« Une géographie du témoignage » : Khalid Lyamlahy, Évocation d’un mémorial à Venise

Khalid Lyamlahy, Evocation d’un mémorial à Venise, détail de couverture © Présence africaine

« En mars 2020, le site Internet des Nations Unies annonce que la barre des 20.000 migrants morts en Méditerranée est franchie »

On se souvient que dans son premier roman de 2017, Khalid Lyamlahy dédiait son récit, « Aux étrangers d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui. Aux miens ». Dans ce nouveau roman, Évocation d’un mémorial à Venise, il creuse le sillon, en se focalisant sur un jeune migrant, noyé dans le Grand Canal de Venise en janvier 2017, événement qui eut un certain retentissement à l’époque.

Par ailleurs, Elara Bertho, écrivant sur son recueil de poèmes accompagnés des photographies de Rym Khene, J’ai rencontré un cheval de mer, cite son texte liminaire : « Ma mémoire d’exilé est un fleuve enragé. À l’heure de la crue, le souvenir quitte son lit, déborde sur les plaines environnantes. Plus de paysage. Plus de frontière. Une déchirure redessine la carte chaotique de l’arrière-pays ». Ne reste plus au poète qu’à  » tendre ses filets » pour attraper des bribes, des fragments, des petits morceaux de langage pour dire l’exil » (Diacritik, 16 mars 2023). L’exil et la ville étaient déjà le décor du premier roman, les poèmes introduisent la mer. Ce sont bien ces trois éléments qui forment la texture du récit de Venise.

Dès l’entrée en lecture, le romancier prévient qu’il va mêler réel et imaginaire et se place sous le parrainage d’Aimé Césaire et de Mohammed Khaïr-Eddine pour situer le lecteur dans la profondeur des vies naufragées, mer(s), océan… « musées » où reposent les vies arrachées au continent africain. Le récit se déploie en trois parties, « Les eaux », « Les cris », « Les mots » se construisant autour de cette thématique donnée par le titre. La quatrième de couverture a exposé le fait… « divers » : « Un après-midi de janvier 2017, un jeune réfugié gambien se jette dans le Grand Canal de Venise et se noie sous les regards et les insultes des passants ».

D’entrée de jeu, le narrateur se met en scène, s’interrogeant sur ce qu’il aurait fait s’il avait vu quelqu’un se noyer : « écrire cette phrase m’est insoutenable ». Puis le « je », engage un dialogue avec un « tu » qui a fait les entrefilets de différents journaux en Italie et en France. « Mort tragique » : qualifier ainsi cette mort est déjà une manière de banaliser la noyade. Il faut bien nommer celui auquel on s’adresse : « Pateh, je ne te connais pas, mais c’est comme si ton drame se chargeait de faire les présentations ». Tout cela est dérisoire comme peut l’être le désir d’écrire cette mort, une fois que tout est accompli. Néanmoins, le projet prend corps – et si on a le livre entre les mains, c’est qu’il s’est réalisé : « De Banjul à Venise, ta disparition comme une déflagration, un faisceau de débris insaisissables. Écrire pour relier les deux villes, pour en faire une géographie du témoignage. Face à la blessure lancinante de la mort, dresser un archipel solidaire ».

Le narrateur nomme son geste d’écriture : il s’engage dans une « oraison funèbre » dont il défait le substantif pour donner sa signification à l’événement : « Je découvre que le mot oraison porte en son creux l’eau qui t’a englouti et la raison qui a manqué à l’explication de ton geste. Eau-Raison. La raison insondable des eaux qui t’ont emporté ». Les protagonistes du dialogue sont là, il faut maintenant nommer le décor, peu banal : Venise. Comment rendre justice à cette mort dans cette ville qu’on n’a pas besoin de visiter pour penser la connaître tant les mots des écrivains et les images des peintres et des cinéastes l’ont interprétée de multiples façons ? Comment parvenir à se libérer de ces représentations ?  « Une ville-univers pour une mort silencieuse. Une ville-musée pour une toile invisible ». Néanmoins, le narrateur n’échappe pas à la citation lorsqu’elle peut, par le détour, éclairer son enquête : on trouvera ici une citation de Goldoni, là une citation de Michel Tournier ou de Thomas Mann.

Le récit doit reconstituer un parcours pour contourner Venise sans l’effacer et rendre sa trajectoire dans l’espace à ce jeune migrant. Le point de départ, la Gambie ; le point d’arrivée, Venise, le 22 janvier 2017. L’écrivain suppose que, comme tout migrant, Pateh ne s’est pas senti le bienvenu : « Ta disparition me renvoie d’emblée aux images de ces milliers d’hommes et de femmes engloutis dans la Méditerranée. Résister au spectacle de cette mort qui se répète à l’infini. Écrire différemment. Repenser l’écriture comme un chuchotement nécessaire dans le fracas ambiant ». Comme le détective à la recherche des signes pour comprendre, le narrateur accumule les maigres éléments concernant Pateh dans tout ce qu’il consulte sur internet. Il éclaire son destin en le reliant à d’autres histoires migrantes, à d’autres lieux de morts. Dans les cimetières, peu sont identifiés : encore une injustice à réparer.

Le récit reconstitue l’heure précise de ses haltes, les trains possibles : « ta vie fragile a des relents de fuite en avant ». Khalid Lyamlahy se met dans les pas de Taina Tervonen écrivant et éditant Au pays des disparus. Il consulte « InfoMigrants » et croise les infos recueillies pour mieux comprendre l’histoire de Pateh : « Écrire pour convoquer ces visages émaciés par le froid ou la fatigue, ces rictus sur les coins des lèvres gercées, ces plaies ouvertes et jamais refermées sur les cartes des corps et des territoires. Pateh, chaque fragment de ton histoire oubliée se construit avec la matière amère de l’opprobre ».

Pour approcher cette histoire et pouvoir l’écrire, il faut refaire le parcours suivi par le jeune homme, ce qu’entreprend le narrateur, imaginant ses gestes, ses postures, ses attentes : « Je réalise que ton histoire est encerclée par les eaux. Mer Ionienne. Mer Adriatique. Mer Tyrrhénienne. L’eau dessine une vaste géographie de la perte dont les échos résonnent jusque sur les rives du fleuve Gambie. Ton pays natal porte l’eau en son ventre comme l’annonce de toutes ces mers adjacentes, confondues, suspendues aux lisères de l’Europe ».

Venise devient « une pieuvre géante » « pour écraser ta poitrine ». Mais c’est aussi une ville menacée de mort. Comme Pateh, dont la mort, écrite par Khalid Lyamlahy, fait basculer les représentations habituelles de la ville : « Toi, le jeune Africain, l’exilé de Gambie, le réfugié de Pozzallo, le voyageur solitaire en provenance de Milan, l’homme au sac à dos débarquant à Venise, tu es désormais seul face à l’eau verdâtre de la lagune. Toi, lagunaire livré à l’expérience de l’écartèlement, du morcellement, de l’anéantissement ».

Comment ne pas reconnaître, alors qu’Aimé Césaire a été déjà cité deux fois depuis l’ouverture du récit, dans ce Toi, lagunaire », le fameux titre de son recueil de 1982, moi, laminaire dont on relira le texte d’ouverture et le premier poème si bouleversant du descendant d’esclave et du poète qui a su dire la traversée morbide et la plaie jamais refermée, par ces « armes miraculeuses » de poète : « j’habite une blessure sacrée / j’habite des ancêtres imaginaires / j’habite un vouloir obscur /

j’habite un long silence / j’habite une soif irrémédiable / j’habite un voyage de mille ans / j’habite une guerre de trois cents ans […] »

Les tableaux de Canaletto peuvent-ils l’aider à comprendre pourquoi Venise pour Pateh ? « Chaque scène fourmille de détails incomplets, d’histoires inédites, de commémorations mises en scène au bord de l’eau avec des images de départs et d’arrivées qui se superposent dans un tourbillon vertigineux ». Qu’on le veuille ou non, Pateh s’est immiscé dans ce « vacarme fabuleux » : « Ce ne sera plus seulement la Venise de Canaletto, mais aussi la Venise où Pateh s’est éteint un après-midi de janvier 2017 ».

Le texte trace des va-et-vient entre Banjul et Venise dans cet écart où la vie de Pateh s’est inscrite. Dernière mention, dernière mesure de l’espace qui immobilise le temps : « 5761 kilomètres. C’est la distance qui sépare Banjul de Venise. Plus de cent fois la taille de la lagune. Chaque kilomètre est une entaille dans le corps de l’étranger, une balafre sur son visage, une encoche dans le carnet interrompu de sa vie ».

Si la première partie du livre a approché le geste de Pateh et les eaux dans lesquelles il a disparu, en interrogeant Venise et ses représentations, la seconde partie s’intéresse surtout à la façon dont son acte a été perçu/reçu. Le narrateur a décidé d’aller à Venise pour pouvoir donner mémoire à ce jeune migrant : « Juste creuser un sillon dans la mémoire glaçante de ta disparition ». Venise a-t-elle été pour Pateh l’espoir d’une ville-refuge ? En écrivant sur Pateh, ne va-t-il pas simplement participer au « dictionnaire de la défaite collective » ? Son geste a été accueilli par des cris de toutes sortes mais aucun de ces cris n’a sauvé le noyé.

Ceux qui vivent leur vie sans le drame de la fuite et de l’exil, ont été surpris, dérangés, étonnés. En consultant les sites, le narrateur reconstitue la scène de noyade et le peu de solidarité (c’est le moins qu’on puisse dire) rencontrée par Pateh. Il trouve une photo du jeune homme : « Sur cette photo de toi qui circule sur internet, ton regard est méditatif, presque absent, dominant ta moustache discrète et le bleu pâle de ta chemise. Derrière toi, un arbre élancé dans le ciel maussade ».

Il suffit d’aller sur internet pour lire les articles consacrés à cet événement : une référence parmi d’autres qui donne la mesure du scandale, le 10 février 2017 dans Le Monde Afrique par Nicola Lo Calzo, photographe, « La mort à Venise du Gambien Pateh Sabally, symbole du racisme à l’italienne ? » qui dénonce l’attitude des spectateurs de la noyade et les insultes racistes proférées. Il y en a d’autres comme le billet de l’écrivaine tunisienne, Fawzia Zouari, dans Jeune Afrique, à la même date, « Immigration : mort à Venise ». En lisant toute cette seconde partie de l’oraison-mémorial de Lyamlahy, on peut apprécier la manière dont, à son tour, il raconte le scandale.

Comme il l’a fait dans la première partie, le narrateur convoque dans son récit principal d’autres histoires de migrations au péril des vies. Il s’interroge sur la géographie de cet ensemble qui compose Venise. Ainsi de l’île San Secondo : « J’ai toujours eu une étrange fascination pour les paysages en ruine où le souci de la trace le dispute à l’effacement des lieux ». Ne trouve-t-on pas dans cette fascination, la même fascination qui le pousse à écrire les traces de Pateh avant qu’il ne soit définitivement effacé ?

La troisième partie, « Les mots » s’interroge encore, comme le récit le fait depuis le début, sur l’utilité de l’écriture. La manière de procéder est la même mais elle s’appuie sur d’autres mots : ceux lus et recopiés sur Internet, à partir de journaux, ceux des écrivains qu’on voudrait éviter mais qu’on ne peut oublier quand on est à Venise. La rencontre avec Alma le sort de sa solitude : elle est venue à Venise pour d’autres raisons que lui et, à ses côtés, il accepte de voir la ville. Une phrase de Proust l’habite : « la ville que j’avais devant moi avait cessé d’être Venise ». Cela confirme son affirmation précédente : « Prendre conscience qu’après ce 22 janvier 2017, la fameuse expression Voir Venise et mourir n’aura plus le même sens ». Par sa mort dans cette ville de la fête, de l’excès, de l’insouciance, cette ville de déguisements et de masques, Pateh a, sans le vouloir peut-être, détruit un mythe : l’écriture engagée par Lyamlahy est un accomplissement de ce renversement : « Ton legs à Venise : un miroir fêlé dans lequel le monde entier pourra enfin admirer sa suffisance ».

Son dernier récit est l’évocation de la cérémonie organisée pour le Gambien, « Une couronne pour Pateh ». Le narrateur part de Venise en se faisant la promesse d’aller à Banjul, en pensant aussi au film que l’on pourrait faire sur cet événement, entre Banjul et Venise. Ce récit original et poétique tente de raconter, bien entendu, la vie et la mort de Pateh. Mais il est aussi une interrogation constante sur l’acte même d’écrire une telle anti-épopée. Le récit tisse d’obsessionnelles interrogations sur un que peut l’écriture ? Oraison pour Pateh, Évocation d’un Memorial à Venise est aussi une réflexion sur l’écriture car l’événement rapporté, en contradiction avec l’aura, la beauté et la singularité du mythe de Venise, en tire, de façon parfaitement contradictoire, sa force et sa pérennité. Alors, questionne le texte : l’écriture est-elle exutoire, régénération ou restauration de la dignité ? Est-il vrai que la « seule écriture possible est celle de la trace » ? Écrit-on pour toucher la limite ? Où s’achève le drame d’un migrant et « où commence l’indignité du monde » ?

« Je réalise que tout ce que j’ai écrit jusque-là était une tentative de donner de la consistance à la matière ondoyante et instable du récit. La stèle dure du mémorial face aux reflets fugaces de ton histoire. […] Il n’y a peut-être aucune forme d’écriture qui peut accueillir ton drame. Ni la fiction ni le récit. Ni la confession imaginaire ni la biographie poétique ou romancée. Ce mémorial est à l’image de la lagune, des parcelles de terre entourées d’eau et d’incertitude. Un éclat de poussières, un cortège de brisures, des débris que rien ne peut souder sinon le goût tenace de la défaite ».

Khalid Lyamlahy, Évocation d’un Mémorial à Venise, Présence Africaine, « poche », mars 2023, 171 p., 12 €