Le 60e anniversaire de l’Indépendance algérienne a suscité une heureuse initiative portée par les Éditions Mars-A. Réunis en un collectif, 10 contributeurs – Amina Azza-Bekkat, Meryem Belkaïd, Afifa Bererhi, Zohra Bouchentouf, Pierre et Claudine Chaulet, Christiane Chaulet Achour, Souad Hadj-Ali Mouhoub, Adriana Lassel et Marie Virolle – ont chacun sélectionné un texte jugé particulièrement évocateur de ce qu’« a pu représenter pour les Algériens, au moment même des faits ou dans les temps proches » la Guerre de Libération nationale (p. 7).
Le projet visait donc moins à l’exhaustivité qu’à retrouver l’esprit qui animait alors un peuple en passe de se défaire du joug colonial pour « offrir un florilège algérien » (p. 7) empreint de la mémoire de cet événement historique majeur qu’a pu gauchir tant la désillusion des promesses non tenues qui s’exprime crûment dans un roman comme L’Effacement de Samir Toumi (2016) que la distance creusée avec un événement largement reconfiguré par ses lectures postérieures. Face à ces productions adventices, ces 11 jalons, qui courent de 1957 à 2017 et empruntent à des genres différents, du théâtre au roman, de la poésie à l’essai et des mémoires au journal, présentés dans l’ordre chronologique de leur écriture (et non de leur publication, parfois considérablement différée), entendent revenir au tuf et ramener ce « moment » historique à ses racines, à sa sève et à sa force vitale.
Croisées avec de courts extraits judicieusement choisis de textes d’une extrême densité poétique et critique – ceux de Mammeri, Fanon, Steiner, Djabali, Djebar, Dib, Gréki, Sénac, Lacheraf, Yacine, Amrane –, les œuvres retenues entrent dans un dispositif énonciatif polyphonique qui en renforce la valeur paradigmatique, mesurant aussi d’emblée, avec Mammeri, la portée du geste scriptural quand, le 30 novembre 1956, l’écrivain kabyle confiait : « Voici plus d’un an que je n’écris plus rien, parce que plus rien ne paraît valoir la peine d’être écrit, plus rien que la grande tragédie, les larmes, le sang des innocents » (p. 10).
Les morts, pourtant, n’auront pas raison des mots et, brisant cette chape de silence dont il se disait menacé, c’est justement Mammeri qui ouvre ce parcours avec Le fœhn ou la preuve par neuf, tragédie de 1957 qui ne pourra être représentée que dix ans plus tard. Inaugurant la formule qui fonde l’ouvrage, Zohra Bouchentouf s’attache à fournir au lecteur des éléments de contextualisation, à la fois d’ordre historique et poétique, un encart biographique refermant chacune des 11 microlectures proposées encore complétées par des informations lexicologiques qui éclairent des énoncés à double entente pour qui n’est pas arabophone. Très efficacement, ces fils permettent de potentialiser la lecture, montrant, par exemple, en quoi la formation classique de l’auteur informe une pièce dont la bataille d’Alger fournit le fond de l’argument, faisant de Mammeri un aède à la longue mémoire et de ses personnages des héros homériques d’une juste cause pour qui le thrène ne s’élèvera pas toujours et qui, tout comme Ulysse, rentreront chez eux en vainqueurs.
Deux ans plus tard, en 1959, un autre représentant de cette « génération de 1950 » dont la lucidité et l’alacrité devaient tant faire pour la prise de conscience de la « question algérienne », Kateb Yacine, donnait une autre pièce d’une rare force, Le cadavre encerclé, auquel Afifa Bererhi choisit de s’intéresser. Force démonstrative du mythe encore, c’est la longue histoire de l’Algérie qui milite pour bouter hors l’envahisseur quand le glorieux passé numide sert de sous-texte à une pièce qu’informe continûment la « résurgence du mythique Jugurtha » (p. 22) qui mit en échec les généraux romains au cours d’une guerre âpre et meurtrière. Dès lors, dans un fonctionnement référentiel qui joue de la solidarité des conquérants, les « ruines romaines » sur lesquelles se lève le rideau sont de la plus claire espèce : françaises. En une lecture hallucinée de l’histoire, le spectacle de désolation réactive le traumatisme inaugural des massacres de Sétif et, remotivant l’universalité du théâtre, tourne au procès du fait colonial auquel le personnage de Lakhdar ouvre les voies : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca… » (p. 23). Au tribunal de l’histoire, les « pièces à conviction » (p. 23) s’accumulent. Contre l’oppresseur comme contre ses supplétifs, car Kateb Yacine instruit contradictoirement l’affaire en opposant la parole tout ensemble de compromis et de compromission, de la génération des pères dont Tahar est le porte-voix à celle de la génération des fils, Hassan, Lakhdar et Mustapha, acteurs du combat pour la libération nationale, dont l’impossible unisson est gros des tensions qui devaient par la suite polariser le pays.
La troisième lecture, tout aussi importante et attendue, va à Frantz Fanon et à son An V de la révolution algérienne, qui date de cette même année 1959. Elle est d’autant plus puissante qu’elle est prise en charge par Pierre et Claudine Chaulet, dont on sait l’indéfectible engagement aux côtés du FLN, qui l’ont bien connu, ce qui colore leur témoignage d’une charge émotive sensible. Y est rappelé le contexte des années 1950 que luttes et initiatives politiques, du théâtre des opérations en Indochine à l’insurrection algérienne et à la Conférence de Bandoeng, semblaient devoir charger de promesses, le soulèvement algérien interpellant dès lors Fanon sur trois points : « la situation vécue par la population en Algérie, l’évolution de la situation politique en France, et le retentissement de la Révolution algérienne dans les pays africains » (p. 30). Trois points sur lesquels l’intellectuel et militant martiniquais va exercer, dans l’hexagone, en Algérie comme, plus largement, sur tout le continent africain, une action décisive de prise de conscience au travers d’articles et écrits de terrain en prise sur la conjoncture. Si percutants qu’ils soient, ces textes ne sauraient donc prétendre au statut de « productions théoriques achevées », qui s’adressent avant tout, à chaud, aux acteurs et spectateurs du conflit que sont « militants algériens » et « militants de la lutte anti-coloniale » (p. 32) ou, tout simplement, aux défenseurs des droits de l’homme, militants de la liberté que vise l’« allusion au calendrier de la Révolution française » et qu’il s’agit d’« impliquer » (p. 32). La spécificité de la démarche de Fanon est clairement désignée : « Psychiatre, Fanon cherche la voie de la désaliénation » (p. 33), non pas dans « la littérature existante », « de peu d’utilité » (p. 33), mais dans la parole des victimes ouverte aux « dégâts identitaires » (p. 36), « récits de militants », dont il recueille les « histoires “toute chaudes” » (p. 34), si chaudes que Fanon militera en vain pour que soit créé un « centre d’archives historiques nationales » (p. 30) qui aurait conservé ces récits « avant qu’ils ne soient déformés par le souvenir » (p. 30). Empathique, le témoignage n’en est pas moins lucide et n’évite pas ce qui a pu ou peut encore heurter chez Fanon, à commencer par son écriture performative qui « présente comme déjà acquis des changements qui n’étaient qu’amorcés » (p. 34), trace stylistique de la militance, signe de l’inusable actualité du penseur.
La lecture suivante, celle que Meryem Belkaïd fait de L’Élève et la leçon (1960) de Malek Haddad, se raccorde aussi bien à la précédente qu’à celle d’Afifa Bererhi, le texte reconduisant à la fois le difficile dialogue des générations et s’attaquant à la question féminine, chère à Fanon. C’est en effet une toute jeune fille, Fadila, acquise à la cause indépendantiste, qui annonce à son père vieillissant qu’enceinte elle n’entend pas garder l’enfant. Les protagonistes échangent une longue nuit durant au cours de laquelle s’opère une réversion contenue dans le titre, la fille, consciente que les « circonstances » de la lutte pour l’indépendance, qui la requiert elle et son compagnon, nécessitent qu’elle remette son désir de maternité à un temps où l’Algérie sera libérée, fait la leçon au père, renvoyé à sa passivité et à sa lâcheté dans une confrontation qui se veut un « hymne à la jeunesse algérienne et à son avenir » (p. 41).
Hymne aussi que celui qu’a écrit Jean Sénac avec ce Matinale de mon peuple qui fut d’abord un poème avant d’être un recueil (1961) dont René Lacôte disait dans Les Lettres françaises qu’« il ne sera[it] pas possible d’ignorer cet ouvrage si on veut être informé du mouvement de la poésie » (p. 49) et dont Marie Virolle fait une lecture projective, pointant le travail de la dialectique à l’œuvre pour replier le Même sur l’Autre jusqu’à ce vers plein d’audace : « Maintenant, partout où tu me montres l’ennemi, je suis ».
Et si Jean Sénac, « à la veille de l’indépendance » (p. 55), inquiet par avance de la gestion de l’événement, tenait quant à lui une ligne claire – « Révolution, notre syntaxe » – peut-être peut-on en voir une application dans le traitement révolutionnaire et surréaliste que Mohammed Dib, jusque-là « “Héraut” de tout un peuple maintenu dans un état de misère et d’injustice absolues » fait subir à son écriture quand, en 1962, avec Qui se souvient de la mer ? –, « l’écrivain se libère de cette contrainte pour (re)trouver des façons de dire plus originales et plus marquantes, tout en ciblant le but essentiel de son écriture : dire la Guerre de Libération dans ses aspects les plus terribles » (p. 59). « Dès lors », conclut très justement Amina Azza-Bekkat, « le roman n’est pas la description d’un monde mais une interrogation sur le monde et ses aberrations, comme la guerre qui bouleverse les paysages et détruit les consciences » (p. 59), à la manière du Guernica de Picasso, qui invente de nouveaux modes de figuration pour donner à voir la défiguration du monde.
« le roman n’est pas la description d’un monde mais une interrogation sur le monde et ses aberrations, comme la guerre qui bouleverse les paysages et détruit les consciences »
C’est toujours en 1962, année climatérique, que paraît le Journal de Mouloud Feraoun, tenu tout au long de la guerre, dont Adriana Lassel donne une lecture personnelle, cherchant échos et résonances. Épousant la logique annalitique du récit, elle retrouve à son tour chez Feraoun, plus désespérée encore que chez Sénac, une crucifiante dialectique du Même et de l’Autre : « Ressurgit alors son problème existentiel, basé sur sa ferme conviction que, dans ce grand pays déchiré par la guerre, il fait partie intégrante des deux camps opposés : “Il y a en moi le Français, il y a en moi le Kabyle” » (p. 66).
Ou comment « la terre algérienne en guerre » amène le « “je” [à] défini[r] son territoire modifié par l’Histoire en train de se vivre » (p. 72), comme le note Christiane Chaulet Achour dans son magnifique hommage à Anna Gréki, poétesse et militante trop tôt disparue dont elle a retenu les 32 poèmes d’Algérie capitale Alger (1963) à la force d’interpellation intacte. Épouvantablement torturée par les nervis de la villa Sésini, rien n’a pu la faire taire ni la faire douter que « L’avenir est pour demain » et, en ouverture, elle annonce la couleur :
« Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur
C’est ma manière d’avoir du cœur à revendre
C’est ma manière d’avoir raison des douleurs
C’est ma manière de faire flamber des cendres
À force de coups de cœur à force de rage
La seule façon loyale qui me ménage
Une route réfléchie au bord du naufrage
Avec son pesant d’or de joie de détresse
[…]
Ils m’ont dit des paroles à rentrer sous terre
Mais je n’en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre
Je ne sais plus aimer qu’avec la rage au cœur ».
« À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre », dira plus tard Kateb Yacine dans sa préface à La Grotte éclatée (1979) de Yamina Mechakra, autre œuvre choc que Christiane Chaulet Achour retient ensuite. Tissue aux traumatismes d’enfance où l’auteure a été témoin de scènes d’insoutenable violence, l’écriture y pare en se « met[tant] en marge d’un réalisme documentaire pour plonger le lecteur dans un enchaînement poétique à la fois lyrique et épique, où s’entrecroisent les chronologies et les symboles, mais aussi les épisodes les plus crus d’une guerre » (p. 81) vue du point de vue d’une jeune orpheline devenue infirmière qui, outre les blessures des combattants, ravaude ses propres embarras identitaires dans la collectivité solidaire de la grotte, univers masculin dont il n’est pas innocent qu’il soit à la fois pris en charge et bousculé par une femme dans ce roman plus tardif paru alors que les espoirs nourris par Fanon – qu’une plus juste place soit reconnue aux femmes –, se voyaient déjà sévèrement douchés.
Le dernier texte examiné, Six ans au maquis, ne fera qu’y ajouter. Son auteure, Yamina Cherrad Bennaceur, est une moudjahida qui, parvenue à l’âge de 80 ans, en 2017, a senti la nécessité de livrer sa version, « pour éviter que ne “se généralise la méconnaissance de notre Histoire par notre jeunesse qui en arrive à condamner le passé” » (p. 96). Pour aussi, rendre leur place à ces femmes, maquisardes ou non, qui ont, comme leurs frères d’armes, tenu à bout de bras la résistance et permis que celle-ci l’emporte. Hormis l’écriture, à vocation testimoniale s’agissant de mémoires, les similitudes avec le récit, fictif, lui, de Yamina Mechakra, ne sont pas sans interpeler, la mémorialiste partageant avec l’anonyme héroïne de La Grotte éclatée d’avoir exercé les fonctions d’infirmière, soulageant les corps et les âmes tandis que l’une et l’autre étaient durement éprouvées dans leur vie personnelle, la guerre leur reprenant le compagnon qu’elle leur avait donné, laissant ces Mère Courage élever leur fils orphelin. Encore Souad Hadj-Ali Mouhoub, qui préside à cette dernière lecture, y voit-elle des raisons d’espérer, elle qui découvrit ce texte en plein Hirak, comme le peuple algérien protestait moins contre les héros fatigués que contre captations et détournements de mémoire et qui déclare ces mémoires « bienvenus dans une Algérie dont le peuple aspirait au changement et se retrouvait toutes les semaines depuis le mois de février 2019 pour chanter un avenir de liberté, comme celui pour lequel cette jeune femme avait combattu durant six ans, inondant les rues du pays et se remémorant les enfants de novembre dont les noms et les consignes de lutte étaient scandés à chaque rencontre » (pp. 95-96).
C’est également un retour sur cet héritage d’autant plus lourd à porter que, si le passé oblige, il s’est fossilisé, que proposait Maïssa Bey dans un très fort court roman paru au sortir de la décennie noire, en 2002, Entendez-vous dans les montagnes…, auquel Zohra Bouchentouf a choisi de s’intéresser. Le métissage qu’accuse le titre qui emprunte à deux chants patriotiques, l’un français, l’autre algérien, La Marseillaise et Min djiballina, oriente d’emblée vers cette « guerre des mémoires » à laquelle s’est attaché Benjamin Stora, dont le récent Rapport a montré qu’elle ne connaissait pas de cessez-le-feu. Vertigineux et terriblement maîtrisé, le récit, huis-clos qui réunit le temps d’un voyage un « ancien appelé (soldat du contingent) durant la guerre d’Algérie » (p. 88) où il a torturé le père d’une de ses compagnes de voyage et une toute jeune fille en quête de son passé, « met en scène travail de mémoire et réflexion historique, mettant à jour la différence de traitement de la réalité » (p. 91). Avec cette autobiographie déguisée qui ne pouvait s’écrire que par le détour de la fiction, Maïssa Bey rend un hommage poignant à son père, torturé et exécuté par l’armée française un jour de 1957, en même temps qu’elle incarne, diffractée sur ses trois personnages, la difficulté du travail de mémoire avec ce récit qui « oscille constamment entre douloureuse remémoration et effort de rationalisation, évaluation axiomatique et jugement historique » (p. 91).
Dans cette rencontre entre les bourreaux et les justes, la fille traumatisée trouvera de quoi faire enfin son deuil en l’espèce d’une « filiation » (p. 92). Une filiation qui sert de fil rouge à l’ensemble de ce très dense florilège.
Pari réussi, donc, que celui de ce petit livre qui a tout d’un grand, qui propose un circuit édifiant, sinon réconfortant, dans le très riche corpus de cette littérature patriotique et qui trouve en outre le moyen d’en donner à entendre les discordances, les essoufflements, manière de suivre l’événement jusque dans ses rebonds les plus douloureux, composant au final une historiographie sensible de l’Algérie post-Indépendance. Cela sans aucun didactisme, par le seul pouvoir éminemment suggestif du dispositif textuel adopté, le montage énonciatif, entre extraits et commentaires, potentialisant les effets de sens. De quoi donner aux auteurs et à l’éditeur des idées de second volume…
Écrire la Guerre de Libération, 1954-1962. Textes algériens, mosaïque littéraire, Christiane Chaulet Achour (dir.), Rilhac-Rancon, Mars-A Publications, coll. « Ailleurs d’ici », 2022, 100 p., 15 €