Entretien avec Elgas, journaliste et sociologue sénégalais, qui refuse les faux semblants et porte un regard sans fard sur son pays. Comme il le déclare lui-même ici, « l’essence même de mon travail, c’est de soumettre aux lecteurs une vision, un regard, de documenter des éléments factuels même quand je m’échappe un peu dans la fiction ».
Un Dieu et des mœurs est votre premier roman, publié en 2015. On y lit un véritable besoin, une urgence même, à raconter le Sénégal, victime d’une pathologie sociale selon vous. Le fil rouge de votre livre, c’est ce terme de “tradition”. Mais la tradition n’est pas qu’un mot, « c’est un tout, un dictateur qui pénètre tous les segments sociaux et qui gouverne tout un pays ». Vous écrivez que la tradition est la source de tous les maux du Sénégal et vous vous imposez face à ce géant intouchable que personne de semble remettre en question. Voyez-vous la tradition aux antipodes de la modernité et êtes-vous celui qui a rompu avec la tradition ? Comment dès lors penser une articulation entre ces deux mouvements – tradition et modernité ?
Il faut peut-être faire un retour en arrière pour mieux appréhender l’optique dans laquelle se situe la rédaction de ce livre. Quand on parle de tradition de manière générale, c’est une entité qui ne désigne pas grand-chose et c’est surtout ce qu’elle regroupe : elle peut regorger d’idées que l’on peut traiter de régressives, arriérées et parfois franchement hostiles contre des catégories de population. Le texte d’ouverture du livre est un texte sur l’excision : il y a beaucoup de législations d’États africains qui ont essayé de l’interdire mais il y a encore un fort assentiment culturel par des gens qui ont envie de perpétuer cette réalité-là. Pour moi, il est important dans toute démarche de recherche de pouvoir exprimer l’indicible, le malaise, qu’on trouve en grattant un peu, en allant au-delà. La richesse d’une recherche, c’est de pouvoir aller dans le hors champ, beaucoup plus porteur et riche littérairement parlant. C’est là où on entre dans les questions délicates, dans le tabou.
La question de la tradition m’a parue essentielle au Sénégal : j’étais parti en France en 2005, j’avais 17 ans et j’ai entamé des études de communication à l’université de Nice, je suis resté quelque temps puis je suis rentré chez moi. Les voyages retours ont ces vertus d’ouvrir un peu plus les yeux. La réalité dans laquelle on baignait, on l’appréhende d’une façon plus différente. C’est là qu’on saisit quelque chose de beaucoup plus tenu sur ces réalités sur lesquelles une forme de cécité s’était abattue. Sur la question de la tradition, il y a eu cet élément déclencheur quand je me suis rendu compte que mes cousines étaient excisées : l’excision ne laisse aucune forme de blessure dans le regard, il faut vraiment gratter pour savoir ce que cela peut constituer en termes de drame pour les femmes. Et quand je suis rentré en 2009, j’ai redécouvert un pays et je me suis dit qu’il fallait justement aller dans cette épreuve de vérité malgré tous les inconforts, les difficultés et essayer de découvrir quels sont les freins et les lourdeurs traditionnelles qui peuvent enferrer les dynamiques de la création humaine. Il m’a semblé devoir identifier deux choses : la tradition dans ses abus et son caractère arriéré et le recours systématique à une forme de “réception du divin” comme je l’appelle, la religion, qui ne permet pas la communion, la liberté ou l’émancipation. C’est dans ce contexte très global que la tradition est interrogée : il y a le sort des enfants des rues – les talibés -, le sort des femmes, le droit des homosexuels, sujet d’ailleurs éminemment tabou dans une société à 95% musulmane. Traiter ces questions, c’est s’exposer parfois à la furie de certains parents religieux.
Quand j’ai écrit mon livre, je suis resté en France pendant deux ans parce qu’il était impossible d’en faire la promotion au Sénégal. L’essence même de mon travail, c’est de soumettre aux lecteurs une vision, un regard, de documenter des éléments factuels même quand je m’échappe un peu dans la fiction. Cela rend au lecteur sa souveraineté et permet d’avoir des controverses saines, des discussions intellectuelles nourrissantes. Il n’y a jamais quelque chose de définitif dans ce que j’écris mais toujours une invitation au dialogue.
Vous venez d’évoquer l’exemple frappant des talibés, ces jeunes enfants considérés comme « étudiants » qui sont parfois de véritables esclaves. Vous prenez également l’exemple de l’homosexualité, décrit sans tabou dans le roman De Purs hommes de Mohamed Mbougar Sarr. Vous en faites tous deux dans vos romans respectifs un portrait glaçant : meurtre, torture, violences sans nom… La société sénégalaise est-elle condamnée à ce cercle de violences sans fin? Avez-vous pu observer une forme d’évolution par rapport à ce que vous avez écrit dans votre carnet de retour au Sénégal il y a quasi dix ans de cela ?
J’aimerais être optimiste, c’est ma nature. Je ne pense pas que ce soit par essence condamné, je crois à toute contribution humaine à une forme de dialogue, de conscientisation, de discussions intellectuelles intenses, parfois même radicales qui vont au fond des choses. Tout échange contribue à donner aux gens qui ne sont pas forcément des disciples ou des suiveurs les moyens de résistance et de décider de leur sort. Je crois beaucoup à la conscience personnelle, à la responsabilité personnelle. Le livre de Mbougar a des échos avec le mien dans le chapitre sur l’homosexualité et ce qu’on décrit est parfois en deçà de la réalité. On aurait pu faire un catalogue des barbaries sénégalaises qu’on n’épuiserait pas le sujet. L’homophobie est nourrie par un rejet religieux classique et commode que l’on retrouve dans tous les pays. Qu’il s’agisse de l’église, de la mosquée, l’homosexualité est considérée comme un péché. Même le Pape François, voix très importante dans les sociétés occidentales qui semblent pourtant s’être émancipées de ces sujets-là, l’a rappelé en disant que l’homosexualité est une faute. Et donc au Sénégal, on a le registre double du rejet religieux et du rejet traditionaliste associé à tout un tas de mythes qui considèrent que l’homosexualité est forcément une forme de perversion occidentale qui attaque les sociétés africaines par le biais de la colonisation. C’est une forme de fantasme et de construction ex nihilo qui n’a aucun ancrage et aucune forme de vérité. Tous les tenants de cette homophobie adossent assez opportunément leur discours au rejet de la colonisation pour recruter assez facilement des masses de populations. Une idée qui est rétrograde, violente et homophobe a de la légitimité.
Et ce sont ces mécanismes pernicieux qu’il faut essayer de déceler. Je pense que toutes les sociétés ont en elles les lueurs, parfois les lumières vives, qui résistent, et tout cela est voué à reculer dans le temps. Mais ça ne recule pas seul, à chaque fois que les problèmes reculent, c’est parce que les gens se sont battus au risque d’ailleurs parfois de leur vie. Il faut un mouvement d’ensemble, essayer de montrer qu’une vie est une vie, qu’une orientation sexuelle ne doit pas mettre une cible sur le front de quelqu’un. C’est un travail à mener partout dans le monde : si vous regardez la cartographie de l’homophobie dans le monde, la réalité est encore très présente donc c’est une donnée qui est universelle. Je milite pour qu’on essaie d’avoir des vues plutôt universelles des problématiques humaines parce que je pense que même si les tonalités sont différentes en fonction des pays, des cultures, des chronologies, l’idée de l’unicité et de l’indivisibilité de la condition humaine est quelque chose d’essentiel. Il est très important de montrer qu’on peut défendre les droits de l’homme partout dans le monde et les droits des homosexuels au Sénégal. On s’y emploie, des associations s’y emploient, et ce serait mentir de dire qu’on sent des frémissements positifs : toute une armée conservatrice, très bien structurée et coordonnée mène des offensives pour le statu quo et l’adosse à un rejet de l’Occident. Dans ce confusionnisme général, il est important d’avoir à la fois un regard complexe et précis. Parfois, dans nos sociétés marquées par les radicalités, les réductions assez faciles, la culture de l’extrémité et de l’affrontement, on presse les gens à choisir des camps et il faut avoir cette capacité à voir la nuance comme la source peut-être d’une vérité intellectuelle.
Votre roman Un Dieu et des mœurs livre un réquisitoire sévère contre la tradition sénégalaise et la religion, du moins contre ce que l’on fait en son nom. Comment le public sénégalais a-t-il reçu votre ouvrage et plus précisément comment votre famille, et surtout votre mère, si réticente à parler de religion, l’ont-elles reçu finalement ?
Bien sûr, je n’avais aucune forme d’illusion sur la réception je dirais virile de mon livre, je savais ce que je faisais. Mais si les gens avaient eu peur pour moi, moi je n’ai jamais eu peur : j’ai toujours pensé que les seize millions de Sénégalais n’étaient pas des fauves qui étaient prêts à fondre sur moi mais des gens capables de lucidité, d’intelligence et d’appréhender un objet. La réception s’est faite en deux temps : j’ai d’abord parlé du livre à la diaspora et les premières chroniques ont été plutôt positives, parfois élogieuses. Nous sommes dans un village planétaire et quand on passe dans des émissions, ça a des échos au Sénégal. Mon livre n’a pas circulé pendant les premiers mois et quand il a commencé à le faire, il a été dit que cet objet-là était explosif, il pouvait menacer la tranquillité du Sénégal. Tout a été fait pour que son actualité soit étouffée. Manque de pot, le bouche à oreille a commencer à faire son effet, les gens ont commencé à lire le livre par des réseaux bien structurés, clandestins. Moi, ce qui m’a plu, c’est que tous les gens qui avaient une forme de rébellion et de dent contre la société sénégalaise se sont fait les porteurs de voix du livre. Il commençait à avoir une forme d’existence clandestine et souterraine au Sénégal, inquiétant les structures les plus officielles.
Deux ans après beaucoup de frilosité et de peur, j’ai été invité au Sénégal dans un amphithéâtre. C’était l’exercice le plus physiquement éreintant de toute ma vie : pendant trois heures, j’ai bataillé avec des étudiants qui ne comprenaient pas mes positions sur l’homosexualité parce que, pour eux, c’était une forme d’aberration absolue et toute la salle était acquise à l’idée qu’on ne devait pas blasphémer à l’endroit du religieux. La personne qui m’avait invité m’a dit : « Elgas, je ne sais pas comment tu as fait pour ne pas avoir une fatwa sur le dos, comment tu as fait pour sortir vivant de cet exercice mais c’est vraiment un travail de charmeur de serpent ce que tu as fait ». J’ai réussi à discuter avec des femmes, qui étaient voilées et vraiment religieuses, de l’homosexualité, à parler de la question de la religion sans effusion de sang dans une pédagogie de la compréhension en n’essayant pas d’être dans la provocation mais dans le dialogue constructif. C’était amusant parce que des gens qui étaient très discrets dans la salle – s’exposer devant cette inquisition réelle est un risque considérable – sont venus me voir après en me disant que je portais des choses qu’ils avaient envie de voir, dont certains homosexuels. Quand on sort de là, on est certes fatigué mais il y a un sentiment assez rassérénant qui vient nous rebooster à fond, une forme de fierté qui dit qu’on n’a pas été inutile.
J’ai commencé à être invité au Sénégal, à l’université, dans des émissions de TV et j’ai installé un débat. Un jeune auteur sénégalais m’a écrit une lettre dans laquelle il s’est même rebellé contre l’imam de sa mosquée et contre les autorités sénégalaises en disant que ce livre lui avait donné le courage d’assumer ce qu’il pensait. J’ai vécu la même chose à Kaolack, avec une jeune femme lesbienne qui m’a dit : « Ton livre donne du courage. Je suis partie à l’Alliance française de Kaolack et j’ai volé ton livre parce qu’il me paraissait important de l’avoir avec moi ». Pour moi, ça vaut tous les éloges, toutes les reconnaissances, tous les honneurs. Quand j’ai écrit mon livre, les gens me disaient que c’était un suicide littéraire et quelques années plus tard mon comparse Mbougar Sarr écrit de Purs hommes et je vois que tous les jeunes auteurs sénégalais d’aujourd’hui sont en train d’empoigner ces questions pour réinstaller une tradition du débat intellectuel qui a été la force du Sénégal des années 1960 à 1980.
On m’a traité de tous les noms d’oiseaux, d’agent LGBT, d’agent du néocolonialisme français, d’aliéné, on m’a dit que j’avais un regard paternaliste sur ma société… Mais quand on écrit, il faut être à la fois endurant et avoir la cuirasse épaisse ou bien faut faire un autre métier. Quand on donne des coups, il faut accepter d’en prendre dans la courtoisie et la cordialité sans jamais faire d’attaques personnelles. Si on arrive, dans notre société actuelle, à être en désaccord sans tomber dans l’hostilité, je pense qu’on aura fait un grand pas. Il ne faut pas tomber dans les anathèmes et les disqualifications, et c’est le sujet de mon dernier livre, sorti en mars.
Il s’intitule Les Bons ressentiments, Essai sur le malaise post-colonial. Vous y questionnez entre autres cette accusation récurrente d’aliénation faite à l’encontre des auteurs africains francophones. « Reniement, aliénation, mépris des siens, déculturation, asservissement, servilité, trahison » telles sont les charges qu’on peut entendre à l’encontre des acteurs du monde culturel originaire d’Afrique, qui sont, comme vous l’écrivez, « les premiers accusés d’être les navires amicaux de cette servitude volontaire ». Vous écrivez aussi, « on semble davantage attendre de l’auteur africain un type de production qui pénètre jusqu’à la nausée la question sociale, celle du continent, de son état ». Certains sujets, certaines prises de positions semblent donc être attendus de la part d’auteurs africains francophones. Avez-vous eu le sentiment d’être contraint de répondre à cette attente ? Vous a-t-on fait le reproche de ne pas produire une écriture “assez africaine” ? L’accusation de l’aliénation vous freine-t-elle dans l’exercice de l’écriture ?
La terminologie de “servitude volontaire” est une terminologie française er son auteur était très jeune quand il a écrit son Discours de la servitude volontaire. Étienne de La Boétie montre comment toutes les populations ont été agenouillées devant le Roi avec cette formule : « Il n’est grand que parce que vous êtes à genoux ». Et cette métaphore-là m’a toujours frappé : dans une monarchie très prompte à étêter tout ce qui dépassait en termes de paroles inconvenantes, on pouvait tenir ce genre de propos… Dans toutes les discussions sur l’Afrique, il y a une question récurrente : « Qu’est-ce qu’un auteur africain ? ». J’ai récemment participé à une émission où on m’a posé la question, « Est-ce qu’il y a une écriture africaine ? », « est-ce qu’il y a une tonalité africaine ? », et ainsi de suite… On peut recourir au schéma habituel du stéréotype d’un racisme presque inconscient qui continue à prospérer sur le lit de certaines exotisations.
Mais je pense qu’il ne faut pas fondamentalement disqualifier ceux qui posent ces questions, il faut voir que la littérature africaine est née en France en période coloniale, en tout cas pour ce qui est du champ francophone que je connais un peu mieux. Il y a quelques titres qui sont intéressants, regardez L’Enfant noir de Camara Laye, regardez Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Beti, regardez L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, tous édités en France. Mais que peut-on attendre d’une littérature qui est éditée en France par des éditeurs français, qui a essentiellement des lecteurs français et qui transite dans le réseau culturel français, sinon de porter une part de France, en quelque sorte ?
On a toujours reproché à ces écrivains d’être contre leur continent, d’être des aliénés, inféodés à cette logique coloniale sans même le savoir ! Et, dans la surenchère de la réponse, que font les auteurs ? Ils veulent justement montrer une africanité pour justifier qu’ils ne sont pas à la solde de la colonisation. Et donc il en naît fatalement une contre-accusation qui vient véroler la pertinence des idées, parce qu’au lieu de s’appesantir sur ce que disent les livres, on questionne la légitimité des auteurs. L’accusé premier, vous le connaissez bien, c’est Léopold Sédar Senghor, qui n’avait pas que de la répulsion pour la France, c’est le moins qu’on puisse dire, mais son œuvre est d’une grande complexité. Il y a Senghor, mais il y a un exemple encore plus emblématique en 1968, dans le Paris enfiévré par les désirs de liberté, de ce vent qui dégrise tout et qui fait même exiler de Gaulle à Baden-Baden. Dans le vent de 68, il y a Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, livre en tout point fondateur qui prend à rebours tous les mythes postcoloniaux ce qui lui vaut le banc. Qu’est-ce qu’on lui dit ? « Vous écrivez pour les blancs, vous n’écrivez pas pour nous. Vous ne portez pas la parole des Africains. Tout ça c’est une dépréciation du continent qui entre dans une logique encore coloniale. » Et la lame sera terrible parce que non seulement il est mis au banc par les siens, mais il est accusé par ceux qui l’ont sacré d’un prix Renaudot assez étouffant qui va l’étrangler parce qu’il sera accusé de plagiat.
Et je donne un autre exemple, beaucoup plus récent, d’un camarade, Mohamed Mbougar Sarr. Quand il reçoit son Goncourt, au Sénégal que se passe-t-il ? Tout le monde lui tombe dessus parce qu’il serait à la solde du pouvoir occidental. Est-ce que Paris peut sacrer des gens qui viennent contrarier la narration parisienne coloniale ? Non. Donc par déduction, Mohamed Mbougar Sarr est un agent de l’aliénation. Et quid de La Plus Secrète Mémoire des hommes, de ce récit littéraire foisonnant, touffu, riche, quid du Devoir de violence, livre riche appuyé sur une documentation absolument formidable, quid de ce que Senghor a fait dans ses livres, une étude du socialisme africain, des langues traditionnelles, de son village sérère ? Tout a vocation à passer sous la moulinette de cette accusation d’une félonie potentielle. Et bien sûr moi, à ma petite échelle, je suis victime de cette accusation parce qu’on me dit « Vous ne parlez pas comme un Africain ». Mais qu’est-ce que parler comme un Africain ? Y aurait-il un style africain ?
La lutte contre les assignations doit être lucide. Je suis arrivé en France quand j’avais 17 ans. Je pourrais me laver à grandes eaux de mon identité française qu’elle ne disparaîtrait pas : mon calendrier a été un calendrier français, ma vie est française, mes diplômes sont français, l’essentiel de mes lectures est français, j’ai été dans une université française, donc inconsciemment, je porte en moi aussi cette identité française. Mais je ne vais pas m’en laver pour essayer de satisfaire les gens qui eux votent pour une forme de pureté identitaire qui est fantasmée : la pureté identitaire c’est le stade le plus sophistiqué du racisme et du nazisme. Liliane Kesteloot a écrit sur l’identité. Amin Maalouf a écrit sur Les Identités meurtrières. Donc l’identité par essence est multiple. Ce qu’il faut maintenant rechercher, c’est la vérité historique à travers une pensée décoloniale puisque sur la colonisation, il y a encore des angles morts. Donc tous ces sujets-là traversent les livres que j’ai écrits.
Revenons sur Senghor. Vous écrivez qu’“aimer Senghor en Afrique, c’est se risquer à endosser une part de cet opprobre, celle d’être affilié à un traître ». Dans le chapitre « Accusés, levez-vous ! » de votre essai, vous vous intéressez à la négritude et notamment à Senghor, figure ambivalente et “un des symboles mêmes de la survivance de la France au Sénégal » pour certains. Vous affirmez cependant que Senghor a été pris pour cible, qu’il a subi un acharnement pour ses positions et ses relations avec l’ancienne puissance coloniale, qu’il serait alors une des célèbres victimes de cette accusation d’aliénation dont vous avez parlé. Plus largement, il semblerait que vous critiquiez, dans ce chapitre, le fait que la vie d’un homme et son œuvre puissent être perdus et ravagés à « l’aune d’un seul prisme (…) la potentielle félonie par rapport à un dogme arbitrairement établi ».
Ma question sera double : signez-vous par ce chapitre une volonté de rétablir et de réhabiliter la figure de Senghor sur la scène culturelle et littéraire sénégalaise ? Et puisque vous montrez, à travers la figure de Senghor rendu illégitime, que les auteurs hostiles à la France vont être quant à eux, davantage légitimés, faut-il que la plume d’un auteur africain francophone soit “anti-française” pour être acclamée et respectée au Sénégal ?
La tentative de réhabilitation de Senghor… Je ne pense pas avoir les pouvoirs ni l’épaisseur pour le faire, je pense que Senghor se défend tout seul par ce qu’il écrit et que les gens ne connaissent pas. C’est ça le drame de Senghor. Il y a une matière d’une extraordinaire densité qui n’est pas du tout connue. Et moi, je ne suis pas dans l’hémiplégie ni dans l’idolâtrie. J’adore le poète, j’adore l’homme de culture, qui a œuvré pour essayer de faire de la culture le ciment de la construction des identités africaines, mais je ne suis pas dupe de ce que Senghor a été aussi au pouvoir comme en politique. Il a embastillé des gens, il a été un démocrate contestable, il y a eu beaucoup de jeunes revendications qu’il a étouffées, il y a eu des crimes politiques… Je pense que tout grand homme est à prendre à la fois avec ses vertus et ses vices et qu’opérer une scission commode dans une personne sert les dogmatismes. Et c’est tout Senghor qu’il faut prendre. La critique contre Senghor est une critique féroce. Quand on dit aimer Senghor aujourd’hui, on n’a pas bonne presse au Sénégal. C’est Cheikh Anta Diop, ennemi de Senghor, et plus largement toutes les idoles panafricaines qui sont populaires pour donner une grammaire de la lutte et de la contestation qui parle à la fibre d’une population essentiellement jeune au Sénégal. L’effort qu’on doit faire n’est pas un effort de réhabilitation de Senghor, c’est un effort de lecture de Senghor et puis de réintroduction du débat. Il n’y a pas un seul intellectuel dans le continent africain qui soit une forme de messie absolu sur tous les plans. Vous savez, Senghor a une grande actualité aujourd’hui, j’en suis très heureux et je pense que ça va continuer.
Mais les sociétés évoluent, le Sénégal des années 1960 n’est pas le Sénégal des années 2000 et justement il faut toujours essayer d’ajuster la pensée à l’évolution de l’époque. Cet aspect est important chez Senghor : il n’a quasiment jamais publié de texte à Présence africaine. D’ailleurs Présence africaine a toujours considéré Senghor comme celui qui était un peu trop proche des Français. Aujourd’hui, si vous regardez les réseaux des éditeurs, est-ce que vous connaissez un livre qui a été très sévère sur l’Afrique et qui n’a pas tapé sur la France, qui a eu une grande notoriété ? Moi je suis preneur si vous en trouvez. Les éditeurs se sont mis à la page. Maintenant vous n’avez pas un seul média français qui n’ait pas sa rubrique Afrique. Vous avez Le Point Afrique, Le Monde Afrique, La Tribune Afrique. C’est une logique purement capitaliste parce qu’il y a un lectorat, ce n’est pas de la philanthropie. Dans cet accompagnement de l’Afrique il y a eu deux différentialismes : un différentialisme raciste qui a fondé l’entreprise coloniale, celui de Jules Ferry grosso modo, et un différentialisme postcolonial dans ses erreurs qui insiste sur la part unique, insoluble dans l’universel, du monde de l’Afrique qui doit être accompagnée. Au récit laudateur a succédé un récit aux tonalités un peu optimistes, mais tous deux dépossèdent le continent de la souveraineté dans sa narration propre. C’est pourquoi dans la grande exploration de ces relations postcoloniales, il ne faut pas fermer les yeux sur les angles morts d’une gauche anti-coloniale qui parfois a été tiers-mondiste, avec des tonalités paternalistes.
Je vous renvoie à un texte d’une grande puissance d’Aimé Césaire qui s’appelle Lettre à Maurice Thorez. Aimé Césaire était au Parti Communiste Français et il a découvert que celui-ci tombait dans ce qu’il appelait “le fraternalisme”, reproduisant le schéma colonial en tendant la main, rappelant l’attitude de domination”. Cette idée de fraternalisme devient un maternalisme. On a du mal encore à considérer les Africains comme des acteurs souverains et on a parfois tendance à un peu appuyer cette question misérabiliste. On a une critique tout aussi féroce de la part de ceux qui les dénigrent à droite dans une démarche franchement raciste, et de ceux qui seraient dans ce qu’on appelait le racisme positif – on est tellement proche qu’on ne considère pas l’altérité comme une entièreté, mais comme quelque chose de l’ordre de la subalternité. Là je vous renvoie aussi à des travaux, qui ont été impulsés par des Indiens comme Chakrabarty, dans le champ des Subaltern studies ou à L’invention de l’Afrique par Mudimbe et L’orientalisme d’Edward Saïd qui traitent de ces mécanismes là. Il faut donc réussir à dire ce que l’on pense de la France et de l’Afrique sans subir les censeurs et les airs de validation qui sont encore une fois en Occident.
Dans Un Dieu et des Mœurs, vous essayez de faire comprendre à la société sénégalaise que le poids de ses maux ne se résume pas à son passé colonial et que la France n’est pas la seule et unique responsable de cet état d’urgence. Dans la préface des Bons ressentiments, Essai sur le malaise post-colonial, Sophie Bessis, historienne et journaliste franco-tunisienne, écrit : « au Sud, dans cette Afrique où le passé ne passe pas, dans la mesure où l’ancien maître s’est souvent contenté de changer d’habits pour perpétuer sa présence, l’on ressasse ses atteintes à une souveraineté encore introuvable et l’on s’érige en victime éternelle d’une “ordre blanc” qui n’aurait pas bougé ». Comment interprétez-vous cette tendance à se considérer comme une “victime éternelle” du fait colonial, et surtout, qu’est-ce qui manque pour que ce passé qui ne passe pas passe définitivement ?
Que les Africains vivent mieux. Je n’ai pas mieux en magasin. Qu’ils aient des rêves chez eux, qu’ils puissent aller à l’université, manger à leur faim, avoir des perspectives, nourrir leurs enfants et avoir un épanouissement personnel. Je le dis dans l’une des premières phrases d’Un dieu et des mœurs : on ne soupçonne jamais la providence qu’assure la misère. La misère est la mère de tous les vices. On a très commodément catégorisé les migrations en France et en Occident de manière générale, mais la différence entre celui qui prend des navires pour venir et un travailleur millionnaire qui vient pour se soigner dans les hôpitaux français est une différence de degré, pas de nature. Dans les deux cas, on accepte que ce qu’on veut avoir, on ne l’a pas chez soi, et donc, on part. Ainsi la diaspora sénégalaise n’est pas la même : globalement ceux qui partent ont des ressources intellectuelles ou financières. Et même ceux qui prennent des bateaux se sont très souvent cotisés pour payer des passeurs. Dans l’immigration il y a cette logique de classe-là qui est intéressante.
Je vais donner un exemple frappant : Emmanuel Macron a reçu le président ghanéens Nana Akufo Addo à l’Élysée. L’élite de la diaspora africaine a été triée sur le volet : bac +5 bien sanglés, sortis de très belles écoles avec de très grandes destinées devant eux, des décideurs étaient là en costume, très chics avec Macron. Au même moment, les “gilets noirs”, c’est-à-dire les sans-papiers, prenaient d’assaut le Panthéon pour demander des papiers. Il y a des gens qui reproduisent les schémas capitalistes que nous sommes nombreux à critiquer férocement. Mais ils ne doivent pas être absous tout simplement parce qu’ils ne sont pas blancs. Parce que dans la logique capitaliste il n’y a pas que les blancs, il a des noirs, des jaunes, des verts qui sont justement des piliers de ce système capitaliste. Et ça, il faut le mettre sur la table car on fait comme s’il y avait un front unitaire, un front commun de toutes les diasporas alors même qu’il y a à l’intérieur des diasporas des conflits de classe. Les orientations ne sont pas les mêmes, et c’est ce que rappelle Sophie Bessis dans sa préface, c’est-à-dire que le ressentiment n’est pas un sentiment victorieux, c’est un sentiment de défaite. C’est parce qu’on n’arrive pas à sortir de cette défaite là qu’elle devient une forme d’identité carcérale qui nous renferme dans cette amertume et ses caractères les plus acides. Et si aujourd’hui sur le continent, il y avait une force économique souveraine, des instances souveraines, une tranquillité, qu’on n’ait pas envie d’échapper au continent, alors ce sentiment diminuerait de lui-même. Parce qu’on ne recourrait pas juste à la grille coloniale pour dresser l’état de l’Afrique.
Je l’affirme, il ne faut pas dire que la colonisation n’y est pour rien. Trois siècles de domination, voire plus, ne s’épongent pas en soixante ans. Il faut traquer partout les ennemis extérieurs, la survivance des structures, mais aussi traquer les ennemis intérieurs qui empêchent le continent d’avoir cette force. Ce serait intéressant de voir aussi ce qu’a été l’Afrique pré-coloniale : on a tendance à peindre l’Afrique comme un îlot virginal vivant dans une solitude heureuse. C’est un mythe, une construction. Il y avait des rapports de domination, d’écrasement et d’humiliation. Ils ne sont pas de même nature que les aventures coloniales mais justement, il faut pouvoir tenir tous ces bouts ensemble. Tous les auteurs, qui ont eu le malheur de convoquer les responsabilités africaines dans le devenir de l’Afrique ont été victimes de violents anathèmes. Trois exemples : Axelle Kabou, l’une des premières à écrire un essai important sur le continent, en 1991, Et si l’Afrique refusait le développement, un livre particulièrement documenté, au style vif, lumineux, batailleur en quelque sorte. Mais on est tombé sur l’autrice en disant que c’est une aliénée, qu’elle est l’agent des racistes parce qu’elle a convoqué la responsabilité africaine. Il y a, Jean Paul Ngoupandé, Moussa Konaté qui ont écrit sur ça. Même destin. L’un des premiers livres écrits sur le devenir de l’Afrique est le fait d’un auteur français, René Dumont. Il a écrit en 1962 L’Afrique noire est mal partie, en disant que toute la richesse agricole de l’Afrique n’est pas exploitée comme il le faut. Il montre l’inanité des structures coloniales qui avaient imposé un certain type d’agriculture pour nourrir la colonie mais pas pour nourrir les locaux et montre aussi comment les gouvernements africains indépendants n’avaient pas assez pensé la question des perspectives. On se retrouve dans ce chaos incarné par des périodes qu’on connaît, parce qu’il y a eu la période faste après les indépendances où les espoirs étaient au sommet. Dans les années 1970, le désenchantement commence par des livres qui sont d’ailleurs des livres prophétiques : Ahmadou Kourouma écrit Les Soleils des indépendances en 1968. Dans les années 1980, c’est les embryons d’États faillis, ce sont les coups d’État, ce sont les guerres confessionnelles. Et c’est en plus les institutions de Bretton Woods comme on les appelle, la Banque Mondiale et le FMI qui étranglent l’Afrique avec les politiques d’ajustements structurels. Dans les années 1990, on est toujours dans la même période, c’est le multipartisme, le chaos, les guerres et toute cette narration là commence à changer un peu en 2000.
En fait, les problématiques africaines sont des problématiques économiques et sociales. Et il faut pouvoir en parler à côté de la superstructure coloniale. L’un ne va pas sans l’autre. Privilégier la lecture coloniale, oui c’est parfois avoir beaucoup plus de proximité avec les centres qui fabriquent le prestige intellectuel de la gauche en France, mais on oublie parfois que c’est à l’intérieur de la critique sociale africaine que l’on peut faire émerger aussi des pensées critiques. Et c’est vrai que c’est encore très difficile parce que les traumatismes sont très forts. Les portraits de l’Afrique les plus sombres n’ont pas été faits par les Africains, ils ont été faits par les Européens et par la presse européenne. The Economist, magazine très respecté, titrait au début des années 2000 “The hopeless continent”. Il disait grosso modo que ce continent ne deviendra rien. C’est amusant parce que dix ans après, le même journal sort “Africa Raising”. Avant, à Libération, au Monde et tout le reste, les tonalités étaient crépusculaires pour parler de l’Afrique. Alastair Campbell, qui était l’un des “spin doctor” de Tony Blair, dit dans les années 2000 qu’on pourrait rayer l’Afrique de la carte du monde sans que cela ne se fasse sentir. Il faut pouvoir ausculter dans le temps long tous ces discours un peu faciles sur le continent et sur lesquels il y a parfois des visions un peu romantiques, sentimentales. Et d’ailleurs le discours qu’on a tenu pendant tout un temps était un discours si féroce qu’on passe désormais à un discours laudateur. Ce n’est pas pour condamner, parce que le changement de braquet est salutaire, mais il faut le faire dans une forme de justice réparatrice.
Il me semble important de décortiquer les textes puisque dans un univers bercé d’idéologie, d’orientations, de partis pris parfois très éloignés de la réalité, il est important de revenir au factuel. Parce qu’en sociologie, en sciences sociales, en littérature, le terrain est important. Toutes les enquêtes qu’on fait ne peuvent pas se baser sur de l’extrapolation et de la théorie. « Il ne faut pas penser l’Afrique, il faut connaître l’Afrique », et c’est Jean Copans qui le dit. Et connaître l’Afrique depuis Paris c’est très compliqué. Il faut connaître l’Afrique en allant sur place, en découvrant toute la variété, toute la complexité de toutes ces thérapies qu’on construit de très loin, qui une fois sur le terrain, achoppent sur la réalité du réel.
Évoquons un ouvrage dont nous n’avons pas encore parlé, Mâle Noir, votre autre roman publié en 2021. Vous y dépeignez la vie d’un jeune Sénégalais arrivé en France, confronté à des interrogations multiples entre incertitudes professionnelles, questionnements identitaires et épreuves sentimentales. On y découvre un narrateur sans nom, bien décidé à mener une vie dynamique et trépidante malgré ses réflexions incessantes sur le fait d’être un homme noir. Vous écrivez alors : « Mille pensées se cognaient contre les parois de mon cerveau, et je me dis que j’étais un noir. Que je ne devais pas l’oublier. Cela implique de ne pas être seulement soi, un individu comme un autre, mais d’endosser une part d’histoire, écrite avant soi. D’être un héritier, fidèle à une mémoire ». La ressemblance ce narrateur anonyme et vous apparaît assez vite apuisque, tout comme vous, ce narrateur a soutenu sa thèse à l’Université de Caen, que comme lui vous avez grandi au Sénégal avant de venir vous installer en France. Ainsi, à travers la réflexion de ce narrateur sur le devoir de porter une histoire et une mémoire de par sa condition d’homme noir, avez-vous le sentiment de porter, ou de devoir porter, une histoire et une mémoire plus grande que vous ? Est-ce que ce poids se retranscrit dans vos écrits et si oui, à quelle mémoire votre plume répond-t-elle ?
Parler de ces sujets, c’est souvent faire des essais assommants, des thèses, alors je me suis dit que j’allais un peu aller décompresser dans le roman : la fiction est beaucoup plus souple, beaucoup plus large, on a le droit de se dédoubler, de disparaître sous des personnages… Votre réflexion est juste si vous pensez que je prête beaucoup de moi à ce narrateur, mais je ne prête pas tout, il ne me prend pas tout. On chemine dans une forme de gémellité jusqu’à un certain point et chacun ensuite prend sa route. Par rapport à ce poids des assignations, effectivement, je ne suis pas dupe. Il y a une étude qui vient de sortir qui a été relayée par Le Parisien : 91% des personnes noires en France disent avoir déjà subi du racisme. Ça se passe de commentaires. Moi-même, j’ai été victime de racisme. Avec tout ce qui a été écrit par la littérature – qu’elle soit américaine, indienne, française -, toutes ces perspectives décoloniales, et les blessures qui forment une communauté, c’est tomber dans la cécité que de ne pas comprendre cette conscience-là. Il faut pouvoir assumer cela et regarder. Je sais que quand je suis noir je porte cette histoire. Mais ce que j’essaie de faire c’est de ne pas m’emprisonner dans ce ressentiment et en disant que forcément chaque blanc est un potentiel raciste. Je pense qu’il ne faut pas enjamber cette frontière-là. Moi je n’ai rien contre des termes comme “racisme systémique”, je n’ai rien contre “privilège blanc”, je n’ai rien contre le mot “wokiste”, contre le mot “racisé”. Je ne suis pas fétichiste des mots mais je me réserve le droit d’en explorer la portée, le sens, la profondeur et l’efficience. Je pense que tous ces sujets sont sur la table et quand je suis noir, je suis conscient de ce qui a existé. Je suis conscient que Gobineau a fait une théorie des races. Je sais que les africanistes du temps colonial ont perpétué les pires clichés. Mais je sais qu’au même moment, un auteur que je vénère, George Balandier, pourtant blanc, a été l’un des premiers à débusquer la situation coloniale. Donc je ne suis pas dans une opposition raciale aux choses, je pense qu’il y a des alliés blancs, jaunes, noirs et ainsi de suite. Il ne faut pas tomber dans une certaine forme de maccarthysme coloriste qui serait très problématique.
Pour répondre à votre question, je ne trouve pas que ce poids d’histoire que je porte soit anesthésiant mais qu’il est plutôt stimulant pour moi. D’ailleurs, Fanon, dans la conclusion de Peau noire et masques blancs, plus grand manifeste universaliste, explique qu’il ne passera pas sa vie à défendre les noirs parce qu’il est noir. Nous ne sommes pas dans un problème de couleur mais dans un problème de structure et de discours qui méritent d’être explorés et non pris comme comme des choses comptables. J’aimerais qu’on puisse porter la discussion partout, dans toutes les chapelles, pour essayer de provoquer ce choc pluriel, que chacun puisse se reconnaître. La création d’un périmètre de discussion avec des critères arbitraires c’est ce qui nourrit les marges, et les marges se nourrissent justement de ce sentiment d’exclusion qui conduit au conspirationnisme et à ces théories rétrogrades qui produisent ce qu’il se passe sur le continent européen aujourd’hui. On parle beaucoup de l’état de l’Afrique mais l’état de l’Europe n’est pas très enviable avec la montée des populismes un peu partout, la droitisation des pays, des consciences. Si on fait un tableau général, il y a une forme de ce que j’ai appelé, dans un article publié dans Ouest-France, “La revanche des Damnés de la Terre” : ceux qui se sont sentis longtemps exclus se rassemblent, parfois de façon clandestine, en considérant les structures comme coupables de leur sort. Cela rejoint une critique assez classique du capitalisme qui crée des dominés partout et cette internationale des “petits” vient questionner nos conforts, nos certitudes et demande plus que jamais qu’on accepte que tous, nous avons des parts de responsabilités dans le drame collectif. Cet effort de regard sur soi n’est pas assez fait et je pense que c’est dommage.
Un auteur africain francophone renommé et récompensé en Occident est souvent accusé de “déprécier le continent” ou de “satisfaire les codes habituels de l’exotisme” selon vous. Dans Un dieu et des mœurs, votre écriture est assassine, honnête et sans scrupule sur une société sénégalaise que vous jugez plongée dans un immobilisme profond. Ce ton assassin rend-il justice à la diversité du pays ? N’avez-vous pas peur de véhiculer une dépréciation générale du Sénégal ? Ce ton est-il aussi un masque littéraire finalement ? Et quelles influences revendiquez-vous dans la satire ?
Alors je plaide non coupable. Le seul coupable s’appelle Pierre Desproges qui est un humoriste français que j’ai découvert quand j’avais 17-18 ans quand je suis arrivé en France. Pierre Desproges a eu la très mauvaise idée de mourir l’année de ma naissance en 1988, il a écrit les Chroniques de la haine ordinaire. Desproges a un style féroce, mais comme il disait, le rire est une manière d’exorciser un peu les drames et les malheurs. Et moi j’ai lu aussi un autre auteur qui a été cher dans mon apprentissage littéraire, c’est Aimé Césaire. Pendant longtemps, je connaissais par cœur le Discours sur le colonialisme, parce que ce texte était une bible. Je ne sais pas si vous avez lu ce texte, mais il est d’une force extraordinaire, il était d’ailleurs au programme scolaire en France. Le Discours sur le colonialisme est un violent réquisitoire contre la colonisation qui commence par “l’Europe est indéfendable”. “L’Europe est moralement, spirituellement indéfendable”. Et puis il y a ce caractère incandescent, la virtuosité du style, l’épaisseur de la pensée et puis le courage de porter ces idées-là. Donc on ne se refait pas véritablement. Il y a un proverbe africain qui dit que “la chèvre ne broute que là où elle est attachée”. Moi j’ai été attaché à la littérature d’un autre Français qui s’appelle Georges Bernanos. Georges Bernanos a écrit des livres prophétiques d’ailleurs : La liberté, pour quoi faire ?, La France contre les robots, Les Grands Cimetières sous la lune où il disait : “J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère qu’importe”. C’est un auteur qui est important dans ma formation intellectuelle. Et je pourrais vous parler aussi de Gabriel García Márquez . J’ai beaucoup aimé lire Senghor. J’ai connu mon ami Mohamed Mbougar Sarr à travers un texte que j’ai écrit sur Balzac. J’ai rêvé de faire un livre sur Balzac car Balzac n’était pas qu’un romancier, c’était un sociologue du XIXe siècle dont les travaux avaient une grande épaisseur.
Et puis j’ai lu beaucoup de satire. Forcément, un auteur africain qui était satiriste, qui était lui-même grand admirateur de Voltaire, c’est Mongo Beti. Quand vous lisez Le Pauvre Christ de Bomba et que vous suivez les aventures du Révérend Père Supérieur Drumont sur ces terres africaines impies, c’est piquant parce qu’on suit le récit qui est raconté par le petit Zacharie. C’est quelque chose de passionnant. En fait, la littérature qui m’a toujours plu, c’est la littérature qui enjambe les frontières des convenances pour aller vers quelque chose de piquant, d’ironique et de féroce. Parce que c’est là qu’on se dit que la littérature, le geste de naissance de la littérature est un geste de dissidence. Jürgen Habermas est un penseur allemand que j’étudie depuis longtemps. Il a théorisé un concept qui s’appelle “le principe de publicité”. Au XVIIIe siècle, la naissance des sociétés plurielles démocratiques est justement le principe de publicité, c’est-à-dire on rend les choses publiques ; tant qu’on était dans le secret, la mise à l’écart des populations, le pouvoir pouvait se faire avec toutes les inégalités ; et plus on publie les choses, plus les masses ont des ressources — on le voit avec l’invention de l’imprimerie qui va jouer un rôle important. La littérature a toujours eu ce côté un peu contestataire, c’est pourquoi dans l’Histoire il y a eu autant d’autodafés, d’écrivains qui ont été condamnés, etc.
Pour finir, abordons un dernier sujet : on trouve dans Un Dieu et des mœurs une forte critique de la bourgeoisie sénégalaise qui accepte l’immobilisme du pays. Vous expliquez également dans quelle mesure les inégalités sociales sont une dure réalité au Sénégal surtout à Dakar. Que diriez-vous à cette bourgeoisie sénégalaise qui “dénonce à la périphérie sans jamais empoigner les causes évidentes” des maux de son pays ?
Je leur dis d’aller lire François Bégaudeau, qui a écrit Histoire de ta bêtise où il s’en prend justement à la bourgeoisie de façon très féroce et très ironique. Les bourgeoisies sont les mêmes partout. On a eu tendance à oublier la bourgeoisie africaine, et en l’occurrence ici la bourgeoisie sénégalaise. C’est une bourgeoisie issue de la féodalité, de systèmes de castes, de religion et qui perpétue quoi ? Du capitalisme dans son essence la plus violente. Je ne sais pas si vous avez eu la curiosité d’aller à Dakar. Est-ce que vous avez vu les gens qui étaient dans la rue à Dakar ? Avez-vous vu les quartiers, les murs sociaux ? Allez aux Almadies, temple de la bourgeoisie sénégalaise, ancien village de pêcheurs jusqu’aux années 1990 qui a subi une gentrification accélérée pour devenir le lieu des villégiatures de toute l’élite sénégalaise. Elle a d’ailleurs fait monter une bulle immobilière au Sénégal si insupportable que Dakar est devenu une des villes les plus chères du continent africain alors que les salaires sénégalais ne sont pas mirobolants. Même les fonctionnaires qui ont un bon niveau de vie ne peuvent pas vivre et se nourrir à Dakar. Et allez dans les quartiers populaires comme les Parcelles Assainies où il y a une densité complètement folle, vous voyez sur les trottoirs des gens qui mendient, d’un côté l’opulence la plus indigeste, et de l’autre la misère la plus criarde. Et on n’y pense pas, la gauche sénégalaise a toujours pensé que la première de ses luttes était de défaire la superstructure coloniale. Oui, c’était une urgence. Mais il fallait aussi regarder les réalités de domination africaine. Et tous les gens qui ont fait ce genre de recherche se sont heurtés à un mur parce que ce qu’il fallait découvrir, ce ne sont pas nos problèmes entre nous, mais c’est le problème contre le grand méchant occidental. La bourgeoisie sénégalaise est une bourgeoisie capitaliste, elle existe, elle est religieuse, elle tient le pouvoir, elle tient l’économie. D’où l’absence de contractualisation de beaucoup de situations, celle des femmes de ménage par exemple : on ne signe aucun contrat, elles n’ont aucun droit, elles vivent dans des familles, à leur merci, avec des horaires démentiels. Est-ce que vous avez vu la gauche sénégalaise lutter contre ça ? Les talibés sont envoyés dans la rue par des maîtres coraniques dont ils sont les instruments, ils doivent ramener de l’argent. Dans les grandes familles, les grands barons de la politique je veux dire, tout le monde se connaît, cela crée une caste, parfois même une forme de ploutocratie à l’intérieur du Sénégal. Mais on n’en parle pas parce qu’il ne faut pas mettre à mal les récits du Sénégal. Et pour qu’une gauche sénégalaise endogène soit prospère et ait de la force, il faut justement parler de tous ces sujets-là et notamment la question de la généalogie des féodalités qui, encore une fois, structure la société sénégalaise. Forcément les enfants de bourgeois ne sont pas contents quand je parle d’eux en parlant de la race “aérienne” pour les brocarder, parce que, comme toujours, la bourgeoisie est dans le déni. Cette réalité est présente en France comme au Sénégal. Mais en France, la gauche se bat. Je ne sais pas si vous connaissez le nombre de textes qui sont écrits pour critiquer le capitalisme en France. C’est comme si le capitalisme africain n’existait pas. Or, à bien des égards, il existe. Un des hommes les plus riches du monde dans les périodes coloniales était Kankou Moussa, un des Rois du Mali. Les structures primaires d’accumulations primitives de la richesse ont toujours existé dans toutes les sociétés. Les différences de sophistication et de grammaire ne sont pas les mêmes, mais il ne faut pas penser que tout capitalisme est une forme d’importation unique et pure de la société occidentale. Et on gagnerait beaucoup à étudier les sociétés africaines précoloniales pour décentrer un peu plus le regard.