Le rideau se lève à la Comédie de Reims, la salle se tait et la musique commence. On comprend dès les premiers instants la gravité de ce qui va être dit. Le deuil est rarement joyeux. Malgré tout, Sinzo Aanza manie bien le sarcasme et la cacophonie brûlante des villageois, admirablement rapportée par la mise en scène d’Aristide Tarnagda, et montre la force de la vie, toujours triomphante des plus grands malheurs. Artiste, romancier et dramaturge congolais, Sinzo Aanza dépeint dans son travail les réalités crues de la République Démocratique du Congo. Qu’il s’agisse des ébauches de démocratie ou des conditions de l’exploitation minière depuis la colonisation, dans Plaidoirie pour vendre le Congo, il s’interroge sur la dignité avec cette phrase terrible : « Comment continuer à être un homme dans la mort ? ».
Le texte est mis en scène par le Burkinabé Aristide Tarnagda, lui-même auteur mais aussi comédien, à la carrure internationale : il dirige depuis 2016 les Récréatrales, festival de théâtre qui se tient chaque année à Ouagadougou, et il a reçu en 2017 le grand prix littéraire d’Afrique noire au festival d’Avignon. Aristide Tarnagda poursuit son travail de mise en scène de romanciers, puisqu’il avait déjà mis en scène Terre Ceinte de Mohamed Mbougar Sarr, ainsi que Que ta volonté soit Kin, du même Sinzo Aanza, à l’occasion du festival « Africa 2020 ».
Le décor coupe la scène en deux, dans la longueur, par un mur dont les aspérités prennent la forme des frontières de la RDC, avec l’interrupteur pour Kinshasa. Le public se retrouve donc inclus dans la salle du conseil de surveillance municipal d’un quartier défavorisé de la banlieue de Kinshasa, avec la moitié de la troupe. De l’autre côté, on distingue les villageois exclus du conseil, qui observent et émettent leur avis, « par souci de démocratie », depuis les côtés du mur ou à travers la fenêtre dont les barreaux leur donnent un air de prisonniers. Le mur reste l’élément central du décor, séparant tout du long les citoyens dignes d’une place dans le conseil : le chef, le pasteur, la pharmacienne ou l’artiste des autres. Le reste du décor, relativement simple, quelques chaises et caisses en plastiques, des piles d’archives et un ordinateur qui ne fonctionne même pas pour la secrétaire, montre les tentatives d’exercice démocratique même dans les conditions les plus précaires.
L’objet de la réunion : la possible indemnisation des familles des victimes d’un « massacre », d’une « bavure » de l’armée, qui aurait tiré sur des habitants revenant d’un match de foot, qui les aurait confondus avec des manifestants. Chacun, qu’il soit convié ou non à la réunion, y va de son avis et cherche à faire entendre son argumentaire, sur des thèmes qui se succèdent. Il est question du prix de la vie humaine : combien peut-on demander à l’État ? Combien pour que les villageois aient à la fois une chance de recevoir cette réparation et que la réparation semble juste ? Dans ce cas, quel est le prix d’une vie humaine ? Est-il possible de l’estimer, diffère-t-il selon les cas ? et selon quels critères ? L’âge, le niveau d’études ? Tous ces questionnements sont-ils moraux ? se demande le boucher, qui croit se retrouver dans sa boutique, à ne parler que de morceaux de chair et du profit en vue. Mais quelle est l’importance de la moralité quand l’État est corrompu ? Ne vaut-il pas mieux profiter de cette occasion pour gonfler les chiffres, des indemnités réclamées et du nombre de morts ? En profiter avant que ce gouvernement provisoire ne soit remplacé par le suivant. En profiter pour faire le deuil de ce massacre avant le suivant.
Cette suite de questions est ponctuée par d’autres fils narratifs, comme la place prépondérante de la religion, avec la figure du pasteur, toujours la Bible à la main, dont les puissants « Amen » tous les trois mots en font un personnage avant tout comique, faisant pendant avec la nonne, dont les interventions pleines de sagesse restent ignorées, pas entendues ou entendables par ceux pour qui trouvent une issue à la précarité.
Il est question aussi de la colonisation, du sentiment national dans un État aux frontières imposées, ravagé par la guerre dans le Kivu, région d’origine de l’auteur, mais aussi par les massacres du quotidien comme celui-ci. Qui est ce gouvernement provisoire non élu, remplaçant d’un précédent tout aussi peu démocratique ? Finalement, au vu de l’état politique et social du pays, dans lequel la population se déchire, ne vaudrait-il pas mieux le vendre tout simplement ? La proposition qui paraît d’abord absurde vient de la part de l’artiste-influenceur adulé du quartier, le seul qui ait réussi, dans le sens où il est parvenu à le quitter. Ce personnage comique mais finalement très intelligent, interrompt régulièrement la discussion pour s’exclamer devant les progrès de sa dernière publication Instagram, avant de rebondir sur le sujet initial pour émettre des propositions.
Comme l’explique Sinzo Aanza dans sa note d’intention, « il fallait vendre le Congo pour, ne serait-ce qu’au seul moment de la prise de cette grave décision, être dans la pleine possession de soi et du territoire, de son histoire, de ses conflits, ses contradictions, ses espoirs, ses vents, ses souffles, en possession de ce que cela veut dire que d’être un homme ou une femme par-delà ce territoire particulier et réaliser pleinement son humanité, quand bien même il faudrait pour cela acheter le monde entier, […] avec l’argent du Congo, acheter la vie et l’affirmer définitivement, opiniâtrement, en usant de tout ce qui participe à sa négation, à son étouffement, à son gaspillage… ».

Plaidoirie pour vendre le Congo est donc une pièce poignante, à certains moments un peu longue, et dont quelques détails peuvent nous échapper dans le brouhaha du conseil villageois, mais qui remplit son objectif d’interroger l’exercice du pouvoir politique, avec un impitoyable regard satirique. La mise en scène alterne parfois un peu brutalement entre interjections bruyantes et retour au calme, en musique, pour laisser place à un monologue émouvant, servant de rappel à la réalité des morts du quartier face aux excès des hommes.
La réflexion menée par l’ensemble du village échappe à un aboutissement concret, le chef et la secrétaire attendant la fin du conseil pour enfin être en possession du papier des autorités qu’ils auraient dû lire pour commencer la réunion. Sur celui-ci sont inscrites les modalités concrètes de l’indemnisation, donnant une échelle bien en-deçà des chiffres avancés par les habitants. C’est en quelque sorte l’élément qui permet à tous de faire face à la réalité d’une justice qui n’arrivera sûrement jamais, la meilleure option reste de rentrer chez soi faire son deuil.