À propos du racisme : Dany Laferrière, Kévin Boucaud-Victoire

Dany Laferrière, Petit traité du racisme en Amérique, détail de l'image de couverture © éditions Grasset

Le 6 mars dernier, dans Diacritik, Antoine Idier proposait une présentation particulièrement éclairante de l’exposition de Faith Ringgold au Musée Picasso, « Le musée et le racisme ».  Il y soulignait l’écart entre les informations données dans le catalogue et l’exposition elle-même — lissant toute référence au racisme. Il posait également une question inévitable : « Peut-on exposer des artistes minoritaires, sans les trahir ni les dominer une seconde fois, en occultant les processus sociaux qui les ont assujettis ? En tout cas, l’exposition réussit un singulier exploit : être muette sur les batailles menées par Ringgold, ne rien dire du racisme et du sexisme dans l’art lui-même ».

Par ailleurs, il y a lieu de noter que lorsque le catalogue évoque le racisme, il ne s’agit pas du racisme en France mais aux États-Unis : « Passons, d’ailleurs, rapidement, sur le fait que si la France connaît, depuis peu, un certain nombre d’expositions d’artistes racisés et traitant de la race (comme une conséquence dans la culture des politisations accrues du racisme), ceux-ci sont très généralement étrangers, souvent afro-américains. Comme si leurs homologues n’existaient pas dans l’histoire française de l’art, ou comme si les musées s’étaient avérés incapables de les identifier ». C’est une réflexion semblable qui m’est venue à l’esprit en lisant le titre du dernier ouvrage de Dany Laferrière, Petit traité du racisme en Amérique. Jean-Pierre Cescosse en a rendu compte le 14 février et je partage entièrement son appréciation : Dany Laferrière, écrit-il, « écrit sans emphase « rhétorique » dans la simplicité accomplie de son art […] pas de moraline, pas de téléologie fumeuse. Une immense soif de justice, sans illusions et sans bassesse ». Cette anthologie est dédiée « à cette Amérique blessée et à Bessie Smith », à un pays que l’écrivain connaît bien pour y avoir résidé.

Dany Laferrière prévient d’ailleurs qu’il cible les États-Unis, même si le racisme est présent partout sur la planète : « L’intérêt d’un tel sujet, c’est de bien viser ». Et il enchaîne : « aujourd’hui, je tricote ce triste bouquin pour dire deux ou trois choses de cette histoire du racisme ». Après cet « Avant-propos », il ne parlera pas du racisme en France, même quand il abordera Frantz Fanon et Cheikh Anta Diop. Il ne parle pas non plus du racisme au Canada et s’en explique : « On me reproche de ne parler que du racisme aux États-Unis, en oubliant qu’il y a eu des esclaves au Canada. C’est vrai, mais encore une fois le Canada ne fait pas le poids. S’il y a bien 38 millions d’habitants dans les dix provinces de ce pays, on compte 48 millions de Noirs aux États-Unis. Le poids du nombre ». [Oserais-je une autre remarque politiquement incorrecte ?… Je me méfie toujours de l’argument du nombre qui a tant été avancé pour blanchir Meursault du meurtre de l’Arabe… Le meurtre sur la plage s’expliquerait car il y avait plus d’Arabes que de Meursault en Algérie…]

L’anthologie se présente comme une suite de textes très divers dans leur forme : courts poèmes condensant une « vérité » qui arrivent par salves et occupent 113 espaces textuels sur les 184 que comporte l’ouvrage. Le langage y est direct. Ainsi :

« Le progrès
L’Amérique croit qu’elle a progressé
en permettant au Noir
de passer de l’esclavage à l’usine.
La chaîne devient simplement invisible »

Ou encore :

« La carte identitaire
Ça ne sert à rien puisqu’on en a tous une.
Même si chacun croit que la sienne
est la seule qui compte.
On invente alors une identité dominante et
des identités subalternes.
Regardez-vous dans le miroir.
C’est sûrement tatoué quelque part
sur votre front que vous ne pourrez pas franchir
cette frontière où pourtant
il n’y a aucun signe d’interdiction »

On peut trouver aussi un quatrain visant directement l’actualité :

« Stop
Quand une femme dit NON
vous devez arrêter
quand un NOIR dit « j’étouffe »
Vous devez arrêter aussi »

Il y a aussi des textes plus longs, des mini-récits qui, à partir d’une anecdote, illustrent le racisme et certains d’entre eux introduisent au dernier « genre » visité : le portrait. Ainsi de « Visages et paysages » : « On lit mieux les visages (blancs et noirs cette fois) en les détachant un par un du paysage ». Dany Laferrière évoque la malédiction de la naissance : naître noir au pays de l’esclavage. Certains « arrivent à convertir ce mauvais sort en destin, répondant ainsi à l’antique injonction d’Homère : « Si les dieux nous envoient des malheurs, c’est pour en faire des chants » ». On peut ajouter à cette remarque, la belle formule de Tropiques de Suzanne et Aimé Césaire : « Nous recréerons la poésie antillaise, blues taillé dans la pierre, notre cri de galet policé par la mer. Oui, faisons des diamants de nos injures. Collons au sol nos oreilles pour écouter passer demain ». Ce sont ces portraits qui m’ont passionnée car ils composent une galerie à partir de laquelle on peut encore enrichir nos lectures et donc notre « savoir » sur la réalité et la pratique du racisme et la force de résistance et d’invention des dominés. Certains portraits se déclinent en deux ou trois textes successifs et montrent alors l’intérêt que l’écrivain porte au personnage évoqué.

L’ordre d’entrée dans l’anthologie n’est pas dû au hasard. En effet, commencer par Harriet Tubman (1820-1913), et Fredrik Douglas (1818-1895), c’est inscrire des noms prestigieux au fronton de cette histoire du racisme. De la première, Dany Laferrière note : « Une photo nous la montre, dans sa gloire, sous le regard d’un photographe connu de l’époque. Le visage déterminé de celle dont la devise est « Je ne lâcherai pas » ». Dans son magnifique et troublant roman La Danse de l’eau, Ta-Nehisi Coates introduit Harriet Tubman au chapitre 17, lorsque Hiram est capturé par les chasseurs d’esclaves et délivré par le Réseau. Il note : « Je le vis parler avec une petite femme qui se tenait au bord de la route, enveloppée des pieds à la tête dans un grand châle. Puis elle se retourna et se dirigea vers l’arrière de la carriole. Lorsqu’elle fut près de moi, elle posa une main sur ma joue, puis sur mon front et sur mon crâne toujours douloureux […] (elle) me dit d’une voix douce : « Mais toi, mon garçon, qu’est-ce qui t’a pris ? Quel genre d’agent laisse les chiens lui sauter dessus comme ça ? Hmm. Ils ont bien failli t’emmener ». « Bon, allez, dit-elle à Bland, fichez le camp maintenant ». …] C’était Moïse.
Elle semblait posséder autant de noms qu’il y avait de légendes sur son compte. La Générale. La Nuit. L’Escamoteuse. Moïse de la Rive, qui invoquait le brouillard et séparait les eaux […] La grande prêtresse de la Conduction ». Elle devient un personnage très présent dans la suite du roman.

Le portrait de Frederik Douglass est plus long, sans doute, comme ce sera le cas pour d’autres personnalités, du fait de sa proximité rappelée avec Haïti. Il permet une appréciation plus poussée du système de l’esclavage : « Pour garder des êtres humains en état d’esclavage, il faut penser à tout. Au moindre grain de sable, le train risque de dérailler. Il faut les obliger à se soumettre jusqu’au plus profond de leur âme. Tout d’abord, les garder dans la noirceur de l’ignorance. Fixer des frontières à leur esprit, qu’ils ne doivent pas dépasser en aucun cas. Ils ne doivent surtout pas savoir qu’à quelques encablures d’ici, dans la Caraïbe, d’autres esclaves se sont battus jusqu’à la conquête de leur indépendance. Tout s’est révélé un jour à Douglass ».

À la page 72, on peut lire un poème un peu plus long qui revient sur l’événement fondateur des États-Unis, la guerre de Sécession, qui montre que son objectif essentiel était la fin de l’esclavage : le Nord a gagné mais peut-on dire que « la situation du Noir en Amérique du Nord » a vraiment changé ? Rappelons que Ta-Nehisi Coates dans Huit ans au pouvoir. Une tragédie américaine, a consacré tout un article à la guerre de Sécession : « Il m’est apparu clairement que la théorie couramment acceptée d’un progrès providentiel, d’une inévitable réconciliation entre le péché de l’esclavage et l’idéal démocratique, était un mythe ». Remontant dans le passé et battant en brèche l’idée qu’un Blanc ne pouvait que défendre, d’une manière ou d’une autre, l’esclavage, Dany Laferrière esquisse le profil atypique de Rousseau et sa phrase écrite en 1762 : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maitre, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir ». Et d’enchaîner : « Ne me racontez pas qu’on peut dire des cruautés si ça remonte à quelques décennies et que, à l’époque, etc. »

Dans cette anthologie du racisme aux États-Unis, difficile d’oublier le KKK. Cinq mini-récits rappellent son histoire, ses faits et méfaits, ses crimes (viol, lynchage et pendaisons). Et pourquoi ne pas rappeler aussi la voix de Billie Holiday, en 1939, au Café Society à New York, sur un poème écrit en 1937 par Abel Meeropol.

« Southern trees bear a strange fruit
Blood on the leaves and blood at the root
Black body swinging in the Southern breeze
Strange fruit hanging from the poplar trees
… for the sun to rot/for the tree to drop
Here is a strange and bitter crop.

Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles et du sang aux racines,
Un corps noir qui se balance dans la brise du Sud,
Étrange fruit suspendu aux peupliers.
… Pourri par le soleil, il tombera de l’arbre
étrange et amère récolte ».

On arrive alors à La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe (1811-1896), roman de 1852, dont Dany Laferrière loue l’avancée qu’il a représentée et ne retenant que peu les critiques qui lui ont été adressées. Toutefois il cite La prochaine fois, le feu de James Baldwin, au siècle suivant, comme une réponse. Notons que le duel qui intéresse l’écrivain, c’est celui entre Harriet Beecher Stowe et Margaret Mitchell (1900-1949) et son Autant en emporte le vent (1936) qu’il analyse de façon intéressante. On peut signaler, pour notre part, un autre duel : celui de Margaret Mitchell et Margaret Walker ; cette dernière a édité en 1966, Jubilee, « considéré comme l’Autant en emporte le vent des Noirs américains, cette vaste épopée raconte l’histoire de Vyry, l’arrière-grand-mère de Margaret Walker ». Un autre duo-duel Noire/Blanche est esquissé : celui de Marian Anderson (1897-1993) chantant au pied de la statue de Lincoln, en 1939, grâce à l’intervention d’Eleanor Roosevelt. Un portrait est également consacré à l’écrivaine et anthropologue, Zora Neale Hurston (1891-1960) : est particulièrement souligné son séjour en Haïti en 1936. Plus proche de notre époque, des mini-récits sont consacrés à Angela Davis et Nina Simone. Enfin, un dernier duo réunit sur plusieurs pages Toni Morrison (1931-2019) et Maya Angelou (1928-2014). C’est d’ailleurs cet hommage croisé que Dany Laferrière a choisi de lire lorsqu’il a été l’invité de La Grande Librairie.

Du côté masculin, il y a aussi quelques duels bien croqués comme, par allusion, celui du Che et de Pinochet ; et, du côté de l’histoire du racisme, le duel  avec lui-même de Cassius Clay devenu Mohamed Ali. Néanmoins, ce sont les plus anciens auxquels Dany Laferrière réserve un traitement particulièrement attentif. De W.E.B. Du bois (1868-1963), il cite l’essentiel. Sa phrase célèbre se détache comme un poème à retenir :

« La double vie
C’est en Géorgie que W.E.B. Du bois, l’un des plus grands intellectuels noirs, a établi sa théorie de la double conscience ; « Chaque Noir américain doit vivre une double vie, comme Noir et comme Américain. Sa confiance en lui ne peut qu’en être ébranlée ; ne peuvent émerger qu’une conscience de soi douloureuse et un sens presque morbide de sa propre identité ».
Rien à ajouter ».

Si Du Bois a une place d’honneur, Langston Hughes (1902-1967) a une place de choix dans cette galerie de portraits. Le sien se décline en trois narrations. Il est la référence de la Harlem Renaissance ; c’était un poète guidé par le jazz qui aimait Haïti et était ami de Jacques Roumain. Il est venu à Port-au-Prince et a rendu visite à celui-ci. Par  hasard, Laferrière est tombé chez une amie à Miami Beach sur un livre qu’il ne connaissait pas de Langston Hughes, Un dimanche à Harlem, histoire illustrée de photos. D’ailleurs, tout de suite après, Laferrière enchaîne avec son quinzième portrait du photographe de Harlem, James Van Der Zee (1886-1983).

Dans les « aînés » admirés, il fait une place notable au Sénégalais, Cheikh Anta Diop (1923-1986), presqu’en fin de parcours, sous le qualifiant « le dernier pharaon ». Son rêve était « de raconter l’Afrique du point de vue des Africains ». Envisageant une Histoire sans la verticalité dominant/dominé, la théorie  de Cheikh Anta Diop aurait mis fin au racisme qui suppose une hiérarchie. L’anthologiste le compare au Haïtien, Anténor Firmin qui a publié, en 1885, De l’égalité des races humaines (1885) pour répondre à l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1855) d’A. de Gobineau. Tout cela explique la place presque conclusive qu’il occupe, avant, tout de même, Bessie Smith !

Il y a encore bien d’autres portraits qui peuplent d’humains de talent cette histoire du racisme. Les écrivains bien entendu : Richard Wright (1908-1960), Chester Himes (1909-1984), Ralph Ellison (1914-1994) et son Invisible man : « On peut toujours affirmer que le cri/ De l’Homme invisible reste encore inaudible », ponctue un poème après une allusion au jeune Emmet Till (1944-1955), assassiné à 14 ans sur accusation infondée de viol d’une femme blanche. Notons que l’écrivain, John Edgar Wideman, a publié en 2016-2017, Écrire pour sauver une vie – Le dossier Louis Till. De la génération suivante, James Baldwin (1924-1987), plusieurs fois cité ; Alex Haley (1921-1992), Quincy Troupe (1939 -)
Les militants et hommes politiques : Malcolm X (1925-1965), Martin Luther King (1929-1968), Eldridge Cleaver et son retournement (1935-1998).
Les artistes et les  musiciens : Miles Davis (1926-1991,) Spike Lee (1957-), Tupac Shakur (1971-1996).
À la fin de son parcours, l’écrivain explique son projet, « remettre de la chair et de la douleur dans cette tragédie qu’est le racisme » et pour cela écrire des livres qui intéressent les jeunes gens d’aujourd’hui. Sont ainsi éclairées les formes privilégiées que sont le poème court, les mini-narrations et les portraits. Cette traversée lui a été nécessaire pour « refuser comme un enfant buté que le nouveau jour arrive sans avoir évoqué à satiété ces vies fugaces qui peuplent mes nuits ».

Avant de quitter cette anthologie, arrêtons-nous encore sur le portrait – un des derniers de la galerie – que consacre l’écrivain, à « Frantz Fanon, le réprouvé ». Le qualifiant choisi pose d’emblée question : « réprouvé » : pour qui ? Pour Dany Laferière, pour Haïti, pour le postcolonialisme ? Le déroulement du portrait, habile, répond, en partie, à ces questions. L’anthologiste commence par énoncer une restriction : « J’ai toujours regardé Fanon de biais ». Non pas à cause de son œuvre qu’il ne connaissait pas mais à cause de son  métier de psychiatre qui a toujours provoqué chez lui une grande méfiance. « On » citait surtout Les Damnés de la terre et Peau noire masques blancs. Or, Les Damnés de la terre n’éclairaient en rien Haïti, indépendante depuis 200 ans et qui en avait fini avec la colonisation : son problème était désormais interne : « Le Blanc n’est plus le problème. C’est le pouvoir qui le remplace. Le temps nous a fait perdre toute névrose coloniale » ». Dany Laferrière introduit alors le reproche fait par de nombreux intellectuels haïtiens : « on a oublié le colon. Est-ce pourquoi Fanon a soigneusement évité Haïti dans ses enquêtes ? »

Assignant les analyses de Fanon à la stricte situation coloniale en exercice (si l’on peut dire) et n’envisageant pas sa lecture, d’une part comme une analyse des post-indépendances (que l’on trouve dans plus d’une page des Damnés, pourtant…) et d’autre part comme une réflexion sur la domination et les rapports de pouvoir, Dany Leferrière affirme qu’il n’y a plus de lien entre la métropole et une ancienne colonie : « le fil est définitivement rompu, et les analyses de Fanon ne tiennent plus ». En conséquence, Fanon ne doit plus figurer dans la littérature postcoloniale, affirme-t-il. Il concède alors qu’il y a quelques éléments à retenir dans « le livre de Fanon » (sans doute toujours Les Damnés) : sa remise en cause de l’exploitation et de l’exclusion, « mais le rapport colon-colonisé dans notre cas, niet ».

Ce qu’il apprécie chez Fanon, c’est la conscience qu’il a d’être lui-même. Il a eu un maître, Césaire, un engagement, la Seconde Guerre mondiale. Mais là où il a poussé le bouchon un peu trop loin, largement épaulé par Sartre, c’est lorsqu’il écrit : « Abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups : supprimer un oppresseur et un opprimé ». Décontextualisée, assénée, c’est la seule citation de l’auteur. Le verbe « abattre » n’est pas passé (pour qui ?). Le nom algérien qu’il s’est donné est porté à charge (laissant entendre que ce changement d’identité était plus fondamental que stratégique alors qu’il a été un « masque » pour passer les frontières…). Enfin, Fanon est mort la même année que Jacques-Stephen Alexis : « On a perdu coup sur coup, cette année-là, les deux intellectuels les plus fébriles, les plus brillants et les plus butés de cette partie de la Caraïbe ». Pesons les qualifiants qui les désignent car, sous la plume d’un académicien, ils ont leur poids. Ce sont les universités américaines qui ont fait la gloire de Fanon et Edward Saïd qui « l’a bien vendu ». Le portrait se conclut par une appréciation ni-ni : Fanon n’a été ni un oncle Tom, ni un oncle Tolérance.

D’une plume légère et qui se veut élégante, on lit une exécution ou plutôt une oraison funèbre pour solde de tout compte. Pourtant sur Fanon et l’Amérique, il y avait beaucoup à suggérer : des traductions faites aux essais écrits en passant par le complexe roman de John Edgar Wideman, Projet Fanon. Fanon, toujours. Il faut lire le dernier essai de Françoise Vergès, Programme de désordre absolu : le musée, édité à la Fabrique. Elle emprunte l’expression de Fanon comme elle l’explique dans l’entretien avec Johan Faerber, dans Diacritik, du 13 mars 2023 : « La décolonisation, pour moi, c’est ce que Frantz Fanon a défini ainsi :  » La décolonisation qui a pour objet de changer l’ordre du monde est un programme de désordre absolu ». On voit bien qu’appliquer la proposition « changer l’ordre du monde » à l’institution musée va plus loin que diversifier la programmation ».

Le Frantz Fanon L’antiracisme universaliste de Kévin Boucaud-Victoire est publié chez Michalon dans la collection « Le bien commun ». Celle-ci a pour objectif de permettre « depuis une trentaine d’années de découvrir des œuvres peu connues en Europe ou de redécouvrir des auteurs classiques avec un point de vue singulier. Elle entend ainsi contribuer à la vie démocratique en aidant chacun à se forger des convictions, voire un engagement, en connaissance de cause : entre pédagogie et ferveur ». L’essai proposé répond aux orientations de la collection : il est pédagogique et sous-tendu par une conviction. Il propose une lecture attentive des trois œuvres principales de l’auteur : Peau noire masques blancs, L’An V de la révolution algérienne et Les Damnés de la terre, en faisant quelques incursions dans les articles rassemblés à titre posthume. Sans doute, pour ne pas surcharger le lecteur de références bibliographiques trop nombreuses, il en choisit une seule et non des moindres : le Frantz Fanon, Portrait d’Alice Cherki qui est, à l’heure actuelle, la référence la plus avertie sur le parcours et les lectures des œuvres du psychiatre.

Sous le titre « Le psychiatre révolutionnaire », l’introduction choisit des éléments biographiques pour camper cet auteur « classique », malgré la méconnaissance qu’il subit en France. Suivons cette introduction, en y ajoutant des remarques personnelles pour rectifier ou compléter le propos. C’est par la publication des Damnés de la terre que K. Boucaud-Victoire entre dans son sujet : dernier texte au moment même où Fanon meurt d’une leucémie à Washington : « Rédigé dans l’urgence, l’ouvrage est néanmoins d’une rigueur rare et écrit dans un style flamboyant ». Il est préfacé par Sartre et « objet d’éloges », par exemple dans L’Express du 14 décembre 1961, sous la plume de Jean Daniel, précise-t-il.

Ne serait-il pas bienvenu, en 2023, s’il fallait ne pas multiplier les citations, de rappeler que le premier hommage écrit après sa mort, le fut par Aimé Césaire dans Jeune Afrique du 13 décembre 1961, accompagné d’une analyse des Damnés de la terre par Anna Greki ? Césaire évoque la révolte de Fanon et décrit sa vie comme « courte, extraordinaire, brève et fulgurante, qui illumine une des plus atroces tragédies du XXe siècle en illustrant de manière exemplaire la condition humaine elle-même, la condition de l’homme moderne ». Césaire ajoute que Fanon est « essentiel à notre horizon d’homme » et montre qu’il n’est pas un homme de violence, mais que la violence qu’il analyse en situation coloniale était une violence de réponse ; et il substitue la notion de « théoricien de l’action » à celle de théoricien de la violence qu’on accole volontiers à son nom. Césaire explique que Fanon était partie prenante du combat algérien, car il était en Algérie à ce moment-là. S’il avait été ailleurs, il aurait adopté un combat allant jusqu’au bout de son engagement : « Partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de scandale démystificateur. Frantz Fanon est celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience ».

Un peu plus loin, dans la présentation biographique, on réintroduit une information en partie erronée : Fanon aurait été l’élève d’Aimé Césaire, ce qui ne fut pas le cas, comme l’a expliqué dans son ouvrage, son frère Joby. Mais tout jeune lycéen martiniquais de l’époque avait des retombées de l’aura de ce professeur du lycée Schœlcher. Cela permet à l’essayiste de donner son point de vue sur la relation Fanon/Césaire, désormais bien connue. Les citations du Césaire écrivain dans l’œuvre de Fanon le prouvent amplement. Le poème que Césaire écrivait, « guerrier silex » mériterait le rappel.

C’est en passant aussi qu’est mentionné son internat « dans un hôpital dans le Jura » en mettant de côté l’importance qu’eut pour Fanon, la rencontre avec le  Dr Tosquelles et la psychothérapie institutionnelle. De la même façon est passée sous silence son désir d’être nommé en Afrique et plus précisément au Sénégal. Par contre, les éléments essentiels sont notés pour son engagement avec l’Algérie : sa collaboration à l’organe de presse, El Moudjahid, son amitié avec Abane Ramdane – un dramaturge algérien, Messaoud Benyoucef, a choisi ce tandem pour sa pièce de théâtre, Dans les ténèbres gîtent les aigles, en 2002. Il est vrai que L’An V de la Révolution algérienne est son essai le moins connu et on peut renvoyer à l’analyse qu’en ont proposée Pierre et Claudine Chaulet dans le recueil « Mon Fanon à moi » d’Algérie Littérature/Action en 2011.

Reconnaissons qu’il est toujours délicat de croquer une vie en nombre de signes imposés et que la connaissance du parcours de Fanon et des écrits qu’il a inspirés donnent un goût d’inachevé à ces tentatives. Le plus important est l’objet même de cet essai que l’auteur expose de façon claire, en fin d’introduction : « Certes, le psychiatre a peu publié de son vivant. Mais six décennies après sa mort, ses analyses sur le racisme et le colonialisme demeurent capitales. Aujourd’hui encore, impossible de réfléchir sérieusement sur ces questions sans lire et relire les ouvrages de Fanon. Mais le psychiatre ne s’est pas arrêté aux constats. Dans ses ouvrages, il ne cesse de proposer des solutions et tracer des perspectives pour l’avenir. Fanon est avant tout humaniste et universaliste ».

Étant donné la clarté des exposés qui suit, il n’est pas question d’en faire une analyse détaillée mais d’en rappeler la démarche. L’essayiste choisit trois entrées : « Fanon antiraciste », « Fanon anticolonialiste », « Fanon universaliste », en trois chapitres équilibrés. Il réécrit, pour chacune de ces thématiques, « un texte » de Fanon, sans distinguer un essai ou l’autre mais dans un continuum, ponctué par des appréciations judicieuses quasiment toutes empruntées à l’ouvrage d’Alice Cherki. On peut remarquer toutefois que pour le chapitre I, il privilégie Peau noire masques blancs mais sans s’interdire de citer les deux autres essais ou des articles. Pour le chapitre 2, Les Damnés de la terre sont la base de l’exposé. Enfin, pour le chapitre 3, les références sont diverses et puisent dans les écrits qui correspondent à la ligne qu’a choisi d’exposer Kévin Boucaud-Victoire. C’est aussi le chapitre où il y a le plus de citations autres que celles de Fanon et d’Alice Cherki puisque sont abordés les mouvements politico-culturels au temps de Fanon ou après (la Négritude, par exemple, le mouvement Black Panther ou l’importance de Fanon dans le marxisme haïtien) et les prolongements de Fanon aujourd’hui dans les études postcoloniales et décoloniales. Enfin, les paragraphes consacrés à Fanon, figure du rap sont tout à fait passionnants : « La radicalité de Fanon, son engagement en faveur des peuples du tiers-monde et sa marginalité au sein des milieux intellectuels en font une icône naturelle ».

Somme toute, cet essai est une très bonne introduction à l’œuvre de Fanon et doit permettre d’aller plus loin dans sa connaissance. Invitant aussi sans cesse à relire l’étude nécessaire et incontournable d’Alice Cherki, elle ouvre des pistes qu’il faut approfondir. Il me semble, toutefois que ces essais de Fanon devraient être remis dans le contexte de leur écriture pour comprendre l’évolution qui fut la sienne. La « fabrique » de trois textes fanoniens en trois chapitres – sur le racisme, sur l’anticolonialisme et sur l’universalisme – ne rend pas compte de l’évolution du penseur militant et, pour ma part, m’a un peu gênée. En même temps ce procédé de présentation, traitant comme un texte continu les trois essais publiés en neuf années et quelques articles, montre que cette évolution n’a jamais été repli mais ouverture de plus en plus outillée par l’analyse des dominations dans le monde. Un exemple de détour peut être lu à la fin du premier chapitre : une interprétation étonnante du chapitre remarquable de L’An V de la révolution algérienne, « L’Algérie se dévoile » : le port et l’instrumentalisation du voile pendant la guerre de libération et le rapport du colon à la femme colonisée sont ramenés à l’affaire du Hidjab en France ces dernières années, terme complètement inconnu à l’époque et contexte très différent. C’est d’ailleurs ce point qui est privilégié par Anthony Cortes dans sa note de lecture pour Marianne et dont le titre, « l’ouvrage que les wokes devraient lire », stigmatise une fois de plus des lecteurs ainsi qualifiés. Pour rappel  simplement : « Le mot woke a fait son entrée dans le dictionnaire Merriam-Webster en 2017, au sens de « rester éveillé » face au racisme et à la discrimination des Noirs américains, une tare aussi vieille que la naissance des États-Unis et qui perdure à ce jour », écrit Patrick Lagacé dans La Presse de Montréal, le 6 octobre 2021. Ciel ! Fanon serait-il « woke » ?!

C’est justement le positionnement ouvert et dynamique face à la définition « identitaire » qui n’a rien à voir avec celle qui peut avoir cours aujourd’hui où l’on a trop tendance à refermer l’identité sur des invariants de naissance et des stationnements figés dans des espaces à vie qui explique la diversité de ses « héritiers ». Fanon oblige à penser l’identitaire comme autre chose qu’une assignation à résidence dont les lignes ne peuvent bouger. L’expérience algérienne qu’il a faite sienne n’a pu avoir cette force et cette efficacité dans ses analyses que parce que, avant d’y plonger, il avait mis à nu les impasses de la négritude, de l’assimilation et d’une appartenance close, dès Peau noire masques blancs.

Dire que Fanon n’a jamais voulu s’enfermer dans la tour identitaire relève presque du lieu commun. Pourtant, le redire n’est pas inutile quand un certain nombre de penseurs, et non des moindres, réduisent son engagement aux différente étapes de sa vie –  en Martinique, contre le nazisme, en France, contre la psychiatrie traditionnelle et la réification de l’Autre dans la nation française, en Algérie quand il adopte son combat libérateur du colonialisme –, à une crise identitaire personnelle. Au carrefour donc des Antilles, du Maghreb, de l’Afrique et du monde, Fanon est un intellectuel absolument central pour ces années de la décolonisation. Il se place donc, dès 1952, aux avant-postes d’une réflexion renouvelée sur le rapport à l’Autre.

Dany Laferrière, Petit traité du racisme en Amérique, Grasset, 2023, 252 p., 20 € 90
Kévin Boucaud-Victoire, Frantz Fanon, L’Antiracisme universaliste, Michalon éditeur, « le bien commun », 2023, 121 p., 12 €