Pierre Michon : L’art de la prose à son acmé (Les deux Beune)

Pierre Michon © Jean-Luc Bertini / éditions Verdier

Longtemps attendue, espérée, désirée, longuement mûrie, La Petite Beune, suite magnifique à la non moins magnifique Grande Beune, parue il y a maintenant un quart de siècle (très précisément en 1996), sera donc venue, comme le roi, quand elle l’aura voulu, à son heure, l’heure juste de ce midi du désir qui constitue, du récit, le foyer et le thème. Venue à temps, mais un temps sien, et de ce fait à plus d’un titre intempestive. Car notre vivace aujourd’hui (à son revers sans doute trop empêtré dans la « bouillie de l’air du temps ») n’est en effet guère propice à la réception sereine d’œuvres à caractère érotique (comme si Éros s’était perdu, noyé en cette marée pornographie low cost qu’on voit proliférer, paraît-il, sur les réseaux sociaux). Et, intempestif, le récit le sera d’autant plus si l’énonciateur, le sujet qui parle, se déclare, comme c’est le cas dans ces pages, homo et vir (« Je n’étais pas un chien, j’étais un homme, homo et vir », lit-on ainsi page 134).

Un récit érotique sui generis

Mais si intempestivité il y a, c’est que cette Petite Beune n’est pas un récit érotique au sens ordinaire. Elle ignore la facilité de ses codes. On n’y trouvera pas les gestes habituels du genre et pas davantage la chorégraphie des accouplements de provenance supposément sadienne, même si la présence du fouet, dans la Grande Beune, pouvait en évoquer la panoplie – mais indirectement, car indiquée par la seule trace d’un trait de miel noir fleurissant au cou de cette « reine » qu’est la belle buraliste. « Pétale abject » sans doute que cette signature de ce « crime qu’est et doit demeurer la jouissance » ; mais aussi, par la grâce du récit, trait élevé au rang de cette « écriture absolue » que sont, charbonnés sur quelque blanche paroi rupestre, les figures animales tracées par les chasseurs de la préhistoire.

Le désir, « centre de tout »

Récit intempestif, et cependant touchant au cœur de la question centrale du désir, un désir porté progressivement à son maximum d’incandescence par les « imaginations lubriques » d’un narrateur devenu comme « fou à lier, fou à tuer ». Alors le récit, porté par une spirale narrative de plus en plus resserrée, s’écrivant au fer rouge, se précipite lui aussi vers son acmé, tandis que de la Beune montent les eaux et avec elles l’envahissant brouillard. Par-delà les voiles et les masques, ceux du Carnaval comme ceux de ce carnaval qu’est aussi le grand jeu de la séduction (« l’épilation et le glamour, les falbalas et les fibules », « l’art de se faire un autre corps avant l’amour »), ce qui se montre, c’est rien moins que « le centre de tout », à savoir ce désir qu’incarne la buraliste « en grande tenue » : « Yvonne  devant moi était le comble de l’humanité ».  C’est alors sans doute avec une majuscule qu’il faudrait écrire le mot, s’il est, comme l’écrit Michon, la « cause première et demi-secrète de l’Acropole, de la grammaire et des moteurs Berliet ».

Se précipite, dis-je, et cependant, dans cette course, le désir demeure désir, car l’attente est une composante essentielle de la jouissance, de son « imminence éternelle » : « nous faisions durer ». « Fallait-il même conclure ? Mon désir interminable était l’égal exact de sa jouissance interminable ». Et si l’acte de l’accouplement, saturnal couronnement de l’attente saturnienne, finit par advenir, il est un « cérémonial », car « la jouissance est une phrase », « longue, contournée, obéissant à des rites, des formes ».

Éros et agapè

M’étant penché naguère, dans un petit livre (Sur Pierre Michon, Trois chemins dans l’œuvre, éditions Fario, 2020), sur les linéaments, dans l’œuvre de Pierre Michon, d’un possible roman amoureux, j’avais distingué deux paradigmes, l’un mettant l’accent sur la prédation (présent notamment dans Le Roi du bois), l’autre privilégiant plutôt une forme d’étreinte davantage proche de l’amour maternel. Sous une forme nouvelle, ces deux paradigmes, me semble-t-il, se retrouvent dans cette Petite Beune. Ainsi quand il est question de la jouissance féminine. Il y a bien le « moment » de la prédation, de ce « consentement éperdu » où Yvonne, à la fois terrifiée et exultante, est « la bête au gîte qui sent le furet », mais aussi le furet. « Privilège inouï de la femme !, commente l’auteur, elle a les deux rôles, quand l’homme n’est que furet ». À cette dimension vient s’ajouter, plus énigmatique, un moment « virginal », où c’est le souvenir d’une irénique pastorale, d’une berceuse enfantine de tonalité bucolique, qui se fait jour : « Et peut-être avait-elle aussi à ce moment le troisième rôle, le virginal, l’indéflorable, et elle se chantait la chanson de la belle fille enlevée au jardin de son père sous le lilas blanc. »

Sans doute faudrait-il corriger ce qu’un tel schéma pourrait avoir d’encore trop binaire, bipolaire (éros et agapè) et souligner la place qu’a, chez Michon, le registre de l’empathie, de la compassion baudelairienne pour les vies ordinaires malmenées par la vie. Une compassion caustique souvent, mais où se dit en creux, à la faveur justement de cette causticité, une fraternité qui est celle des « rigolos ». De ces derniers Michon donne la définition suivante : « un rigolo, c’est à-dire un homme inapte à gagner sa vie ; mais qui de cette inaptitude a fait sa vie même. » De cette catégorie, Jean le Pêcheur et Jeanjean, sont des membres éminents, n’étant que « deux petits paysans bravaches », « perdus dans ce monde trop grand pour eux ». Et cependant une « tribu à eux deux », dont le narrateur, « rigolo » lui aussi, se sent solidaire, car il porte « les deux chapeaux inoffensifs de l’instituteur et du rigolo, du lettré et de l’original » (étant donc en somme à la fois du prolétariat et du poétariat).

Civilisation : technique et prière

Il y a chez Michon, on le sait, tout un art du portrait, nourri d’un arrière-plan sociologique et anthropologique toujours discret. Magnifique est ici le portrait proposé de Jean le Pêcheur dans le premier chapitre de cette Petite Beune. On y voit affleurer les catégories de l’analyse marxiste (le capital fixe, les moyens de productions, la circulation de l’argent….). Mais loin d’en rester à la sociologie, le récit déploie toute la profondeur historique (et préhistorique) d’une anthropologie qui est ici celle de la pêche. Si les outils et techniques (les diverses cannes et autres nasses, guideaux araignées et balances) y sont évoqués, leur matérialité ordinaire toujours y apparaît avec l’aura de ces lointains divers où le minuscule rejoint le majuscule et le présent les contrées de «  haute époque ». Ainsi de ce bouchon qu’un rien peut emporter, mais qui est cependant un « petit morceau de civilisation ». Ou encore ce moulinet « caréné comme une kalachnikov » qui porte le nom de … « grand Shakespeare » (et en effet la marque existe bien, je l’ai vérifié). La pêche, alors, loin de n’être qu’activité alimentaire (ou divertissement) est une forme de prière. En montant ses hameçons, Jean le Pêcheur, « priait à sa façon ». En pensée, il s’entretient avec sa proie, le brochet espéré, en une sorte d’immémorial écho à ces « pères qui chassent dans l’au-delà ».

Incisé au silex

L’art du récit est aussi chez Michon un art de la collision des temps, sans cesse sautant hors de leurs gonds. Ainsi, en une sorte d’étonnant court-circuit (ou de dialectique négative), est-ce une moissonneuse-batteuse de la marque John Deere dormant au fond d’une grange qui conduit à la grotte sans âge où il y aurait eu, naguère, des peintures préhistoriques (« C’était tout peint, à l’ancienne, des vaches, des taureaux… », confesse au narrateur un « petit vieux des Martres ») … avant qu’elles ne soient, un soir d’ivresse ou de folie, effacées au Kärcher, par les « deux acolytes » prénommés Jean.

Le propre du moderne en art, sa démarche poétique propre, disait en substance Walter Benjamin, consiste à transposer dans la phrase la technique insurrectionnelle du putsch. C’est bien ainsi que procède la phrase chez Pierre Michon et spécialement dans cette seconde Beune. On y voit alterner en effet des séquences où le cérémonial de la phrase se déploie dans toute son ampleur afin de s’égaler à la montée du désir pour comme lui atteindre son point d’incandescence maximal, son acmé, avant que ne survienne une averse de courtes phrases. Ainsi, à la fin du récit, où l’énoncé, élagué au maximum, prend cette allure de couperet propre à la phrase latine, en écho aux graffiti qu’on peut trouver à Pompéi : « Hic fututa sum ».

Le recours  au dialogue, comme on sait, est plutôt rare chez Michon. C’est lui pourtant qui infléchit à la fin le phrasé dans le sens de l’oralité et donne à la coda son rythme et son la. Prose alors sans drapé, abrupte et sans cymbales, où chaque phrase est comme incisée au silex.

Et l’on ne manquera pas en outre de noter que, dans le dénouement de cette Petite Beune, quand la parole défaille, c’est à l’héroïne que revient le dernier mot de cette ode au désir, Yvonne s’adressant ainsi au narrateur : « Ah ce jour-là, si vous aviez fait le geste, si vous aviez voulu….». Gorge nouée, voix brisée, elle avoue son désir, avant de ne pouvoir plus que « murmurer », « mais c’était un cri : Sainte Vierge ».

Pierre Michon, Les deux Beune, éditions Verdier, mars 2023, 156 p., 18 € 50