Et s’il était l’heure de faire « dérailler la machine » ? Ainsi s’interroge Jacques Deschamps dans son remarquable et stimulant essai, Éloge de l’émeute qui vient de paraître dans la très belle collection « Trans » des Liens Qui Libèrent. Derrière ce titre volontiers provocateur en ces temps où les ministres macronistes fustigent le « terrorisme intellectuel » ou condamnent les cinéastes qui ont reçu de l’argent sans « penser » comme eux, Jacques Deschamps offre une réflexion aussi juste que brillante sur la nécessité aujourd’hui de l’émeute face au néolibéralisme totalitaire. Écrasés par un capitalisme en stade terminal, les individus n’ont plus que l’émeute pour faire valoir leur droit à vivre. L’émeute est-elle le début d’une mise en place d’une politique collective de la légitime défense ? Comment défendre ses idéaux sans être par avance condamné pour violence sociale ? Autant de questions fortes et vives que Diacritik est allé poser au philosophe le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre stimulant essai, Éloge de l’émeute qui vient de paraître aux Liens Qui Libèrent dans la collection « Trans ». Comment vous est venu le souhait d’écrire sur l’émeute, à savoir ce que vous présentez d’emblée comme cette « foule émeutière qui se fond alors dans le vacarme à la fois paniquant et exaltant de la catastrophe et de l’effondrement » ? Vous évoquez très vite très concrètement les actions du Blacks Bloc ou encore les propos du ministre de l’intérieur sur l’éco-terrorisme : en quoi y avait-il urgence, selon vous, à défendre la logique émeutière dans un contexte d’extrême droitisation du débat médiatique ?
J’ai écrit ce livre, je crois que c’est important, entre l’été 21 et l’été 22, avec remise du manuscrit à l’éditeur en décembre 22, donc avant le grand mouvement contre la réforme des retraites. Ce livre est l’effet de deux types de préoccupations très personnelles : d’une part une exaspération toujours croissante devant l’impossibilité, dans le débat d’idées, ne parlons pas du traitement des infos dans l’univers médiatique, l’impossibilité donc de réfléchir à la question des violences sociales autrement que sur le mode d’une condamnation a priori, la moindre tentative d’analyse vous rejetant aussitôt dans l’enfer du « terrorisme intellectuel » ; d’autre part, une expérience subjective très personnelle, éprouvée avec une forte intensité dans le mouvement dit des Gilets jaunes, et, récemment, dans les péripéties des fameuses têtes de manifestation des grands cortèges du mouvement contre la réforme des retraites : à savoir la difficulté à comprendre un certain type d’affects provoqués par les situations émeutières, et renvoyant au sentiment très trouble d’une fusion, d’une perte d’identité étrangement exaltante dans un corps collectif éphémère dont j’ai voulu comprendre la nature.
Mes travaux en philosophie, d’inspiration matérialiste, portant sur la problématique des formes multiples du rapport des corps à l’espace, j’ai donc entrepris un type d’analyse du phénomène émeutier mobilisant plusieurs grilles de lecture (historique, sociologique, métapsychologique, etc.).
Pour en venir au cœur de votre défense de l’émeute, ce qui ne manque pas d’emblée de frapper c’est combien votre définition de la logique émeutière renverse les idées reçues. Dans Éloge de l’émeute, vous louez immédiatement et paradoxalement une qualité à vos yeux essentielle : l’émeute est une communauté instantanée, une communauté qui cherche à prendre corps pour devenir une expérience du commun à part entière. A rebours de l’image négative et surpromue par les médias de la violence mais aussi à rebours de l’imaginaire romantique hugolien de la barricade, l’émeute s’impose pour vous comme la dernière expérience d’humanisation des hommes. En quoi s’agit-il pour vous d’une expérience d’humanisation avant tout ?
Je distingue hominisation et humanisation : la première renvoie, comme l’ont montré Leroi-Gourhan en anthropologie, et Henri Wallon en psychologie, au long processus, toujours en cours, de formation d’homo sapiens à partir du dégagement de nos ancêtres communs avec les primates supérieurs, il s’agit de l’être humain non plus comme individu mais comme appartenant à l’espèce humaine, au sens évolutif darwinien du terme. L’humanisation renvoie au travail de la culture et de la civilisation qui a produit le sujet humain comme être social et membre d’une communauté politique donnée. En ce sens, mon hypothèse est que l’émeute est un phénomène historique qui surgit lorsque le travail d’humanisation est bloqué, voire régresse, sous les effets de la crise sociale telle que nous la connaissons, et où les individus sont réduits à l’homo economicus des théories libérales, c’est-à-dire à la simple sphère de leurs besoins vitaux, dont la satisfaction n’est même plus garantie pour une partie toujours plus grande d’entre eux. Comme nous l’ont enseigné les premiers philosophes, nous sommes des êtres dont le caractère humain est toujours en devenir, en construction. L’histoire nous montre que nous sommes toujours menacés de régresser en-deçà de notre humanité individuelle et collective. Lorsque cela se produit, comme aujourd’hui, sous le triple coup de la crise économique, écologique et psychique (Élisée Reclus, le grand géographe anarchiste parle du capitalisme comme d’un trouble de la pensée extrêmement nocif pour les sociétés humaines) qui menace, pour la première fois dans l’histoire, la pérennité même de l’espèce humaine, les individus n’ont plus d’autre recours que de se battre non plus pour des idéaux (liberté, égalité, etc.) ou pour leurs droits mais pour la vie elle-même. L’émeute fait ressurgir notre appartenance archaïque à l’espèce comme moyen, forcément violent, d’autodéfense contre la menace d’anéantissement. ?
Cette expérience d’humanisation de l’émeute se singularise également par son désir, écrivez-vous, de « faire dérailler la machine ». Participer à une émeute consiste à attaquer l’ordre du néolibéralisme autoritaire, dites-vous encore, dans lequel nous vivons malgré nous : s’imposer pour faire masse contre ce qui nous nasse, pourrait-on formuler également. En ce sens, pouvez-vous nous expliquer pourquoi, selon vous, l’émeute n’est pas une attaque mais un acte de légitime défense contre la pénurie généralisée d’existence ? En quoi l’émeute s’impose pour vous comme le geste ultime et premier contre une marchandisation généralisée des existences ? L’émeute, c’est donc une saine réaction à une maltraitance généralisée des individus ?
A ce que je viens de dire, j’ajouterai, pour vous répondre, le constat que nous vivons la fin du long processus historique, commencé au XVe siècle, de formation du système capitaliste fondé sur la privatisation de toute chose, y compris du sujet humain lui-même, et sur la prédation sans limite aucune des biens communs fournis par la nature (des terres aux matières premières, des ressources vitales comme l’air, l’eau, etc., des richesses produites par le travail humain, et maintenant des productions mêmes de nos activités psychiques essentielles). Comme l’ont montré les philosophes qui ont réfléchi sur l’histoire (Hegel, Marx, etc.), lorsqu’un processus historique touche à sa fin, il ne produit plus alors que la négativité qu’il renferme. Le capitalisme a été un facteur de progrès indéniable pour l’humanité (occidentale en tout cas, puisqu’il a été un malheur pour le reste de l’humanité), mais il ne secrète plus maintenant que des contradictions insolubles : inégalités de plus en plus grandes, crise écologique létale, enlaidissement de toute chose, brutalisation de tous les rapports humains, etc. L’émeute surgit alors non pas de l’extérieur du système, mais de son cœur même, la violence généralisée faite aux êtres humains produit la contre-violence radicale des opprimés.
Ce qui distingue également votre fort propos, c’est combien l’émeute intervient dans un contexte particulier provoqué par le libéralisme autoritaire : nous vivons une guerre civile quotidienne qui peine à dire son nom. Pour appuyer votre propos, vous citez cette éclairante déclaration du milliardaire Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, et c’est nous les riches qui la gagnons. » Cette guerre civile se déclare à chaque moment de nos existences par le rapport social imposé par le pouvoir : celui d’une répression multiforme qui transforme l’Etat de droit en Etat policier. Comment l’émeute entend ainsi, selon vous, s’opposer à cet état de fait répressif ? Quel rôle joue-t-elle dans cette guerre civile que vous dénoncez ?
Votre question renvoie à ce qui est une des thèses essentielles que je défends dans ce livre : l’idée que l’émeute n’a pas de devenir-révolutionnaire en tant que tel. Je veux dire par là que l’émeute peut bien sûr contribuer à créer les conditions sociales et politiques de mouvements insurrectionnels ou vraiment révolutionnaires qui s’attaqueront à l’État lui-même, mais elle ne porte pas en elle-même la révolution. L’émeute agit comme étant sa propre fin, elle trouve sa pleine signification dans le fait même de son caractère éruptif et destructeur. Comme je l’indiquai plus haut, elle est comme un moment, salvateur, de régénération du corps collectif abîmé, voire carrément menacé dans sa survie par la violence des oligarchies. Elle porte ce que Walter Benjamin appelle la « violence fondatrice », qui crée les conditions de l’émergence d’un Droit nouveau, d’un ordre social au service de tous et non plus d’une minorité ploutocrate.
Ce qui surprend dans votre analyse de l’émeute, c’est la lecture que vous avez du positionnement politique de l’émeute qui s’articule en deux temps. Le premier temps consiste à définir l’émeute comme un moment-bloc de respatialisation du politique. Pour vous, l’émeute s’offre comme une chance inouïe et spontanée de se réapproprier l’espace public confisqué par le libéralisme autoritaire. Pourriez-vous nous dire en quoi, comme vous l’écrivez, l’émeute propose donc de « respatialiser le politique » ?
Le second temps de l’énergie politique déployée par la force de l’émeute consiste cette fois à définir l’émeute comme l’expression infra-politique des sans-pouvoir. Cependant, cette expression n’offre aucun devenir révolutionnaire, ajoutez-vous encore : les émeutes annoncent toujours un moment révolutionnaire mais ne possèdent pas cette capacité de transformation sociale attendue dans les mouvements révolutionnaires. Ma question sera la suivante : comment, si elle est infra-politique et non-révolutionnaire, prendre la défense de l’émeute ? Ne peut-elle pas s’assimiler parfois à du pur saccage qui ne débouche sur rien ?
Premier temps, la respatialisation du politique : voir une des caractéristiques parmi les plus singulières de l’activisme des Gilets jaunes – pour eux, l’essentiel se jouait sur les ronds-points, véritables ZAD dont le caractère subversif (réappropriation des lieux constitutifs de la vie sociale) n’a, bien sûr, pas échappé au Pouvoir qui a mis plus de détermination à les neutraliser que la violence engagée dans la répression pourtant sauvage des manifestations. Beaucoup d’entre eux, provinciaux pour la plupart, confessaient qu’ils n’avaient jamais visité Paris, et que les grandes manifestations dans la capitale étaient aussi un moyen de découvrir la capitale dans toute la dimension symbolique de ses lieux de pouvoir : Champs-Élysées, Tour Eiffel, Sacré-Cœur, quartier des Ministères, …), d’annuler la distance qui sépare les petits Provinciaux des lieux de pouvoir, distance qui les rend invisibles et contre laquelle jouait la symbolique du gilet jaune dont l’usage professionnel est de signaler sa présence. Quand je parle de l’émeute comme moment de « reboisement insurrectionnel » de la ville, je fais référence bien sûr au symbole de la forêt comme refuge des rebelles, des maquisards, des bandits populaires, mais la métaphore joue aussi pour dégager la signification de la destruction brutale et apparemment aveugle des symboles urbains du pouvoir, mais comme le dit Walter Benjamin, le caractère destructeur (que je renvoie dans mon livre à l’idée émancipatrice de « pathos anarchiste ») démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse. L’ordre urbain est toujours intrinsèquement policier (le modèle haussmannien de l’ordre public), les dominants ont mis à leur service de l’ordre public des moyens de contrôle et de répressions plus puissants que jamais, la « nasse généralisée ». L’émeute porte d’abord, aujourd’hui, la volonté de subvertir le grand Panoptique géo-localisant et télé-surveillant, en créant le désordre urbain qui permet aux activistes d’agir en étant « invisibles » (anonymat du masque, de la cagoule, comme dans l’intervention de type Black Bloc), et de ré-ouvrir des chemins partout
Second temps, infra-politique de l’émeute : dire de l’émeute qu’elle est infra-politique n’est pas la réduire à un phénomène mineur et sans dimension proprement historique. Faire son « éloge » (le terme a aussi une intention polémique bien marquée qui répond à l’inanité des discours dominants sur la question de la violence sociale) consiste à montrer en quoi elle a toujours pour enjeu la refondation d’un ordre politique devenu insupportable pour la plus grande partie de la société. L’émeute est le « milieu » dans lequel les individus font l’expérience de la formation instable d’un « corps commun », socle matériel de la vie sociale, et qui ne peut s’éprouver que dans l’action de tous les corps agissant en commun. Elle vient toujours comme le moment vital, mais éruptif et transitoire, dans lequel nous réparons, chacun avec l’aide de tous les autres, notre milieu humain saccagé par les multiples procédures répressives mobilisées en défense de l’Ordre établi, défense du pouvoir véritablement dément du petit nombre, les oligarchies, sur le plus grand nombre. Rappelons-nous le mot d’ordre du mouvement américain Occupy Wall street : les 1 % les plus riches dominent la planète, nous sommes les 99 % restants.
Si la violence matérielle détermine pour une large part votre analyse de l’émeute, votre éloge finit par se concentrer cependant par une émeute morale qui invite à prendre le maquis dans nos têtes. Comment concrètement ainsi prendre un tel maquis ? Vous évoquez le « luxe communal » : pourriez-vous nous en dire davantage ?
Je termine le livre en suggérant qu’il faut individuellement se préparer aux émeutes qui viennent, à quel moment et comment ? Personne ne le sait. Mais elles viendront, et elles seront à la hauteur de la Crise destructrice à laquelle nous avons affaire. Commencer par résister aux « passions tristes » par le moyen desquels les dominants assurent aussi leur pouvoir sur les dominés (voir tout le jeu du Pouvoir autour des grandes peurs sociales), résister à l’enlaidissement du monde (laideur des banlieues, des campagnes détruites par l’agriculture industrielle, laideur de nos corps déformés par la mal-bouffe, etc.) en promouvant le « luxe communal » qui était au programme des Communards et qui consistait à remettre la beauté à la disposition du peuple (rappelons-nous du Bauhaus), se battre contre le pessimisme paralysant qui peut nous décérébrer et auquel il faut opposer un « optimisme nerveux ». Je propose pour ce faire de prendre le maquis dans nos têtes, de promouvoir dans sa vie, autant que faire se peut, des formes d’émeutes « au ralenti ». L‘émeute n’est pas une force d’accélération, elle est au contraire la tentative d’arrêter le temps du Pouvoir, de saboter pour ralentir. La vie biologique elle-même est une dynamique de freinage, comme le disait Bichat, le grand médecin qui inaugure l’anatomo-physiologie moderne, « la vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Retrouver le sens de la lenteur, se ménager des moments de rêverie, de contemplation, d’oisiveté – voire d’ennui, dont je dis qu’il est un moyen éminemment subversif de prendre son temps. Le capitalisme a assis sa domination sur les esprits en s’acharnant à lutter contre toutes les manifestations de la joie populaire, le sens de la fête, fêtes des fous ou messes des ânes, du carnaval, des danses, des charivaris, etc., qui rythmaient le quotidien de la vie populaire paysanne et ouvrière. L’émeute, à sa façon, est aussi une explosion de joie, de joyeuse colère, d’une colère toujours conquérante.
Ma dernière question voudrait porter sur la réception de l’appel à la mobilisation générale de votre essai, et plus généralement sur la manière dont les essais engagés, comme le vôtre, sont désormais reçus dans un contexte macroniste d’étranglement des libertés. On pense ici notamment à l’arrestation d’un des membres de la maison d’édition de La Fabrique qui semble entrer directement en résonance avec les déclarations du ministre de l’intérieur qui fustige le « terrorisme intellectuel ». Ne pense-t-on pas à ces récents événements au moment de sortir un livre qui s’intitule Éloge de l’émeute ?
Je ne me suis jamais posé la question pendant que je rédigeais ce livre. Jusqu’à ce que Henri Trubert, le directeur de LLL, Les Liens Qui Libèrent, qui a non seulement pris le risque de l’accueillir dans ses éditions, mais en a soutenu pleinement l’esprit activiste, me dise qu’on allait certainement pas se faire que des amis… A un niveau purement cynique, comme pour plaisanter, la condamnation de ce livre sous l’accusation de « terrorisme intellectuel » par les Pouvoirs publics, serait une magnifique opération de promotion commerciale (rappelons-nous comment la volonté d’interdire, en son temps le petit opuscule du Comité invisible, L’insurrection qui vient, avait grandement contribué à sa réussite commerciale). Plus sérieusement : je crois qu’il faut multiplier plus que jamais toutes les formes de résistance active contre un Pouvoir de plus en plus autoritaire et qui fait le lit de l’extrême droite – souvenons-nous que le fascisme a toujours été la solution en dernier recours du capitalisme quand la crise sociale remet en question les fondements mêmes du système dominant, non pas un fascisme à l’ancienne, mais plutôt le « libéralisme autoritaire » dont parle Grégoire Chamayou.
Bien sûr, un livre n’a jamais suffi à transformer une situation historique donnée, mais il permet d’en donner certaines des clés de sa compréhension, et donc de dessiner des horizons pour l’action révolutionnaire – c’est en ce sens que Lénine disait du bolchévik qu’il a toujours une arme dans une main mais un livre dans l’autre !
Jacques Deschamps, Éloge de l’émeute, Les Liens Qui Libèrent, collection « Trans », mai 2023, 150 p., 15 €