu de m’avoir accordé ces longues heures d’entretien, de m’avoir patiemment montré ses nombreuses toiles et dessins, et d’avoir partagé avec moi ses souvenirs avec une générosité extrême. Merci, ma chère Francine, pour ta lumière, ta force, ta joie communicative.
Je remercie également mon amie Dominique Lemarchal qui m’a fait découvrir Francine Ledieu et a permis cette merveilleuse rencontre.
Une grande partie des œuvres présentées dans cet article, ainsi que bien d’autres, sont disponibles à la vente (pour tout contact, écrire ici).
La piètre qualité des photos m’incombe entièrement car comme chacun.e sait, je ne suis pas photographe et il est horriblement difficile de photographier la peinture.