À l’occasion de la parution de Vers la normativité queer, entretien avec Pierre Niedergang.
Ton livre est surtout consacré au contexte français aujourd’hui, à la façon dont, dans ce contexte, peuvent et pourraient s’articuler le mouvement queer et la question du rapport aux normes. Qu’est-ce qui, selon toi, serait caractéristique de ce contexte français ?
En effet, ça me tenait à cœur de partir du contexte français, en évoquant à la fois les discours théorico-politiques queers que je peux lire dans l’espace francophone, mais aussi et surtout, les pratiques queers que je peux observer autour de moi comme les Week-end pédés, le Front transfem, les saunas, etc. Ça me tenait à cœur parce qu’il y a une certaine frustration quand on lit de la queer theory américaine : celle-ci s’appuie sur des pratiques de luttes, de résistance et de subversions concrètes ; mais en même temps, ces pratiques paraissent assez éloignées du contexte français et, surtout, elles ne visent pas forcément à répondre aux mêmes problèmes. Ça m’intéressait de voir ce que le contexte politique queer dans lequel nous baignons fait aux théories queers, quelles torsions il était nécessaire d’opérer, quelles compositions aussi, pour pouvoir rendre compte de nos pratiques communautaires et de nos luttes en France.
J’ajouterai qu’il s’agit non seulement de prendre en compte le contexte français, parce qu’il est différent du contexte américain, mais aussi de prendre en compte le contexte actuel, très différent de celui des années 1970 ou 1990. Je crois qu’il y a un problème dans le fait de mobiliser sans les réviser, sans en opérer la critique, des théories qui ont été adaptées à un contexte particulier – disons les années 1970 ou 1990 – comme si elles valaient dans tous les contextes. Vu les déplacements politiques autour des questions queers depuis les années 1970, 1990, et même 2000, il me semble nécessaire de penser aussi les déplacements théoriques et stratégiques qui doivent s’y adapter.
Dans ton livre, tu distingues deux tendances dans les mouvements qui se définissent comme queer. La première consiste à rejeter l’idée d’un rapport nécessaire à des normes, définissant le queer comme, justement, anti-normes. Cette tendance, à l’intérieur du mouvement LGBT+, se différencie nettement d’une adhésion actuelle de nombreux gays aux normes et valeurs capitalistes, Blanches, néolibérales, patriarcales, etc. La seconde option, minoritaire ou encore à venir, consisterait à intégrer la dimension normative des mouvements queer et à insister sur la réflexion qui doit être menée sur cette dimension normative. Pour ton compte, tu insistes sur l’idée selon laquelle une réflexion sur la normativité queer te paraît fondamentale pour des alliances entre les mouvements queers et les mouvements féministes, ce qui supposerait aussi, bien sûr, une réflexion similaire à l’intérieur des mouvements féministes. Tu écris que la réflexion sur la normativité queer est nécessaire, par rapport à l’alliance souhaitable avec les féministes, en particulier du fait de la question de la violence : si une dimension normative n’est pas intégrée au mouvement queer, comment les discours peuvent-ils distinguer ce qui est acceptable ou non, délimiter la frontière entre ce qui est définissable comme une violence et ce qui ne l’est pas ? Cette distinction serait nécessaire pour construire des alliances avec les féminismes actuels qui insistent fortement sur la nécessité de cette distinction. Pourquoi, selon toi, une alliance entre le féminisme et le queer est-elle souhaitable, voire nécessaire, la réponse n’étant pas seulement qu’il y a des lesbiennes et des femmes transgenres parmi les LGBT ? Les enjeux relèvent-ils d’abord de la stratégie politique ? Recouvrent-ils aussi des enjeux théoriques, épistémologiques ?
Oui, il m’apparait que les féminismes, surtout après #MeToo qui remet au centre la question des violences sexistes et sexuelles, exigent un travail normatif positif, et non seulement une critique des normes existantes. Les théories et stratégies politiques queers doivent répondre à cet appel à la normativité, et prendre conscience de la possibilité de produire des normes queers de la sexualité.
Pourquoi cette alliance me parait nécessaire ? Parce qu’à mon sens, les femmes et les queers de tous les genres et de toutes les sexualités subissent des violences qui sont liées les unes aux autres. Je ne m’avancerais pas jusqu’à dire qu’elles font « système » ou qu’elles constituent le visage d’un ennemi commun. Il faut se méfier des visages, tu le sais. Mais, nous avons en commun que ce qu’on appelle de manière un peu vague les violences patriarcales, et particulièrement les violences sexuelles, qui nous touchent, nous blessent et nous constituent.
Certes, il est important que les tensions existent au sein même de groupes politiques, et il ne s’agit surtout pas, en rappelant la nécessité d’un « féminisme queer », d’en appeler à une harmonie sans heurts, sans frictions. Les disputes autour des fins politiques et des stratégies pour y parvenir font partie intégrante du travail normatif nécessaire. Seulement, pour que ce travail ait lieu, il me semble qu’il faut s’entendre sur des prises de positions axiologiques de base, et je crois que la condamnation des violences sexuelles en est une.
Je suppose que tu serais d’accord pour dire que cette recherche d’alliances ne devrait pas se limiter aux mouvements féministes mais être élargie à d’autres mouvements qui subissent des discriminations et plus largement la politique d’un pouvoir politique destructeur : les personnes racisées, handicapées, prostituées, etc. Des alliances souhaitables entre ces populations ont, encore aujourd’hui, du mal à exister. Les groupes que je viens de nommer sont différents, les problématiques qui les concernent pouvant se recouper ou au contraire être exclusives. Est-ce que, selon toi, la possibilité d’alliances entre le mouvement queer et ces groupes devrait aussi passer par une réflexion sur la normativité ou bien est-ce que cette possibilité devrait intégrer d’autres dimensions propres et diverses ?
Bien sûr que ces alliances me paraissent nécessaires, et je pense, en effet, que la normativité est au cœur de la possibilité de faire alliance. Les problèmes liés à la normativité se recoupent d’ailleurs au sein des différents mouvements. Je parle dans Vers la normativité queer des usages de la théorie psychanalytique pour soutenir une forme de présentisme et de nihilisme no future qui consiste à accepter d’habiter le lieu politique de l’abjection, une stratégie qui me semble avoir une efficacité politique limitée. Or, cette manière d’embrasser le négatif, d’accepter d’incarner l’abject, que je critique à propos des discours queers, c’est aussi la stratégie de ce qu’on appelle le « pessimisme noir ». Comme l’explique Norman Ajari, pour ces stratégies politiques et les théories qui y sont liées – et qui s’appuient notamment sur la psychanalyse –, il s’agit d’habiter le lieu de « l’abjection nègre » plutôt que de chercher une quelconque intégration ou une quelconque rédemption sociale. D’autres stratégies, dites « afro-futuristes », vont au contraire essayer de résister à « l’intégration » en inventant des imaginaires.
Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ces différentes stratégies se rencontrent et entrent possiblement en opposition. Est-ce que la critique que je fais du « pessimisme queer » s’applique également au « pessimisme noir » ? Il me semble, par exemple, qu’il est compliqué de penser les alliances politiques à partir du pessimisme parce que l’idée d’incarner le lieu de l’abjection met en concurrence sur la définition de ce lieu, et parce que l’articulation des luttes suppose, à mon sens, la possibilité d’imaginer, de discuter, de disputer des futurs alternatifs ensemble.
Ton livre s’articule autour de la distinction entre normalisation et normativité : la première renvoie au fait de se conformer à des normes existantes, la seconde au fait de créer des normes. Tu insistes sur l’importance du rapport aux normes et d’une réflexion sur ce rapport de différentes manières : les normes structurent le social, elles structurent l’action politique, elles structurent les subjectivités, elles sont un moyen de l’action politique, etc. Plus précisément, tu développes l’idée selon laquelle la pensée et l’action en général dépendent de normes, se rapportent à des normes, produisent des normes. Ton idée est que l’action, la pensée, la subjectivité sont liées à ce que tu appelles des « matrices normatives ». Tu poses que la pensée et l’action queer sont par définition critiques d’une matrice hétérosexiste mais qu’elles ne peuvent exister qu’en prenant appui sur au moins une autre matrice elle-même porteuse de normes. Je me demande si dans les deux cas, on peut parler de la même chose. Tu as l’air de poser une équivalence entre ces deux matrices qui pourrait être questionnée. De fait, les matrices normatives dominantes ne correspondent pas uniquement à un ensemble de normes ou valeurs puisque ces normes et valeurs sont également objectivées dans des institutions, dans les politiques publiques, dans des lois, qu’elles sont incessamment reproduites par des discours partagés, communs, « évidents », qu’elles sont traduites dans des actes, etc. Si l’on considère l’existence d’une matrice alternative queer, par définition celle-ci ne peut actuellement être objectivée dans des institutions ou partagée par le plus grand nombre. Comment conçois-tu l’efficacité de cette matrice minoritaire ? Comment peut-elle contrebalancer le pouvoir de la matrice dominante ? Il me semble qu’il faut poser cette question pour comprendre comment, à l’encontre du pouvoir de la matrice hétérosexiste dominante et écrasante, omniprésente, une sorte de contre-pouvoir peut exister du côté de la matrice minoritaire et comment des subjectivités peuvent se former à partir d’elle. Peut-être pourrait-on aussi considérer que la matrice dominante ne fonctionne pas si bien que ça, que son pouvoir est fragile, que des failles la traversent, des sortes de ratages – ce qui pourrait peut-être être relié à ce que tu appelles une « stratification historique des matrices normatives », stratification qui empêcherait ces matrices d’être homogènes…
C’est en effet important de penser la manière dont les complexes de normes – ou matrices normatives – majoritaires s’incarnent et sont soutenues par des institutions. Pour penser, à l’inverse, la manière dont les matrices minoritaires se situent par rapport aux institutions, il faut prendre en compte la diversité des stratégies, ça me semble compliqué de faire une théorie générale de cette articulation queer/institution : si on prend, par exemple, les radical fairies ou bien les communautés rurales lesbiennes qui se développent dans les années 1970 et qui existent encore aujourd’hui, on peut dire que leur stratégie est de s’arracher le plus possible des institutions dominantes et des normes qu’elles soutiennent, y compris en s’éloignant des centres, ceci afin de construire d’autres types d’institutions, de normes et de nouvelles formes de commun.
Certaines pratiques militantes vont consister, à l’inverse, à se rapprocher physiquement des institutions pour adopter une politique plus spectaculaire de contestation. Là, il s’agit de s’opposer aux normes et aux institutions à partir de pratiques oppositionnelles : s’enchainer aux ministères, balancer du sang dans des locaux de groupe pharmaceutiques, etc.
Enfin, et c’est là que j’utilise ce terme d’interstice, que j’aime bien, il y a des pratiques de critique des normes majoritaires et d’invention de normes minoritaires qui se font depuis l’intérieur et dans les interstices de l’institution. Là, je pense par exemple à Queer Education qui me semble faire ce type de travail normatif à la fois de critique et d’invention, depuis l’institution scolaire elle-même.
On peut aussi détourner les institutions pour inverser les valeurs qui sont en jeu. Là aussi, pour moi il s’agit d’agir dans les interstices : c’est, par exemple, le cas des mariages blancs ou des mariages de façade. Ces pratiques des interstices sont moins impressionnantes, et elles répondent moins au romantisme de la subversion, mais elles n’en sont pas moins des pratiques politiques de résistance.
Est-ce que le rapport que tu poses entre matrice dominante et matrice minoritaire ne pourrait pas se retrouver dans d’autres cas, par exemple dans celui des groupes et populations racisés ? Est-ce que l’analyse que tu mènes au sujet de l’importance d’une matrice minoritaire comme appui pour l’élaboration d’autres subjectivités et d’actions politiques ne pourrait pas valoir aussi pour des populations qui ont à lutter contre le racisme ? On pourrait prendre aussi l’exemple des rapports de classe, des populations discriminées du fait du classisme. Quelle serait alors la spécificité du mouvement queer dans son rapport à la matrice dominante mais aussi dans le processus de normativité ? Cette spécificité se limiterait-elle à la sexualité ou aux identités de genre ?
Pour moi, la spécificité « du queer » c’est, dès le début, le rapport explicitement ambigu que ce mouvement théorique et politique entretient avec les normes. À la fois dans des pratiques comme le drag qui se servent des normes existantes pour en opérer la disruption, à la fois dans les pratiques de retournement du stigmate qui ont été celles de la lutte contre le sida ; et enfin dans la théorie, notamment de Judith Butler, qui pose explicitement que la sortie de la matrice hétéro-normative dominante suppose de s’appuyer sur d’autres normes qui nous permettent d’exister et de faire relation les un·es avec les autres hors des cadres imposés par l’hétérosexualité. Chaque fois, il s’agit de construire des stratégies qui ne se font pas d’illusion sur la possibilité de sortir des normes, mais qui s’appuient, au contraire, sur les normes pour résister.
Mais dire que les mouvements queers ont une acuité spécifique vis-à-vis des normes, ce n’est pas dire que les stratégies qu’elles mettent en place ne sont pas transposables, ou qu’elles ne peuvent pas fournir des outils à d’autres chantier de lutte sociale. Je crois que ce rapport à la fois critique et inventif aux normes peut être exporté dans d’autres contextes de lutte, oui. Ça suppose évidemment de trouver des manières de mettre en commun ces techniques de résistance.
Dans la continuité de cette réflexion sur les affects, tu développes une partie sur le traumatisme et sur l’intérêt de la psychanalyse quant à la question du traumatisme. Pour mon compte, je vois bien l’intérêt de ce que tu dis sur le traumatisme mais je perçois aussi les travers possibles d’une mise en avant du traumatisme pour penser le politique, la possibilité de groupes politiques et d’actions politiques : Quels types de subjectivités et d’identités produit le fait de se centrer sur le traumatisme ? Ce centrage ne risque-t-il pas de rendre difficile la constitution de groupes, de relations avec d’autres que soi ?
C’est une question importante. Dans « Tu me fais violence », le théoricien queer Jack Halberstam considère que la focalisation sur les traumatismes individuels conduit potentiellement à un éclatement néo-libéral et à l’impossibilité de faire groupe : si tout le monde sur-réagit au moindre conflit, si tout le monde invoque ses traumatismes personnels : impossible de lutter ensemble. Pour moi, le problème réside dans le fait qu’on ne peut pas faire sans l’affectivité des corps et le fait que les corps queers sont aussi des archives de violence. Appeler, comme le font certains discours, à mettre de côté les affects de violence et les traumatismes que nous avons vécus, est tout aussi dangereux qu’une politique focalisée sur les traumatismes individuels. On peut montrer le caractère construit de la violence, comme le fait par exemple Elsa Dorlin lorsqu’elle rappelle, dans Se défendre, l’histoire raciste de l’opposition entre « violent » et « safe », sans pour autant en appeler à éjecter de la sphère politique nos affects liés à la violence.
La solution consiste pour moi, et je crois qu’en fait je suis d’accord avec Halberstam là-dessus, à sortir d’une conception individualisante du traumatisme pour travailler à une politisation du traumatisme. #MeToo, #MeTooGay, #MeTooInceste l’ont bien montré : ce que nous avons vécu individuellement de violence résonne chez d’autres et est rattaché à des structures de domination. Autrement dit, les traumatismes sont à la fois hyper-singuliers et politiques.
Je reviens sur ma question précédente. Par rapport à la question du traumatisme, et plus généralement d’une perspective politique queer, quel peut être l’apport et l’intérêt de la psychanalyse dont l’histoire est marquée par des énoncés, des thèses, des positions très réactionnaires, comme on le voit aujourd’hui encore, bien que cette même histoire soit également porteuse de perspectives très novatrices ?
La question de la conservation ou non de la psychanalyse dans les théories queers est une énorme question, et les réponses vont du rejet le plus total, chez Didier Eribon ou Sam Bourcier par exemple, aux tentatives de construire des psychanalyses queers, chez Fabrice Bourlez ou Jorge Reitter, en passant par les différents usages queers de la psychanalyse chez De Lauretis ou Butler.
Je crois que, de mon côté, je tiens à la dimension du psychique et à l’hypothèse de l’inconscient. Et il me semble que les outils bizarres et parfois difficilement maniables que la psychanalyse nous fournit peuvent être utiles. Malgré tout, une refonte profonde de celle-ci est nécessaire, et notamment concernant l’articulation entre le psychique et le politique. Dans le contexte français, le travail que sont en train de rédiger Silvia Lippi et Patrice Maniglier est important à cet égard : la psychanalyse doit repenser son rapport à la rue et particulièrement aux mouvements minoritaires. La psychanalyse peut faire du mal lorsqu’elle est utilisée à mauvais escient pour servir des mouvements de réaction contre les mouvements minoritaires, je pense notamment aux mouvements politiques et culturels trans. Que devient-elle lorsqu’elle essaie d’entendre le politique dans les dire des analysant·es ?
Puisque l’on a commencé en évoquant le contexte français, je pourrais te poser, pour finir, la question suivante : Est-ce que ton analyse de la normativité queer se serait-elle pas limitée du fait de son ancrage dans le contexte français ? Est-ce que si on considère ce qui se passe ailleurs, on ne pourrait pas penser différemment la question de la normativité queer ? Je te pose cette question parce qu’il me semble qu’un certain nombre de choses, de positions, de points de discussion au sein du mouvement queer français relèvent d’un état d’esprit, justement, bien français, que l’on ne rencontre pas ailleurs… Peut-être faudrait-il aussi considérer que la notion même de « queer » relève de contextes précis et qu’elle n’a pas forcément une signification universalisable, mais c’est sans doute un autre débat.
Je suis parfaitement d’accord avec toi. Ce que je propose est d’abord une intervention dans un contexte précis, et j’y insiste. Mais, je pense la reconnaissance du caractère local de la théorie comme quelque chose de positif et producteur plutôt que comme une limite. J’ai écrit Vers la normativité queer en ayant en tête des corps, ceux de mes ami·es et camarades, et des pratiques spécifiques. Il faudrait voir pour chaque contexte comment le texte permet ou non d’apporter quelque chose, et comment chaque contexte spécifique, en retour, permet d’amender les théories que j’y développe.
Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, éditions Blast, 2023, 176 p., 15 €