Le livre de Pierre Niedergang est une réflexion concernant le rapport entre normes et queer. La réflexion semble devoir être rapide : si l’on a l’idée que le mouvement queer se définit par opposition aux normes dominantes et aliénantes de l’hétérocentrisme, on en déduit volontiers qu’il se définit contre la normalisation des corps et des esprits, qu’il est en soi rejet de toute norme. C’est ce raisonnement trop rapide, certainement faux, politiquement problématique, que Vers la normativité queer remet en cause.
L’auteur distingue normalisation et normativité. Alors que la normalisation est le processus par lequel des normes sont imposées, par lequel un groupe est conduit à se conformer à des normes existantes, la normativité correspond au processus par lequel des normes sont produites, créées. Pierre Niedergang montre en quoi les pensées, les modes de vie et pratiques que l’on peut qualifier de « queer » ne sont pas uniquement définissables par le rejet de la normalisation, le combat contre la normalisation, mais sont également producteurs de normes. Le rapport aux normes est ainsi plus complexe et doit devenir plus complexe pour des raisons pratiques, politiques, qui concernent la pratique politique mais aussi la vie. Les enjeux, ici, sont théoriques ainsi qu’éthiques, politiques, vitaux.
Ces enjeux se rattachent à des problèmes que l’auteur expose. Si le mouvement queer est défini par le rejet de toute norme, n’est-il pas aveugle à ses propres processus de normalisation, aux relations de pouvoir et de domination qui y circulent sans être perçus ? Si le mouvement queer exclut a priori toute norme, on ne voit pas comment construire, au sein du mouvement, des relations non violentes, comme on ne voit pas comment rendre possibles et souhaitables des rapports avec, par exemple, les mouvements féministes actuels préoccupés par la question de la violence, de ce qui est acceptable ou non dans les rapports sociaux, dans les espaces publics, etc. Comment penser la violence sexuelle et agir politiquement contre cette violence ? Comment penser les dominations qui existent au sein des mouvements d’émancipation et agir contre celles-ci ? Comment penser et établir la possibilité de politiques et pratiques communes et communautaires ? Les problèmes qui fondent la réflexion de Pierre Niedergang sont des problèmes théoriques et politiques, éthiques et pratiques qui doivent être énoncés et affrontés pour qu’une politique de l’émancipation soit possible.
L’ensemble de Vers la normativité queer développe une logique de la relation, un souci de la relation. La « norme » est pensée comme ce qui établit des relations, ce qui les permet ou les empêche, comme ce qui est premier dans le rapport à soi ou aux autres. Si « soi » est l’ensemble des relations qui permettent le « soi », celui-ci implique des normes avec lesquelles se définir et définir les autres, à partir desquelles se construire, créer un rapport à soi et aux autres. Avec cette logique des relations, qui est une logique de la norme, Pierre Niedergang construit une série d’analyses qui concernent autant le rapport du mouvement queer à la norme que certaines perspectives politiques émancipatrices ou non, permettant autre chose que la violence ou la reconduisant de manière plus ou moins consciente. La logique de la relation mobilisée par l’auteur est la perspective à partir de laquelle il développe ses analyses théoriques mais aussi à l’intérieur de laquelle il pense la possibilité d’un « communisme queer » comme horizon désirable.
Si ce que l’on a coutume d’appeler le mouvement queer a pu se penser et être pensé comme un mouvement anti-normes, impliquant le refus de toute norme comme condition de l’émancipation, Pierre Niedergang remet en question ou en cause cette opposition aux normes en montrant en quoi celle-ci repose sur une confusion entre normalisation et normativité, en quoi elle implique une attitude politique et éthique qui fait obstacle à l’émancipation. A l’inverse, est posée la question : toute émancipation ne suppose-t-elle pas non pas seulement le rejet de telles normes mais l’appui sur d’autres normes, sur une « matrice » de normes à partir desquelles la dénonciation et l’action sont possibles ? De même : le mouvement queer, ne suppose-t-il pas la volonté ou le désir de créer d’autres normes que celles qui existent (et qui régulent et permettent l’hétérocentrisme), c’est-à-dire une normativité qui ne saurait être masquée par un discours prétendant supprimer toute norme ?
Le problème de la position antinormative est qu’elle est excluante, qu’elle fait l’impasse sur les processus normatifs qu’elle-même mobilise, qu’elle s’abîme en une sorte d’individualisme qui barre la voie à toute politique collective. Si, pour l’auteur, il s’agit bien de critiquer et rejeter les normes de l’hétérocentrisme et de l’hétéronormalisation mortifères, il s’agit aussi d’affirmer la nécessité d’une réflexion sur les normes mobilisées par le mouvement queer comme d’une invention de nouvelles normes, le but étant également, peut-être surtout, de réfléchir à la question autant politique qu’éthique : comment vivre et agir ensemble ?
Quel rapport avoir avec les normes ? La question ne peut pas ne pas être posée dans la mesure où nous sommes des êtres relationnels et que la relation implique la norme. Omettre cette question, nier sa pertinence, ou en tout cas ne l’aborder qu’à partir d’un rejet des normes, revient à ne pas se penser soi-même, à ne pas penser son rapport aux autres, à ne pas penser ce que pourrait être une vie commune, quel type de vie pourrait correspondre à ce commun, de quelle nature pourrait être ce commun. Cet aveuglement ne peut être que politiquement affaiblissant, éthiquement dévastateur.
Pierre Niedergang propose une analyse historique, politique, philosophique, de cette approche purement négative de la norme. Il lui oppose une autre approche vitaliste et politique. Mobilisant un ensemble de théoricien.ne.s, d’activistes, de groupes politiques, de pratiques sociales et culturelles, l’auteur développe une pensée de la relation et de la norme dans laquelle il ne s’agit pas de reconnaître le caractère indépassable ou « naturel » de l’hétéronormativité, au contraire, mais d’affirmer la nécessité d’une attitude réflexive à l’égard des normes véhiculées par le mouvement queer comme de l’invention de nouvelles normes alternatives, créées à partir d’une perspective queer : trouver des moyens afin « d’habiter les normes pour les faire dérailler », de clarifier les conditions d’une critique queer des normes, de rechercher la constitution de « communs queers ».
Le but de cette réflexion est donc à la fois théorique, politique, pratique. L’enjeu est de cerner ce que pourrait être une politique queer, une politique pour les queers et par les queers mais aussi, sans doute, plus généralement, une politique élaborée du point de vue queer puisque ce qui concerne politiquement tel groupe ne peut exister que dans le rapport à d’autres groupes, qu’à partir d’une redéfinition des groupes et de leurs relations. Pierre Niedergang est ainsi amené à réfléchir à la notion de « commun », de « communauté », de « communisme », notions dont il propose une réélaboration à partir d’une normativité vitaliste, c’est-à-dire inventive, créatrice, un vitalisme qui inclut la précarité, la transformation, la mobilité et la différence à l’intérieur même du « commun » qui ne saurait être un comme-un.
Pierre Niedergang, Vers la normativité queer, éditions Blast, 176 p., 15 €
En librairie le 21 avril 2023.