Nous ne nous prenons pas pour de la petite bière. Et même s’il existe des gradations dans ce phénomène, cela tient à une réalité excédant notre être individuel : notre espèce s’accorde la plus grande importance. Elle ressent de la fascination à son propre égard. Cet état de fait est de tous les lieux et toutes les époques. Les parades militaires, les cérémonies d’investiture et de deuil, les meetings politiques, les solennités de tous ordres (accompagnées de leurs contre-solennités), l’art, la mode, la politique, le droit, la philosophie, les religions, les sciences, le sport, la guerre et la pornographie, jusqu’à son Altesse Moi-même, qui estime ici avoir quelque chose à dire de ce phénomène, par le biais du langage, véhicule privilégié de notre autocentrisme : tout reflète ce point aveugle de notre nature. Les trois soi-disant « blessures narcissiques » (Copernic, Darwin, Freud), censées nous faire redescendre d’un cran, participent de l’intérêt frénétique que l’humanité se porte à elle-même : elles témoignent des vertigineuses possibilités de la connaissance… humaine. Ces « blessures » sont des blasons.
Il suffit de voir la méticulosité avide qui règne sur un chantier de fouilles archéologiques pour prendre la mesure de cette soif de nous-mêmes. Se trouvant plus intéressant que toute autre créature, l’humain s’octroie la primauté sur l’échelle de la complexité et de l’importance. Et c’est bien le langage qui est l’office central de cette particularité. Par le langage, nous nous contemplons, scrutons, radiographions, parcourons. Nous pouvons aussi nous travestir, sans avoir toujours conscience du déguisement. Nous perplexifions notre « simple » appartenance au règne animal.
Je ne nous accuse pas de quoi que ce soit. Ni ne déplore une tendance à corriger au plus vite avant que les plaintes de chimpanzés, de conifères ou d’amibes, pour négligence ou condescendance envers les autres formes de vie, ne s’accumulent dans nos juridictions. Je nous décris. Enfin, j’essaie. Et sans doute certains refuseront de se reconnaître dans ce portrait. Ils argueront de leur activité au service des autres, du soin qu’ils prennent à protéger la planète, végétaux et animaux etc. Mais ce n’est pas une question de comportement individuel : n’est-ce pas toujours au nom de notre importance, en tant qu’espèce, que nous prétendons nous vouer au bien de Tout ? Seul un être humain peut concevoir de se mettre au service du Bien par lui défini et d’accorder à son choix une valeur universelle. On n’a jamais vu un lion militer pour les droits des gnous ; ni un hippocampe prôner l’hippocampisation des provinces non alignées. On ne sort pas du cercle humain. Le nombrilisme d’espèce n’est pas une tare contre laquelle nous pourrions lutter, ni même un travers que nous serions à même de combattre, mais bien la réalité de notre être-au-monde (je suis obligé d’employer ici un vocabulaire spécialisé). Ce qui autorise à penser que la vérité, quelle qu’elle soit, si elle est, gît peut-être en un lieu que nul esprit humain ne visitera jamais.
Je pensais à ça l’autre soir en observant une guêpe sur la table du balcon. Occupée à kidnapper un grain de riz dans une assiette. Elle le téléporta entre ses pattes, d’un train décidé, dieu sait où et à quelles fins. Près de l’assiette, la brise tournait les pages d’un livre ouvert. Mais l’insecte, je le dis sans supériorité, paraissait insensible à la beauté mélancolique de ce spectacle.
Je n’avais jamais vu une guêpe se livrer à cette activité. Elle – ou bien une assistante ?- revint quelques minutes plus tard. Recommencer son tractage. A quoi lui servirait ce riz ? Eriger un barrage contre un clan rival ou un prédateur ? Un monument à la gloire du dieu des guêpes ? S’agissait-il d’une guêpe contestataire ambitionnant de balancer des grains de riz sur la famille royale ? Un grain de riz doit faire pas loin du poids d’une guêpe. Était-ce une guêpe haltérophile ? Je ne sache pas non plus que ces animaux nourrissent leur progéniture à la becquée avec du riz ni soient friandes de ce mets. Était-ce une guêpe mutante ? Rendue folle par le dérèglement climatique ? Ou bien se livrait-elle à quelque performance, à son propre étonnement ? (Arrive-t-il à la guêpe de s’étonner ?)
Un vertige ténu m’habitait. Un instant, j’ai été tenté d’engager un dialogue avec la bête. Mais poli, attention, déférent. D’où venez- vous ? Savez-vous des choses que nous ignorons ? Votre espèce ressent-elle de l’hostilité, de l’indifférence ou de la bienveillance envers la mienne ? Connaissez-vous les stéréotypes ? Avez-vous le sentiment d’avoir été créé ou d’être le résultat d’une évolution ?
Porté par la vaniteuse perplexité humaine, je me disais qu’une guêpe ne saurait, elle, se poser ces questions à propos d’une autre créature. Nous concevoir en dehors de cet auto-envoutement que nous appelons pensée, nous ne pouvons pas. Pour ça, il faudrait sortir du cercle humain. Nous voir avec d’autres yeux. Des yeux de guêpe par exemple.