À la frontière (14) – Peinture, dessin : Taeuber-Arp, Bordarier, Parmentier, Hugo, Bascoulard, Raine

© Christian Rosset

“Je ne cherche pas la perfection, je cherche la tension”, disait Shirley Jaffe. Ces chroniques, agençant par montage des notes, des remarques, des citations, agrémentées parfois de brefs récits, et d’images, cherchent aussi à matérialiser une forme de tension, non “entre”, mais “à partir de” ce qui en a incité l’écriture. Si ces mots de Shirley Jaffe (lors d’un entretien en 2003) me sont revenus, c’est n’est pas parce que le centenaire de sa naissance approche (ce sera le 2 octobre prochain), mais suite à la lecture des “Journaux, essais et entretiens” que Stéphane Bordarier vient de rassembler à L’Atelier contemporain sous le titre La couleur réfléchie (Shirley Jaffe y faisant quelques brèves apparitions). Chercher la tension suppose de retrouver au plus vite le chemin du Terrain Vague après avoir marqué un temps d’arrêt – une plus ou moins longue pause [en aparté : mystère de la manière dont les mots reviennent quand on tente de reprendre le fil d’une conversation interrompue. Je note ceci : chaque jour, chaque matin, chaque nuit d’insomnie, on en attend le surgissement ; mais les premiers jours, ils ne viennent pas – même les rêves sont perdus, impossible de les mémoriser. On finit par s’habituer à la situation, car, au fond, à quoi bon ce déluge de mots – et à propos de quoi ? Mais le jeu d’échanges reprend vite ses droits. Alors soudain – en fin de journée par exemple, tandis que l’orage se fait attendre – un bref paragraphe est frappé sur le clavier. Et c’est reparti, non pour un tour, mais pour quelques déambulations dans le labyrinthe]. So May we Start ?

1.

Avant de nous pencher sur ce livre de ce “peintre avant tout” qui note sur son journal, le 12 février 1993 : “La peinture me fait taire (terre ?)”, allons faire un tour à Clamart, dans cette partie des Hauts de Seine à la lisière de Meudon où, marchant dans des rues aux pentes parfois rudes, on a la joie de découvrir çà et là, en léger contrebas, ou levant les yeux, de belles architectures. Au 21 rue des châtaigniers – la forêt n’est pas loin – se trouve la Fondation Arp. C’est en 1927, après avoir conçu l’aménagement intérieur de L’Aubette à Strasbourg (avec Hans/Jean Arp et Théo Van Doesbourg), que Sophie Taeuber dessine les plans de la maison-atelier où le couple s’installera en 1929. Meulière (tradition locale) et béton (matériau moderne, alors très coûteux) cohabitent : belle initiative que la Fondation – née douze ans après la mort de Jean Arp (1886 – 1966) à l’initiative de sa seconde épouse (Sophie Taeuber ayant succombé aux émanations toxiques d’un poêle dans la maison de Max Bill à Zurich en 1943, à l’âge de 53 ans) – a pour vocation d’entretenir. Dans cette maison-atelier, chaque espace est dédié à telle ou telle activité (dessin, peinture, sculpture, etc.) : sorte de “havre de paix”, ou “foyer de création” ouvert, où entrent en résonance aussi bien les œuvres qui y sont produites que l’ameublement, entièrement conçu par les deux artistes.

Vue de la Fondation Arp, 2023. Photo S. Tardy © Fondation Arp

Il s’agit donc d’un lieu assez exceptionnel qui propose à l’occasion des quatre-vingts ans de la mort de Sophie Taeuber, une “exposition mettant en lumière l’étendue de son travail, dans de multiples champs de création”. Se tenant du 15 avril au 10 décembre 2023 (les visites se faisant le vendredi de 14h 30 et 16h ; et les samedi et dimanche à 14h30, 15h30 et 16h30) et intitulée sophie taeuber-arp plastique multiple unique (tout en minuscules sur l’affiche), elle a pour commissaires Mirela Ionesco, Chiara Jaeger et Sébastien Tardy. Notons que le président de la fondation arp est Étienne Robial, figure récurrente de ces chroniques (rappelons au passage que l’exposition ÉTIENNE + ROBIAL. GRAPHISME & COLLECTION, DE FUTUROPOLIS À CANAL+ se tient jusqu’au 11 juin 2023 au Musée des Arts décoratifs de Paris).

Dans un livre publié en 2014 par la Fondation Arp et les Éditions des Cendres (que l’on peut acquérir sur place dans une sorte de micro-librairie proposant quelques ouvrages et objets plutôt réussis, dont de belles risographies), l’auteur, Serge Fauchereau, cite le grand spécialiste de l’art abstrait Michel Seuphor : “Pour moi, il n’y a pas de différence de niveau entre Arp et Sophie Taeuber […], je la place au même niveau que son mari, que Mondrian, von Doesbourg, Kandinsky…” Ce que corrobore le dadaïste Marcel Janco : “Ne fut-elle que la muse du grand prêtre ? Décidément que non. Car dans tous ses gestes, sa mimique et son esprit, elle incarnait quelque chose de très personnel. Dans ses créations qu’elle ne montrait pas souvent, il y avait toujours des rythmes nouveaux, des accents personnels surprenants, des expressions saccadées et géométriques syncopées, tout comme les accords d’un bon jazz, ou la tristesse retenue et digne des « blues » américains. Dans ses danses – elle fut une danseuse accomplie – elle s’éloigna de toute recherche gracieuse. Par sa faculté d’imagination, par la force expressive et la verve truculente de ses gestes, elle savait faire pressentir la danse de caractère à venir.”

Sophie Taeuber, Quatre espaces à croix brisées, gouache sur papier, 1932. Photo J.P. Pichon © Fondation Arp

Grande émotion à redécouvrir ces œuvres de Sophie Taeuber accrochées dans son propre atelier, dont certaines inscrites dans la mémoire depuis longtemps (comme Quatre espaces à croix brisées dont on peut voir une version très épurée à la peinture à l’huile dans les collections permanentes du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, et une autre, légèrement plus chargée de signes, mais au fond tout aussi épurée, à la gouache sur papier, dans celles de la Fondation). Et peut-être surtout de saisir physiquement la grande variété de supports, de formats, de techniques mis en œuvre ; rien ne lui aura échappé : architecture, peinture, sculpture, dessin, photographie ; et aussi broderies, textiles imprimés, costumes, marionnettes, mobilier modulable…

1927, Strasbourg, Sophie Taeuber dans son atelier-bureau de l’Aubette. © Archives Fondation Arp. D.R.

Dans un autre ouvrage, publié en 2007 par la Fondation Arp, on trouve un texte de Sophie Taeuber, destiné à ses élèves de l’École des arts appliqués de Zurich dans les années 1920 : “En ces temps compliqués comme les nôtres où la lutte pour l’existence devient tellement difficile, je me suis souvent demandé pourquoi nous réalisons ces broderies […]. Nous ne le faisons certainement pas pour gagner notre vie […]. Je crois que le penchant à embellir les choses est une propension première et profonde. Nous savons bien que des peuples primitifs qui ne produisent que très peu d’objets ont cependant toujours cultivé ce don naturel […]. Ce n’est qu’en nous plongeant en nous-même, et en tentant d’être tout à fait authentique, que nous réussirons à produire des choses de valeur, des choses vivantes […].” Oui : vivantes, et peut-être plus que jamais accordées au présent, dans notre non moins terrible époque.

Vue de l’exposition Sophie Taeuber-Arp, Fondation Arp © Christian Rosset

2.

Première virée dans les archives. Nous sommes le 6 janvier 2012 ; il est 15 heures. J’ai rendez-vous galerie Jean Fournier (22 rue du Bac à Paris) avec Stéphane Bordarier qui y expose ses peintures de 2010-2011, dont de nombreux diptyques. Cela faisait déjà un bon moment – depuis sa première exposition personnelle en 1989 – que j’avais découvert son travail sur les murs de cette galerie (du temps où Fournier l’avait s’était déplacée dans un espace somptueux, rue Quincampoix) ; mais nous n’avions jamais eu l’occasion d’échanger de vive voix. Cette rencontre avait été liée au refus de Shirley Jaffe de participer aux enregistrements en vue d’un essai radiophonique intitulé À perte de mémoire. Quand, bien trop sûr de moi, je lui avais passé un coup de fil pour l’inviter, elle m’avait sèchement répondu : “Non, non et non, pas question, la mémoire, c’est l’ennemi”. Rapportant ce refus à Élodie Rahard, alors directrice de la galerie Jean Fournier, cette dernière m’avait incité à profiter de la venue de Stéphane Bordarier à Paris pour l’enregistrer à ce sujet devant ses toiles. Curieux hasard : ce 6 janvier 2012, alors que nos échanges étaient sur le point de s’achever, Shirley Jaffe débarque sans prévenir sur les lieux, devenant du coup témoin de ce à quoi elle avait tant désiré échapper (et n’acceptant, en toute logique, de converser amicalement avec nous qu’une fois le Nagra éteint – ce que nous fîmes bien volontiers).

Entretien avec Stéphane Bordarier (6.I.2012), fragment : “Ma peinture est faite beaucoup de refus : je ne veux pas faire ceci, je ne veux pas faire cela. Ce qui reste fait ma peinture. Lorsque je peins, il passe à travers moi des choses que je ne contrôle pas. // Je travaille sur une toile de coton tendue sur un châssis que j’enduis de colle de peau. Déjà, quand je dis : « j’enduis avec une colle de peau », je suis dans une mémoire historique de la peinture (c’est la technique traditionnelle pour enduire les toiles depuis la Renaissance, et même avant). // Je vais travailler la couleur à la surface de cette toile pendant le temps de prise de la colle. C’est une contrainte temporelle très forte. Je commence sur ma colle de peau fraîche, et quand la colle de peau est sèche, je suis mis dehors de la toile : je ne peux plus travailler. Donc il n’y a pas de repentir possible, pas de retour, de correction. Le tableau est fini. Je l’accepte ou je ne l’accepte pas, mais il est fini.”

Vue de l’exposition Peintures rares, peintures récentes à la galerie ETC © Nicolas Brasseur, Adagp, Paris, 2023

Onze ans plus tard, Stéphane Bordarier expose à la galerie ETC, 28 rue Saint-Claude à Paris (du 20 avril au 17 juin). Peintures rares, peintures récentes est le titre de cette exposition qui agence aussi bien des tableaux de ces deux dernières années que d’autres, plus anciens – ces peintures dites “rares”, ne s’intégrant à aucune série. Les visiteurs de cet accrochage (je me souviens avoir parlé de montage au cours du vernissage – je maintiens ce mot) pourront trouver sur une feuille A4 imprimée recto verso un texte de Catherine Millet dont voici un fragment : “Il travaille toujours à plat, posant à peu près au centre de la toile vierge une masse qui n’est plus faite de terre mais d’un mélange de pigments dont il ne saurait pas encore apprécier les effets. Et il l’étire à l’aide d’une raclette en caoutchouc, et c’est alors seulement que la couleur se révèle à lui. Il s’est souvent exprimé là-dessus : il entreprend le tableau à l’aveugle, travaille vite, jusqu’à l’instant cézannien où « quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ». Quand le peintre voit la couleur, c’est qu’il doit suspendre son geste. Il dit : « certaines couleurs poussent à une forme déchiquetée, d’autres au contraire à une forme fermée. » Ce principe de la peinture moderne, à savoir le dessin par la couleur, on peut dire que Stéphane Bordarier le parachève. Je ne connais personne qui réalise aussi étroitement la coïncidence de la surface, de la couleur, du geste, du dessin et même de la fabrication de la couleur […]. À cela s’ajoute que le peintre immergé, aveuglé, fait un avec sa toile. Il n’y a pas de reprise. Unité de temps et d’action.”

Ouvrons maintenant cet imposant recueil, La couleur réfléchie, qui propose, successivement : plus de 300 pages de Journaux tenus entre 1991 et 1997 ; 17 essais, pour moitié consacrés au travail des autres, tant du passé que contemporains, et pour moitié à son propre travail ; et 7 entretiens réalisés entre 1987 et 2020 – la partie Journal (“démesuré”) étant préfacée par Pierre Wat et la partie “essais et entretiens” par Christian Bernard (qui lui a donné ce très beau titre : Insomniaque inventeur du monde). L’ajout d’un cahier iconographique de 96 pages fait de ce volume un des plus copieux publiés par L’Atelier contemporain dans leur collection “Écrits d’artistes”. L’ayant lu en continuité, et toujours avec plaisir – l’auteur, bon lecteur (de Pavese et Bataille, entre autres), a manifestement le goût d’écrire –, je le reprends là où j’ai placé un signet : “28.III.1993 Qu’est-ce que peindre ? Est-ce une revendication de force, ou dire l’extrême faiblesse ? Quelque chose à inscrire contre, à inscrire en faux, ou un constat ? Est-ce dire l’extrême faiblesse et revendiquer sa force, l’affirmer à la limite de la faiblesse ? Au bout du bout du rouleau il y a encore une petite place, une petite force pour tracer les signes de la peinture. Qui ne veulent rien dire mais affirment et sont là.” Une cinquantaine de pages auparavant, j’avais été frappé de retrouver le nom d’un musicien qui m’a été – et m’est toujours – proche : André Boucourechliev. “19.III.1991 […] « La seule façon de contrer la mort – l’espace d’une heure – c’est de créer un temps autre. » [Boucourechliev] disait cela à propos de Beethoven imposant (à l’auditeur) une musique sans lui laisser aucune liberté, imposant le déroulement du temps de sa musique. / J’ai fait, sur l’impression créée par ses mots et par l’écoute de fragments de la neuvième symphonie, magnifiquement interprétés, une peinture qui est un seul acte, quelque chose comme un instant de travail figé. Je ne sais pas si elle est « bonne » ; elle est en tout cas radicalement dans le sens où je vais.” Un peu plus loin, Bordarier fait un éloge de la relecture : “Tout ces livres que j’ai cru lire et que je n’ai jamais lus ! Toute relecture est une découverte de sa propre incapacité à comprendre.” Et il lui arrive parfois d’écrire un poème (un de ses textes parmi les plus récents s’intitule Je voudrais écrire un poème). C’est le cas – ou disons, la proposition formelle – d’Avec Joan Mitchell (notons cet Avec, tellement plus juste que Sur), écrit une soixantaine de jours après la mort de l’artiste et dont voici la dernière strophe :

“du reste je ne parlerai pas
l’ai rencontrée en 87
six années
l’ultime fois
s’appuyait lourde contre moi, sur mon bras replié
poids d’oiseau sec, membres secs
« je n’ai plus que la mort devant moi ».
finalement nous étions bien des amis
a donné des tomates de son jardin, petites jaunes
Shirley a téléphoné pour me dire « il faut peindre » !”

(Noté aussi dans son Journal : “28.XII.1992 Souvenirs agglutinés, sans date, sans chronologie, travail de deuil”)

Et ceci, en 1997 (dans un essai intitulé Violet de Mars) : “La surface des peintures est sèche, poudreuse, profonde et « plaquée » par l’effet de prise. La couleur est changeante à la lumière, et préparée différemment d’un tableau à l’autre. / Ces caractères superficiels, non reproductibles, sont essentiels à mon travail.”

9.II.2022, huile et acrylique sur toile, 120 x 120 cm © Stéphane Bordarier / galerie ETC

Bien entendu, on trouvera des passages de nature fort différente, que ce soit dans les Journaux ou dans les essais. “31.XII.1993 Urbino avec Corinne et les enfants. / Temps magnifique, mais journée difficile : caprices, mauvaise humeur. Revu le palais et le musée : Juste de Gand, Uccello, Piero, Berruguete. Vu aussi l’Oratoire de Saint Jean, avec ses fresques impressionnantes […]” (notons qu’une très grande partie du Journal est liée à de longs séjours en Italie, où les notations prolifèrent, communiquant le bonheur d’être là). Ou (dans Lorenzo Lotto, “cattive tinte ?”) : “Étonnante, bouleversante sensation d’une couleur que le tableau fait exister alors qu’elle en est absente”. Ou encore, de retour d’Italie (au cours d’un entretien avec Guy Tosatto en 1998) : “Cette volonté de produire la couleur, de manifester cette production de la couleur sur le tableau, va éviter nécessairement l’expansion jusqu’au monochrome. Et donc il va y avoir une forme [qui] va être le moins forme possible. Elle va être quelque chose qui doit constituer une forme tout en la constituant le moins possible. […] C’est donc une forme incertaine aussi. / Elle s’appuie sur les bords, elle tient le tableau et en même temps elle est tenue par le tableau mais pas trop. Disons qu’il y a une pensée du doute et donc une formulation du doute […]”

Stéphane Bordarier dans son atelier. Photo © François Deladerrière

Notons enfin le titre du dernier entretien (en 2021) : Il ne faut jamais croire ce que disent les peintres. Certes, mais il convient néanmoins d’y porter la plus grande attention, comme on le fait des toiles. Exercer le regard, mais aussi l’oreille, afin de saisir concrètement à quel point Stéphane Bordarier – ce peintre rare – “n’a pas de plan établi : [il] avance, regarde et [se] critique pour continuer à avancer.”

3.

Michel Parmentier, sous la direction de Molly Warnock, est le septième volume de la collection “Transatlantique” d’ER publishing. Rappelons que, selon son éditrice, Élodie Rahard, le principe de cette collection est d’inciter divers artistes vivant de part et d’autre de l’Atlantique “à écrire leur analyse, leur regard, à raconter leur découverte, parler de l’influence, réfléchir sur l’œuvre d’un(e) artiste Nord-Américain(e) ou Européen(ne) dont l’œuvre s’est développée postérieurement à la première moitié du XXe siècle.” Cette fois, “ils” sont neuf – tous vivant aux États-Unis : Rey Akdogan, Daniel Lefcourt, Scott Lyall, Linn Meyers, Olivier Mosset, Sally Ross, Alan Ruiz, Michael Scott et Kate Shepherd – à avoir été conviés à déposer entre deux et sept pages sur (avec) l’œuvre de Michel Parmentier (1938-2000).

“Figure fondatrice et radicale du mouvement BMPT (1966-1967), qui refusa tout compromis formel et idéologique”, au point d’avoir cessé de peindre de 1968 à 1983 (il ne fut pas le seul, mais son arrêt aura été probablement le plus long), Michel Parmentier est un des plus impressionnants d’entre les “inconnus célèbres” de ces temps agités, au point qu’il n’est pas évident de faire passer son travail en quelques mots sans l’affaiblir (sans le réduire à quelques affirmations péremptoires), ce qui n’empêche pas cette suite de témoignages, de réflexions, d’hypothèses, de confrontations plus ou moins intimes, d’être passionnante. La préface de Molly Warnock s’ouvre avec cet incipit : “Près d’un quart de siècle après sa mort, Michel Parmentier demeure un personnage passablement énigmatique, surtout pour le public américain” ; et cite un peu plus loin ces mots de Pierre Buraglio (peintre de la même génération qui aura lui aussi cessé de peintre entre 1969 et 1974) : “[Parmentier] fut notre André Breton teinté de Saint Just.” Puis le premier texte, seul à être composé en italiques, Je laisse cela à d’autres, est du à Olivier Mosset, artiste né à Berne en 1944 et passé par Paris au deuxième tiers des années 1960 où il fut le M de BMPT (les trois autres étant Buren, Parmentier et Toroni) : celui qui a peint ces années-là, “sur des toiles blanches de 2,50 m × 2,50 m, au centre, un cercle noir de diamètre intérieur 4,5 cm et de diamètre extérieur 7,8 cm, tandis que Parmentier “peignait à la bombe, sur des toiles blanches de 2,50 m × 2,50 m, des bandes horizontales, alternées gris et blanc, le blanc, en  réserve, étant obtenu par le pliage horizontal de la toile avant qu’elle ne soit peinte. En 1977, Mosset s’installe à New York. Il vit et travaille aujourd’hui à Tucson, Arizona. Sa contribution à ce 7e volume Transatlantique est une lettre de refus (dont il a accepté la publication). Après s’être réjoui qu’un volume soit consacré au travail de Michel Parmentier, il décline l’invitation “à écrire à propos de [lui]. En fait, depuis qu’un membre de notre petite association [comprendre : Daniel Buren] semble détenir l’exclusivité du discours la concernant, il paraît impossible de dire quelque chose de sensé au sujet de l’aventure menée en 1966-1967. […] Je n’ai pas envie de m’engager dans des polémiques inutiles. […] En s’attachant à cet objet particulier que peut être une peinture, via la dialectique de l’arrêt et l’arrêt de l’arrêt, [Parmentier] a réellement questionné l’état des choses et les conditions qui nous sont offertes, ce que le spectaculaire a omis de faire.” Ce refus de dire fait passer des choses essentielles (mais attention à ne pas simplifier). Comme il nous est impossible de tout citer, faisons une fois de plus confiance aux signets glissés lors de la première lecture. Le premier est à l’intérieur d’un texte de Sally Ross intitulé Guide pratique des fins de parties : “La volonté d’éliminer toute trace de la main pour se défaire de l’art dans l’art – de signer, en quelque sorte, la mort de la peinture telle que nous la connaissons – semble amorcer une passionnante et périlleuse fin de partie. La décision de Parmentier de réduire sa peinture à quelques éléments et de suivre une procédure préétablie traduit peut-être son ralliement à une réalité concrète épurée, à une approche empirique, pour l’artiste comme pour le spectateur. À moins qu’il ne s’agisse d’une expiation pour avoir d’abord cédé à l’ornement, tel un affamé invité au banquet de la peinture, dans ses œuvres plus démonstratives réalisées à l’École des beaux-arts de Paris.” Notons au passage que ce volume ne parle quasiment pas de la période 1962-1965 dont un catalogue de la galerie Jean Fournier donne à voir quelques très beaux tableaux,

Michel Parmentier Avant les bandes © Galerie Jean Fournier, 2014

​alors que la fin de partie en cours (même si sans cesse différée, donc toujours à venir) est sur toutes les lèvres. Encore que… Kate Shepherd (Sensualité secrète) : “Il est facile de penser la peinture de Parmentier par la négative – de la définir uniquement par ce qu’elle refuse. Le nombre des éléments y est si limité que seule la comparaison permet de la distinguer des autres membres du groupe : ses bandes horizontales ne sont pas les bandes verticales de Buren, ni les cercles centrés de Mosset, ni les traces de pinceau formant les grilles de Toroni. Mais, par-delà ce qu’elle n’est pas, son œuvre requiert d’être comprise pour ce qu’elle est. Elle requiert que soit appréciée sa surface picturale, son pliage méthodique. S’il existe des ressemblances entre les œuvres de BMPT, seuls les travaux de Parmentier jouent avec la lumière ; ce faisant, ils empruntent une voix singulière par rapport à ceux de ses pairs.”

Vue de l’exposition de M. Parmentier, galerie Jean Fournier, 1999 © S. Phillipe 2.

Offrons à Michel Parmentier le dernier mot, en reprenant un fragment de son dernier texte (Vous avez dit « éthique » ? – octobre 1999) : “Il serait temps d’en finir avec cette trop longue histoire qu’est la servilité déhiscente, en finir aussi avec les concepts devenus totalement obsolètes de modernité ou d’avant-garde. […] Il n’est pas iconoclaste de prétendre qu’il faut, absolument tout oublier dans le geste de peindre, nous amputer. […] La non culture n’équivaut jamais au rejet de celle-ci. / Le I would prefer not to que Melville prête à son Bartlebty et sa variante plus radicale I prefer not pourraient aussi nous donner à réfléchir utilement.”

4.

Deuxième virée dans les archives (récentes) de la radio. Hiver 2015. Une grande exposition des Cahiers dessinés se tenait à la Halle Saint Pierre à Paris. 67 artistes du dessin y avaient été convoqués par Frédéric Pajak, commissaire invité et éditeur du catalogue. Parmi eux, de nombreux contemporains (parfois assez jeunes comme Micaël) ; mais aussi quelques figures, glorieuses ou non, des XIXe et XXe siècles, tels Victor Hugo (1802-1885), Marcel Bascoulard (1913-1978) et Jean Raine (1927-1986). Trois livres consacrés à ces dessinateurs – deux nouveautés et une réédition considérablement augmentée – sortent simultanément aux éditions Les Cahiers Dessinés. En rendre compte simultanément nous permettra de marquer la richesse et la diversité de cette collection où, si tout n’est peut-être pas “égal”, rien n’est indifférent.

Suite à la lecture de ces trois volumes, le désir m’est venu de réécouter la voix de Frédéric Pajak, telle qu’elle se déployait dans le Portrait dans le miroir à trois faces que j’avais alors composé avec lui – tant l’essai radiophonique, monté, mixé et diffusé sur France Culture le 6 mai 2015, que les chutes que j’avais conservées. Comme cette exposition s’ouvrait par une belle séquence de dessins de Victor Hugo (dont quelques “têtes”), une des premières questions que je lui avais posées concernait la publication éventuelle d’un recueil de dessins de Hugo. Réponse : “J’y songe depuis longtemps. Ce n’est pas un écrivain qui dessine, c’est vraiment un dessinateur (…) il a inventé une façon de dessiner, et même des façons de dessiner.” C’est maintenant chose faite, en coédition avec la Bibliothèque Nationale de France. Le texte d’introduction – “La physionomie poussée au noir” – est dû à Thomas Cazentre, chargé du fonds Hugo. En voici un fragment : “Le véritable tournant créateur survient, de manière presque accidentelle, avec la révolution de 1848 : accaparé par ses activités politiques et ses épreuves intimes, Hugo n’a plus assez de disponibilité pour se consacrer à l’écriture de longue haleine – il interrompt notamment la rédaction du roman qui s’appelait encore Les Misères. Le dessin devient alors l’exutoire du poète, et il compose à ses moments perdus ses premières grandes feuilles. Cette libération de son inspiration est aussi une libération de son geste : il s’affranchit de toute imitation, de toute manière académique, pour jouer de l’encre, de la plume et du pinceau avec une urgence et une fécondité époustouflantes.”

Têtes, p. 42-43. Approuvant le coup d’état. Ah ! l’empereur est malin ! © BNF.FR

Il est à souhaiter que Têtes ne soit que le premier d’une longue série de volumes plus ou moins thématiques – le fonds de deux mille dessins environ de Victor Hugo, dont la moitié composés de figures humaines, animales ou fantaisistes, méritant un travail de reproduction soigné. Ce serait la confirmation nécessaire (mais les bons regardeurs sont d’accord avec ça depuis déjà longtemps) qu’un dessin plus ou moins “jeté” d’un poète aussi “visionnaire” qu’“engagé” vaut infiniment mieux qu’un travail de bon élève appliqué.

Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée, est une réédition considérablement augmentée d’une monographie publiée 2014 par Les Cahiers Dessinés avec un texte de Patrick Martinat, et de nombreuses illustrations et photographies. Dans les enregistrements de la Halle Saint Pierre, au moment où nous passions devant l’accrochage de dessins de Marcel Bascoulard, Frédéric Pajak s’était d’abord réjoui du succès énorme (du moins pour les Cahiers dessinés) de la première édition de cette monographie, avant de présenter ainsi cet étonnant virtuose : “Bascoulard est né en 1913, dans le Cher, il a vécu toute sa vie à Bourges. Il a assisté dans sa jeunesse à l’assassinat de son père par sa mère, et ça a été pour lui un choc profond qui l’a conduit probablement à se marginaliser. Il a vécu en grande partie sur un terrain vague, dormant dans une cabine de camion désaffectée ; et dans la journée, avec une sorte de tricycle qu’il avait à moitié fabriqué, il se déplaçait dans Bourges qu’il a dessinée toute sa vie à la plume, avec un peu de lavis et, de temps en temps, de la couleur, avec un réalisme extrême : il n’invente rien. Certains de ses dessins peuvent faire songer à des gravures de Rembrandt – je peux le prouver (rires) ; mais ce qui est particulier et très émouvant dans son œuvre (tout à fait méconnue car elle était éparpillée chez des particuliers ; ça a été compliqué de faire un livre, puis de les présenter dans une exposition), c’est qu’il a vidé la ville de tous ses habitants et de ses voitures. Il a recréé une sorte de décor. Il y a quelque chose de métaphysique dans son œuvre.” Bascoulard est mort, à son tour assassiné, en 1978. Mais, alors que ses récréations, parfois de mémoire, de la cathédrale de Bourges (qu’il connaissait “par cœur”) ne manquent pas, c’est une carte du Minnesota que j’ai choisi, en contrepoint de cette petite promenade critique, pour la beauté de ses entrelacements, et le lien établi entre cartographie et terrain vague.

Marcel Bascoulard, Carte du Minnesota, 1960 ; lavis et crayons de couleur. © Les Cahiers dessinés

Comme déjà indiqué, ce qui rend cette réédition vraiment indispensable, ce sont les pages ajoutées (pas loin d’une centaine) concernant principalement (mais pas seulement) dix-neuf Lettres retrouvées datant de 1934 à 1938 (il a entre 21 et 25 ans), publiées à la fois en fac simile et composées en caractères typographiques, adressées à un “cher maître”, parfois dit “Mémaître”. En voici la toute fin : “Ces mois derniers sont une rude épreuve pour moi ; il faut même se priver du nécessaire. Enfin ! J’ai des chagrins de famille, et pourtant je crois voir pointer une aube meilleure en cet an 39. J’ai encore un peu de travail, santé assez bonne. Je dois pouvoir me rétablir, augmenter les prix qui doivent suivre le coût de l’existence. On se plaît à la répéter : plaie d’argent n’est pas mortelle. Soyons poètes ! Marcel”.

Jean Raine, dont l’identité civile est Jean-Philippe Robert Geenen, est né le 24 janvier 1927 à Bruxelles, dans le quartier de Schaerbeck. Il a vécu plusieurs vies, à l’écart de tout esprit de chapelle (et pourtant au centre de foyers actifs). Vivre en peinture est une importante monographie introduite par un long texte passionné de Jean-Noël Orengo, parfois discutable, mais explorant à fond son sujet – la vie comme l’œuvre, suivant le parcours de Raine, qui fut lié dans sa jeunesse à Michel de Gholderode, rencontra les surréalistes belges (Magritte, Scutenaire, Souris), se frotta un peu avec CoBrA via les “Br” (“bruxellois”) et surtout Pierre Alechinsky, avant de s’établir à Paris (vers 1947 – il a 20 ans) où, travaillant davantage en poète qu’en peintre, il fut déçu par André Breton et collabora assez vite avec Henri Langlois à la Cinémathèque française (jusqu’en 1961), s’intéressant au cinéma expérimental, devenant un des organisateurs du Festival de Knokke-le-Zoute où il défendra le travail novateur de Kenneth Anger. Puis, à la fin des années 1950, il se remet à peindre, encouragé par Alechinsky, développe diverses addictions, a une vie privée agitée, voyage en Californie (où il déteste les Beats), revient en Europe (France et Italie), se lie d’amitié avec Marcel Broodthaerts, etc. Ne pouvant m’étendre sur ce parcours singulier et attachant, je préfère donner la parole à Jean Raine : “J’essaye de travailler non pas avec l’œil, mais de travailler avec ma main. J’aime que mon encéphale soit dans ma main au moment où je peins. Je n’ai pas besoin de voir, c’est le geste qui décide.” Et choisir un dessin de 1963 au titre significatif : L’air d’y toucher.

Jean Raine, L’air d’y toucher, encre, 1963 © Archives Jean Raine / Les Cahiers dessinés

Et enfin, pour faire une dernière et brève dérive dans ce labyrinthe où l’on aura croisé des artistes si différents, reprendre un fragment du Journal de Stéphane Bordarier : “30.VII.1996 Taillé le figuier. Lettre à Jean Fournier. Toutes les peintures agrafées au verso. / C’est la révolte qui est la meilleure nourriture. / Une peinture 175 x 175 cm Violet de mars.” 

Exposition Sophie Taeuber-Arp . plastique . multiple . unique à la Fondation Arp, du 15 avril au 10 décembre 2023.
Stéphane Bordarier, La couleur réfléchie, L’Atelier contemporain, avril 2023, 672 p., 30 €
Michel Parmentier, sous la direction de Molly Warnock, ER Publishing, collection “Transatlantique”, mai 2023, 136 p., 20 €
Victor Hugo, Têtes, Bibliothèque Nationale de France / Les Cahiers Dessinés, avril 2023, 136 p., 34 €
Marcel Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée, Les Cahiers Dessinés, avril 2023, 384 p., 59 €
Jean Raine, Vivre en peinture, Les Cahiers Dessinés, avril 2023, 224 p., 48 €