Michel Foucault : La philosophie, nuage des événements (Le discours philosophique)

Michel Foucault © éditions du Seuil

Il n’y a rien en dehors de l’ordinaire des situations. Le dehors, l’extra-ordinaire tout autant, relèvent sans aucun doute du plan le plus quotidien dans sa manière de nous faire signe : plan de vacuité, troué par des événements qui ne sont pas davantage des élévations. C’est « ici et maintenant » que la philosophie prend son départ. De sorte qu’il ne sera pas même question de principes dérobés, nichés dans le retrait du fond, couverts sous des apparences tant décriées comme si ne se jouait rien d’essentiel à la surface des choses et que seul l’ordre du temps permettait d’en relever enfin le cours.

Mais qu’en est-il de cette surface bouleversée et comment recroiser celle du discours qui semblait l’avoir rejetée au bénéfice d’un arrière-monde : discours nombreux qui vont du mythe à la fiction, de la théologie à la métaphysique, de la science à la philosophie ? Le réel est-il si profondément retranché de notre parole, traîne-t-il ailleurs que dans l’ouvert de notre vision ? Ne nous faut-il pas composer avec la croûte terrestre seule et ses failles nombreuses ?

A la surface des discours la philosophie n’adjoint sans doute rien d’autre qu’une morne plaine, à l’image d’une bataille où nous pouvons tout saisir. Mais ce serait oublier, comme le dit Stendhal, que de midi à quatorze-heure, tout voir c’est autant dire ne rien voir ! Il fallait bien sûr fréquenter la littérature pour le comprendre, comme on peut se perdre dans Guerre et paix quand explosent des boulets de canon en chaque coin, rendant la visibilité problématique. Davantage par excès que par retrait. Où pourrait se retirer, en effet, un événement ? C’est quand tout émerge que la visibilité devient problématique. Champ de bataille où finalement tout se déchaîne en acte, à la surface des choses, de sorte qu’il devient pour ainsi dire impossible de discerner une ligne de front, même pour les têtes pensantes, même à la faveur d’un surplomb. Une aiguille perdue dans une botte de paille…

Certes, le littéraire peut se proposer de meilleur surplomb dans le chaos des événements. Et ce serait même l’un de ses rôles que de nous proposer un début et une fin commensurables pour une découpe en mesure d’isoler son champ, avec des trous, des zones de néant parfaitement circonscrites par la mimèsis. Il est cela dit des textes étranges, notamment à lire le Quichotte de Cervantès qui se joue de la littéralité, perdue dans une déchetterie de papiers dont s’extrait la suite du roman. Le texte s’interrompt au beau milieu parce que l’histoire racontée s’interrompt sur un vide, pages arrachées dont on ne sait si on peut les retrouver, de sorte que le récit va décrire l’aventure de leur recherche. Au point que le narrateur, une fois retrouvées dans une déchetterie les feuilles manquantes, volantes, se trouve en présence d’un texte arabe pour lequel il faut chercher un traducteur, versé en une autre langue pour dire la fin du récit, exposé à la rue, à la tourmente du vent qui emporte les papiers déchirés.

Le doute du narrateur semble faire de la littérature son problème et sa question, en rendant sa présence problématique, le statut du sujet entrant dans la littérature par un champ de ruines pour en sauver le texte, venu d’ailleurs, de plus loin, d’une autre culture, d’un autre coin de la Terre, promettant, à même la surface grise du quotidien, magie et dépaysement, tandis que la philosophie se contente platement d’ici, de maintenant, des papiers et déchets qui traînent là, devant nous, sans autre traducteur qu’eux-mêmes.

Alors naît la difficulté de penser, comme le fou qui semble exclu dans des poches spécifiques du réel pour des souffrances qui révèlent ses propres impossibilités. Très différente en cela de ce qui délimite la littérature, fût-ce au bord de la faille qui la traverse, « la difficulté de voir » constitue sans doute le début de la philosophie, c’est-à-dire d’un type de discours qui y supplée cherchant à repérer une ligne, à dire un partage mais selon l’échec de son approche, sous le clair-obscur en lequel penser ce qui se produit devant nos yeux : un flou trop visible pour permettre l’appréhension des contours ou de s’extraire, comme fait la science, du lieu où se produit cette inextricable causalité.

Nul Dieu ne saurait donc nous sauver de cet entrelacement qui s’établit à la surface des choses et des discours. Embrouillamini dont les fragments n’ont rien de chronologique, dont la présence fait penser d’abord à une superposition de strates aussi difficiles à associer que la rubrique d’une encyclopédie chinoise. Impossible en tout cas de passer par le surplomb de la science ou par la fiction de la littérature supposée littérale pour asseoir la vérité de ce qui se montre. L’échappée, le dehors pour la philosophie, son horizon même et sa ligne de visée sont divisés dans le présent, dans le sfumato de l’inextricable, dans le sac de toutes les exclusions devenues inclusives.

La folie ne règne pas en effet dans un autre monde, et le médecin qui met à nu son patient, c’est bien d’ici qu’il perce son regard et son mur, au point que la prison elle aussi se ferme à toute circulation pour dispenser la visibilité la plus redoutable dans des lieux des plus invisibles. Et il faut bien le reconnaître, les bibliothèques se nourrissent d’un tel paradoxe. Leur dédale se noue dans ce croisement, recluses en un lieu dont le texte de Foucault lui-même, ce texte méconnu, vient d’être tiré, assorti à la boite n° xxxxx de la Bibliothèque Nationale, comme si l’archive dont se préoccupait Michel Foucault l’avait avalé en même temps que rejeté.

Condamné à la texture du quotidien, le philosophe en cherche l’image, en extrait la visibilité qui fait son époque, ce qui ne saurait se voir, qu’ici, maintenant, aujourd’hui, sous des conditions multiples qui n’existaient pas en d’autres temps. Et cette texture singulière, cette singularité, envahit la strate des discours pour en interroger l’ordonnance, le principe de sa classification. La formation d’un document, en effet, ne se traverse pas en ses superpositions de la même manière d’une époque à une autre, d’un maintenant à un maintenant autrement qualifié à telle ou telle interface de la prose du monde. Ce qui d’un énoncé s’impose, la réorientation des orientations qui le classent prend un tout autre relief, par exemple, au XVIIe siècle qu’à la Renaissance. Il s’agit d’une autre multiplicité, d’une autre pelote des discours dans l’équilibre ou le nouage des reliques, des restes documentaires et des formations discursives qui s’y amassent.

Comment s’orienter dans le labyrinthe des discours, tel est le problème qui s’impose à l’histoire et qui pour l’époque classique se construit tout autrement que selon la donation divine d’une théodicée. La parole de Dieu, avec Spinoza notamment, ne se pose plus depuis sa transcendance mais en fonction d’un contexte politique et social, en fonction des milieux éthiques qui l’imprègnent, la découpent, la situent sous tel ou tel empire, sous tel ou tel soleil. Une localisation, un miroitement daté de la parole de Dieu dans son inscription géo-historique précise, ses expressions, ses lieux-dits. Ce n’est plus lui qui parle, mais le monde qui cible sa parole ici ou là, dans telles conditions précises, tels événements datables. Biblos n’est rien d’autre qu’appel d’une Bibliothèque ou s’exposer et se disposer.

Sous cet étalage des priorités, des aprioris qui enchaînent les discours, la philosophie fait émerger une autre opération sur la strate des énoncés, sur l’agencement de leur inscription et mode de lecture. Par où commencer ? D’où partir dans la ventilation de l’archive ? Que vaut par exemple ce « maintenant » qui s’impose à la parole de Dieu pour l’authentifier et en mesurer le crédit ? Que vaut, encore mieux, la teneur d’un cogito, au-delà de sa formulation en latin, sa localisation sur l’axe lumineux que conforte la logique de Port-Royal ? Comment, à partir de cette inscription géo-historique, toucher à une vérité qui échappe à l’histoire, qui s’élève vers des énoncés capables de ne pas pourrir dans le cours du quotidien où ils retombent nécessairement ? L’ici et le là ne sont pas simplement un dasein neutre et dispensé à l’unisson depuis les grecs. Ce sont des localités qui précisent chaque fois la ventilation d’un texte et sa superposition. Et, depuis ce site singulier, que penser ? Depuis son lieu d’exposition, un énoncé peut-il, dans le quotidien de son apparition, de sa visualisation, proposer des objets dont la vérité soit tenable ? Et sous quelles conditions critiques ? Quel fonctionnement de nos facultés permet de dire encore quelque chose de la croyance au Monde, au Moi, à Dieu si ce ne sont plus que des Idées de la Raison difficiles à imposer hic et nunc ?

D’une certaine manière, la critique de l’argument ontologique par Kant en aura définitivement ruiné l’objectivité, de sorte que Nietzsche pourra bien sûr en tirer toutes les conclusions et en annoncer l’inexistence, sachant qu’une idée n’existe pas hors de son exposition et que celle de Dieu ne trouvera pas même dans les phénomènes la possibilité de se déposer ou de se déduire. Si tout est interprétation, Dieu ne saurait pas même en constituer une perspective possible, un mode d’exposition tenable. Et c’est bien cette séquence qui court de Kant à Nietzsche qui constitue le centre de l’approche que Foucault consacre à la philosophie, à la formation discursive fort complexe qui la caractérise en sombrant dans l’histoire, dans les strates de son encombrement. « Tandis que l’illumination par le discours communiquait de plein droit avec les Lumières du monde », la destruction ou le retrait des objets suréminents de la philosophie « ouvrent un labyrinthe infini » sous la forme d’une histoire toujours remise à jour, dans l’orbe du présent qui relance les dés.

C’est là, dans l’inextricable de cette superposition, que Foucault découvre « la nouvelle mutation », songeant au perspectivisme de Nietzsche tout en renversant le kantisme vers des objets autrement conformés, pluriels, recoupés de manière polychronique. Avec l’exigence soudaine d’entendre l’histoire dont il est question en un sens qui n’a rien à voir avec la dispensation de l’Être depuis les grecs : une logique du sens que toute l’œuvre de Foucault ne cessera de justifier conjointement à Deleuze, autre Nietzschéen en son genre. C’est selon cette singulière conception de l’histoire que nous engage l’œuvre de Foucault pour lequel « il va bien falloir admettre enfin que le temps, c’est de l’espace, un espace de possibilités simultanées, et que l’histoire les parcourt selon des formes qui ne naissent pas de la grande poussée du devenir, mais des lois qui régissent le simultané et prescrivent sa transformation en un autre simultané ». Un déplacement qui n’est plus celui de Kant et la visée phénoménologique d’une « révolution copernicienne » mais, pour ainsi dire, un écart davantage relativiste, einsteinien, en suivant la traversée des régularités de notre histoire sur un plan complexe. Alors le temps filtre l’archive des énoncés et des concepts comme une variable dont les transformations sont relatives à un lieu et se modifient en un autre. Des variations qui ne respecteront plus du tout la même chronologie en partant d’un autre coin que vient traverser la lumière de cette archéologie qui répartit les discours.

Si au Cogito cartésien peut se substituer « celui que voici », cet homme qui avance dans le labyrinthe de l’interprétation multiple sous un temps lacéré, si le « Je pense », au lieu d’accompagner nos représentations pour les pacifier, se mue en « Ecce homo », c’est que « celui que voici » reprend tous les noms de l’histoire, ici et maintenant, pour les réarticuler selon les bifurcations d’une archive : un éventail en lequel l’histoire se fait chemin, sentiers divergents, simultanés et dont les temporalités, les chronologies se recroisent dans les carrefours empruntés. « Un espace discursif qui ne peut plus avoir les mêmes emplacements et les mêmes caractères » que l’axe d’identification des temps autour du sujet qui s’assure de sa suite, de sa cohérence et dont, comme le soutiendra Deleuze, Foucault constituerait bel et bien le nouvel archiviste. Tout une réorganisation qui concerne l’ordre général des discours sous des principes d’association différents de la causalité ou de la succession, installées davantage dans la discontinuité des énoncés qui « déploie l’extériorité respective des discours ».

Cette mutation, Foucault se décide de la nommer « archive » pour le caractère asynchrone de ses superpositions, de ses strates, de ses palimpsestes sans parler du changement incessant des recompositions qu’elle permet de ventiler sous la lumière de l’instant capable d’en traverser, d’en filtrer les écarts. Des coupes susceptibles de rendre visibles certaines figures comme celle du sujet qui s’est imposé au XVIIe siècle ou, sous d’autres nœuds, celle de sa mort dans la manière dont la littérature du XXe en détruit le pouvoir autour de Kafka, Musil, Borges… Une variété moléculaire qui serait finalement comme un « nuage d’événements » dont la météorologie n’est jamais certaine, dont les éclairs passent des chemins qui supposent de nombreux « précurseurs sombres », trajets dessinés en creux pour des points d’impact, d’inversion, de dissolution dont les temporalités se mêlent ou se transforment de façon relativiste, au sens où j’en avais adopté finalement l’expression dans Figures des temps contemporains, ou encore dans Ossuaires, moments purement foucaldiens de mon parcours.

Michel Foucault, Le discours philosophique, édition EHESS/Gallimard/Seuil, mai 2023, 320 p., 24 €