Certains cinéastes sont plus fictionnels que d’autres : ce qu’ils racontent est plus incroyable, plus délirant. Dans les années 70-80, Larry Cohen était le cinéaste le plus fictionnel du monde. Depuis deux décennies, c’est sans conteste Shyamalan. A chaque film, il pousse à leurs limites les possibilités de croyance des spectateurs et des personnages. Mais, à la différence de Cohen, ses films encouragent à chercher un sens caché. Ils donnent envie d’interpréter. Shyamalan, qui a commencé dans la série A, serait-il plus sérieux que Cohen, qui n’a fait que de la série B ? Dur à dire. D’un côté, Shyamalan est explicitement malicieux, plus que Cohen. Il suffit de voir ses apparitions à l’écran. De l’autre, il aime les mythes, les allégories, les religions, la providence, le puritanisme, l’héroïsme douloureux, la campagne et les villages, contrairement à Cohen dont les récits urgents, saccadés et urbains, parfois satiriques, souvent démystificateurs, ne prétendent jamais à une majesté apocalyptique. Knock at the Cabin ne fait pas exception. Le film pousse à leurs limites les possibilités de croyance tout en encourageant l’interprétation. Et c’est pour ça qu’il a déçu la critique – pour son supposé sens : Shyamalan aurait signé un plaidoyer obscurantiste pour la religion. Essayons de réviser ce procès expéditif.
D’abord, qu’est-ce que c’est, Knock at the Cabin ? Un film d’horreur sans méchant ni gore. Donc un pari fictionnel fou. Pourquoi un tel tour de force ? Parce que Shyamalan cherche à jouer avec le spectateur en déjouant ses attentes. Autrefois il le surprenait par un twist final, aujourd’hui il le surprend à chaque étape du récit. Comment ? Par l’humour. Et la présence ou l’absence d’humour, c’est plus important que la présence ou non d’un twist. Sixième Sens (1999) ou Incassable (2000) ne sont pas drôles, Signes (2002) ou La Jeune fille de l’eau (2006) le sont. Qu’est-ce que ça change, la présence de l’humour ? Tout. Expliquons.
A ses débuts, Shyamalan faisait partie de ces auteurs, comme Lars von Trier, meilleurs dramaturges que cinéastes. On pourrait imaginer Sixième Sens ou Incassable mis en scène de manière différente ou même joués sur une scène de théâtre. Pourquoi ? Parce que la mise en scène n’y sert qu’à mettre en valeur un drame existant indépendamment d’elle. Les émotions qu’on ressent à la vision des films sont celles que l’on ressentirait à la lecture des scénarios s’ils étaient édités en pièces de théâtre. Depuis Signes, ce n’est plus le cas. La mise en scène introduit du jeu et libère les personnages, car ils ne sont plus intégralement absorbés par le rôle qu’ils jouent dans le drame. Ils vivent une vie autonome. On a même l’impression qu’ils sont décalés par rapport à la situation, pas vraiment à leur place. D’où l’humour très particulier qui émane des films. Pensez à cette scène de Signes, quand l’ex-pasteur (joué par Mel Gibson) essaie de résister dignement à la pharmacienne voulant absolument se confesser à lui. Le héros est triste mais Gibson introduit une légère maladresse dans la raideur du personnage, un soupçon de ridicule qui rend la scène drôle alors que la situation ne l’est pas.
Dans Knock at the Cabin, c’est pareil. Les scènes sont bizarrement drôles alors que la situation ne l’est pas du tout. C’est une situation de home invasion sur fond de fin du monde, avec quatre fanatiques qui réclament d’une famille (un couple homosexuel et leur fille adoptive) un sacrifice humain. Shyamalan se donne une ligne de démarcation simple et méchante, car accentuant un clivage social : des pauvres un peu ridicules (les agresseurs), des riches assez émouvants (les victimes). A l’image de leurs armes, les pauvres ont un physique ingrat et une expressivité exagérée. A l’image de leur bibliothèque, les riches ont un physique avantageux et un comportement intériorisé et sensible. On pourrait voir dans cette ligne de démarcation un typage satirique assez dégueulasse, d’autant que les quatre fanatiques font ce que font en général des pauvres quand ils vont chez des riches : le ménage. Et ils le font à répétition. La différence, c’est que c’est le sang d’un des leurs qu’ils nettoient à chaque fois, le tout en essayant très poliment de convaincre les riches de sacrifier l’un d’eux ! Et ils ne se contentent pas de faire le ménage en parlant, ils réparent ce qui est cassé dans le chalet. Hommes de ménage mais aussi plombiers, électriciens, serruriers… Ce n’est pas de la satire – ce n’est pas une façon de remettre les pauvres à leur place en les épinglant dans un type. Au contraire, c’est une manière de montrer qu’ils ne sont pas à leur place, ni dans le rôle d’agents d’entretien, ni dans le rôle d’agresseurs, exactement comme le personnage de Mel Gibson dans Signes. Plus généralement, rien ni personne n’est à sa place dans Knock at the Cabin, même s’il s’agit tout le temps de bien ranger, de bien nettoyer, de bien expliquer. D’où l’humour tordu du film.
Humour de cinéaste, pas de dialoguiste. Pour le sentir, il faut regarder les plans. Et c’est parce qu’on voit les agresseurs faire le ménage et tout réparer avec un tel zèle qu’on se met à douter. Et s’ils disaient vrai ? Et s’ils ne voulaient pas faire de mal à leurs victimes ? Et s’ils n’étaient pas homophobes (bien que l’un d’entre eux l’ait été dans sa jeunesse) ? L’humour ne joue pas contre les agresseurs mais plaide pour eux. C’est donc par l’humour que Shyamalan parvient à faire un film d’horreur sans méchant. Et le refus du gore ? Là encore, conséquence de l’humour. Gore et humour, cela risquerait de transformer Knock at the Cabin en parodie de home invasion et Shyamalan ne pourrait plus jouer avec la croyance du spectateur (dans une parodie, on ne croit pas à ce qui se passe). Tout ici est lié et doit être dosé : l’humour, comme la violence, doivent être là, constamment, mais rester aussi discrets l’un que l’autre.

Comment parvenir à horrifier dans ces conditions ? Il ne peut pas y avoir d’horreur sans excès. Si tout ce qui est montré dans Knock at the Cabin est dosé, où est l’excès ? Dans ce qu’on ne voit pas mais qu’on entend (la demande que les agresseurs adressent à leurs victimes, la violence qu’ils retournent contre eux-mêmes pour appuyer leur demande) ; dans ce qu’on voit mais seulement indirectement (sur l’écran de la télévision). Un petit écran pour montrer ce qui risque de nous écraser : horreur cosmique. Des paroles prophétiques pour exiger un sacrifice humain : horreur morale. Quel rapport entre les deux horreurs ?
Les agresseurs ont eu les mêmes visions : une succession de catastrophes aboutissant à la disparition de l’humanité (horreur cosmique). Ils sont persuadés que celles-ci se produiront inéluctablement, sauf si leurs victimes acceptent de tuer l’un des leurs. Pourquoi choisir ces victimes ? Parce qu’elles s’aiment d’un amour absolu. Le crime réclamé leur sera d’autant plus coûteux (horreur morale). Les agresseurs ne soumettent pas leurs victimes à un simple dilemme moral, à un cas qu’on pourrait examiner en morale expérimentale quand on se demande s’il est moralement acceptable de sacrifier une vie humaine pour sauver l’humanité. Si c’était le cas, ils pourraient demander qu’une de leurs victimes se suicide. Mais non, ils réclament l’assassinat de l’être le plus cher. C’est pourquoi on peut les voir, malgré leur civilité constante, comme des incarnations du délire superstitieux dans toute son horreur. Une succession de catastrophes naturelles ? C’est une divinité qui punit les humains – pour calmer sa colère, il n’y a pas d’autre solution que de lui offrir le plus coûteux des cadeaux : le sacrifice des enfants. D’où le scandale qu’on peut éprouver devant le film. Pensez à God Told Me To (Meurtres sous contrôle, Larry Cohen, 1976). Souvenez-vous de la réaction enragée du héros, un flic catholique, lorsqu’il entend un père de famille expliquer calmement, après avoir tué femme et enfants : « Dieu nous donne tant et nous demande si peu. » Si une entité réclame une chose pareille, ce ne peut pas être Dieu.
Mais Shyamalan n’est pas Cohen. Il y avait un peu de révolte contre le délire superstitieux dans le roman qu’il a adapté (The Cabin at the End of the World, de Paul Tremblay – on peut en lire le résumé sur le Wikipedia anglais). Il l’a supprimée de son scénario. Dans le roman, Wen, la petite fille, meurt accidentellement et les catastrophes cosmiques continuent. Alors Andrew, l’un de ses deux pères, déclare ne pas vouloir obéir à un dieu qui ne considère pas la mort d’un enfant comme suffisante. Révolte ambiguë (la mort de Wen aurait pu trouver justification aux yeux d’Andrew si les catastrophes avaient cessé), d’autant qu’elle a lieu tardivement, quand les deux pères quittent le chalet sans trop savoir si l’Apocalypse va se produire – fin probablement inspirée des Oiseaux d’Hitchcock. On est loin de la franche révolte contre la superstition qui s’exprime chez Cohen. Mais on en est encore plus loin dans Knock at the Cabin : Wen ne meurt pas, il y a sacrifice (Andrew tue Eric) et les catastrophes cessent aussitôt. Aucun accident ne vient donc artificiellement dénouer ou suspendre le drame, le récit est plus simple et la fin plus nette. D’un point de vue dramaturgique, c’est plus élégant, mais il n’y a alors plus aucune révolte contre le délire superstitieux. D’où les reproches adressés à Shyamalan par la critique : en laissant croire que les agresseurs avaient raison, il prendrait le parti de l’obscurantisme. Surtout que le cinéaste surdétermine la dramaturgie en ajoutant à l’opposition conventionnelle du home invasion (agresseurs contre victimes) des oppositions religieuses, sociales, sexuelles, culturelles, politiques… Donc Shyamalan prendrait aussi le parti des croyants contre les athées, des pauvres contre les riches, des hétérosexuels contre les homosexuels, des fanatiques contre les progressistes… et de manière plus implicite des Républicains contre les Démocrates. Cela fait beaucoup, alors on comprend la critique.
Shyamalan prend-il vraiment parti ? Pour répondre, il faut quitter les grandes oppositions et revenir aux petites images, aux images de la télé. Un tsunami, un virus ou des avions qui s’écrasent ne font pas de différence entre croyants et athées, pauvres et riches, hétérosexuels et homosexuels, Démocrates et Républicains… Ce sont des périls écologiques ou technologiques menaçant indistinctement tous les groupes qui composent une société (contrairement aux extra-terrestres dans La Guerre des mondes de Spielberg, qui épargnaient miraculeusement les beaux quartiers de Boston). L’horreur cosmique annule donc la surdétermination dramaturgique de l’horreur morale. Il y a un double jeu du cinéaste : ce qu’il surdétermine d’un côté, il l’annule de l’autre. D’où le sublime sec de ces avions qui tombent comme des mouches ou de ces orages qui zèbrent l’entièreté du ciel. Plus la dramaturgie sépare, plus les catastrophes unissent – ce qui est plus grand que nous est aussi plus grand que ce qui nous sépare. Il suffit (pour le cinéaste) de lever la tête et de ne plus filmer d’êtres humains : le ciel, le ciel, le ciel. Il suffit (pour le spectateur) de baisser la tête et de s’installer sur son canapé : la télé, la télé, la télé.
Alors oui, Shyamalan prend parti, mais pas pour les uns contre les autres. Il prend parti pour le ciel et pour la télé, pour ce qui nous dépasse et pour ce que nous regardons de haut, pour les agresseurs qui font le ménage au lieu de faire peur, pour les bourgeois progressistes qui se découvrent semblables à des prolos illuminés, pour tout ce qui est difficile à croire parce que trop ridicule ou trop délirant. Shyamalan pense-t-il comme Saint Paul que Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages et les choses faibles du monde pour confondre les forts ? On ne sait même pas s’il croit en Dieu. Une chose est sûre : il essaie de faire comme le dieu de Saint Paul dans les petits mondes qu’il crée (ses films), et c’est largement suffisant. Les sages et les forts qu’il veut confondre, c’est nous, les spectateurs. Nous n’aimons ni être dupes, ni être largués, alors nous cherchons à nous rassurer par des interprétations. Si nous sommes centristes, nous nous dirons que le film raconte une grande réconciliation nationale entre Démocrates et Républicains et que cela ne peut pas avoir lieu aujourd’hui sans sacrifices (au sens large) mutuels. Si nous sommes très à droite, nous nous dirons qu’il faut retrouver le sens du sacré en politique et qu’il n’y a pas de sacré sans sacrifices (au sens strict) non mutuels. Si nous sommes plus à gauche, nous verrons l’apaisement final comme un arrêt seulement provisoire des catastrophes et nous renverrons dos à dos populistes obscurantistes et bourgeois progressistes – nous nous dirons qu’aucun personnage n’a la solution pour sauver le monde et qu’elle reste donc entièrement à trouver. Dans les trois cas, nous considérons les personnages comme des représentants de catégories sociales, nous interprétons le drame comme une allégorie politique et nous supprimons ce qu’il peut avoir de ridicule ou de délirant. Et c’est pareil si on remplace la politique par la religion. Nous pouvons interpréter l’illumination d’Eric comme la découverte d’une sorte de religion d’amour néo-chrétienne qui serait à la fois le prolongement (puisqu’il y a acceptation du sacrifice) et l’inversion (puisque l’amour anéantit la terreur) du délire superstitieux. Ce ne sont que quatre exemples d’interprétation. On pourrait en trouver plein d’autres. A chaque fois, le problème est le même – le refus du ridicule, le refus du délire.

Les deux pères cherchent aussi une interprétation : ce qui leur arrive, est-ce juste une mauvaise rencontre qui n’a pas de sens ou une mauvaise rencontre qui a un sens ? Eric et Andrew ont chacun leur réponse. Comment savoir laquelle est la bonne ? Shyamalan se garde bien de trancher. Au contraire, il joue encore et toujours un double jeu. Par exemple, Eric prétend avoir vu une silhouette lumineuse dans un reflet, d’où son illumination qui le fait basculer du côté des fanatiques. Mais Shyamalan montre le reflet en prenant soin de ne pas montrer ce qu’Eric y voit. Le spectateur est encouragé (à voir) et frustré (de ne pas voir). D’un côté, il voit qu’Eric a tort (puisqu’aucune silhouette n’apparaît dans le reflet), de l’autre il est encouragé à le croire (puisque la suite du récit semble lui donner constamment raison). De même, le cinéaste ne donne aucune explication à l’arrêt des catastrophes cosmiques. Rien n’empêche donc le spectateur d’essayer de se convaincre que la mort d’Eric et l’arrêt des catastrophes est une coïncidence. Une coïncidence délirante, aussi délirante que le scénario du film. Après avoir eu tant de peine à avaler peu à peu le délire superstitieux, le spectateur peut-il revenir à son scepticisme initial ? Très difficile. Encore un sens inverse de dernière minute, encore un gros effort à rebrousse-poil – double jeu. Comment Shyamalan conclut-il son double jeu ? Par la présence de Wen et d’Andrew, les deux relais du spectateur (le spectateur sortira de la salle de cinéma, Andrew et Wen sortiront vivants de l’histoire), qui incarnent deux réactions opposées aux événements. D’un côté la candeur, de l’autre l’incrédulité – et les spectateurs ne peuvent qu’osciller entre les deux.
Pour ceux qui réagissent comme Wen et ont tendance à adhérer au récit, le jeu se termine avant la fin du film, quand la petite fille demande à Andrew si « papa Eric a sauvé le monde ». Il y a, dans la naïveté de la question et dans l’inquiétude avec laquelle elle l’adresse, quelque chose d’incongru, à la fois ridicule et touchant. Ridicule, parce qu’un spectateur adulte sait bien qu’un papa seul ne peut pas sauver le monde. Touchant, parce que l’adhésion de la petite fille à la fiction est indissociable de l’amour qu’elle éprouve pour ses deux papas. On reproche parfois à Shyamalan de manipuler le spectateur en l’infantilisant. Mais s’il l’infantilisait jusqu’au bout, il ne ferait pas en sorte que le spectateur comprenne qu’il est revenu en enfance le temps du film.
Pour ceux qui réagissent comme Andrew et ont tendance à ne pas adhérer au récit, le jeu dure jusqu’à l’épilogue. Pendant le reste du film, Andrew résistait constamment aux explications données par les quatre fanatiques. Est-il convaincu à la fin ? Pas sûr qu’il soit même convaincu par ce que lui dit Eric. Il le tue parce qu’il l’aime et parce qu’Eric le lui demande, mais croit-il vraiment que son meurtre va interrompre les catastrophes ? Et quand il assiste à l’interruption des catastrophes, croit-il comme Wen que « Papa Eric a sauvé le monde » ? Peu probable. Il ne comprend juste plus rien. Il est perdu. D’où l’importance de l’épilogue, qui fait culminer le film sur une dimension intime purement hagarde. Dans le plan-séquence final, Wen et Andrew sont dans la voiture de l’ancien homophobe, le premier des pauvres à avoir été sacrifié. Ils ne cessent d’allumer et d’éteindre l’autoradio sans dire un mot, car la chanson diffusée est la préférée de la famille. Passe-t-elle à l’antenne ou était-elle sur la playlist de leur agresseur ? On ne sait pas. Quoi qu’il en soit, c’est une coïncidence de plus, mais pas une grande coïncidence d’ordre cosmique, juste une petite coïncidence d’ordre privé. On en ressort comme eux, hagard. L’interprétation cède ses droits devant l’émotion. Ne plus comprendre, ne plus interpréter – pour pousser à leurs limites, par tous les moyens (y compris sociaux et politiques), les capacités de croyance et de compréhension du spectateur et des personnages, il faut parfois jouer double.
Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan, États-Unis, 2023 avec Jonathan Groff, Ben Aldrige, Dave Bautista.
Sortie VOD et DVD : le 14 juin 2023