John Edgar Wideman : « Lui si totalement mort qu’il en devient ma mort aussi » (Écrire pour sauver une vie)

Wideman © Christine Marcandier

« Il n’y a pas d’histoire qui ne soit vraie… » souligne l’épigraphe d’Écrire pour sauver une vie, citation de Chinua Achebe (Le monde s’effondre). Quelques pages plus loin, John Edgar Wideman commente la « sagesse » de cette phrase, un proverbe igbo, et son ironie tragique : le personnage principal de son propre livre n’a pu la lire, le roman d’Achebe ne fut publié qu’en 1958, treize ans après la mort de Louis Till. Elle est comme sa parole absente soudain revenue en lumière, le retour d’une voix, dans et par la littérature. Mais elle est aussi et surtout exergue métadiscursive : l’histoire est vraie, elle est de celles qui illustrent « un monde où toutes les vérités se valent jusqu’à ce que le pouvoir en choisisse une pour servir ses exigences », un monde dans lequel la littérature est un contre-pouvoir et permet le rétablissement des faits, elle est refus des histoires assignées comme le sont certains êtres.

La manière d’Écrire pour sauver une vie est celle, sidérante, de nombre de livres de John Edgar Wideman : partir du réel, biographique, historique, ici fait-diversier, pour le commenter, l’imaginer autrement et puiser dans la fiction des éléments d’une vérité qui a été construite dans et par l’Histoire officielle, donc le pouvoir. Le récit est la collision de ces strates de réel et de fiction, un déplacement des frontières des genres et des discours constitués, ici  en quelque sorte détourés, pour donner à voir et à entendre autrement.

« En 1955, (…) j’avais quatorze ans quand une photo du visage mutilé d’Emmett Till mort fit irruption dans ma vie ». « Pour rafraîchir les mémoires, je me permets de rappeler qu’en 1955 Emmett Till, âgé de quatorze ans lui aussi, prit un train à Chicago pour aller voir de la famille dans le Mississippi. Quelques semaines plus tard, un autre train rapportait sa dépouille. Emmett Louis Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche ».

Le visage mutilé, « l’authenticité » « soudaine et indélébile » du visage d’Emmett Till, hante l’enfant puis l’écrivain toute sa vie. Wideman a accumulé documentation et coupures de presse pour écrire un roman sur Emmett Till, « plus d’un demi-siècle » après les faits. L’écrivain veut comprendre pourquoi le procès des assassins de Till, après avoir mobilisé la presse nationale et internationale, a rapidement lassé le public, pourquoi, si « Emmett Till est généralement considéré aujourd’hui comme un martyr des droits civiques », « le procès scandaleux qui disculpa ses assassins et le rôle crucial que joua dans son déroulement le père d’Emmett sont quasiment gommés de nos mémoires ». Il lui faut donc comprendre en quoi ce procès « fait date en tant que précédent inavoué », ce qu’il dit d’un pays dans lequel, fait têtu, « les tribunaux continuent encore et toujours à relaxer des assassins comme si les vies noires auxquelles ils ont mis fin ne comptaient pas ».

Il lui faut donc reprendre l’histoire, comprendre ce qui le hante dans ce récit, ce qu’il dit d’autre que ce que l’on a bien voulu en retenir. Le récit sera ce nouveau procès, dans tous les sens de ce terme, juridique comme romanesque, passant par une interrogation des archives, une relecture des moments, articles de presse, déclarations, livres, autobiographie de Mamie Till. Wideman retourne sur les lieux également, ceux du drame, les cimetières, mêlant souvenirs et présents tout aussi stratifiés puisque l’interrogation, depuis « le dossier Till » (sous-titre du livre), touche l’histoire personnelle de l’auteur comme un devenir collectif, le nôtre. Ainsi cet Écrire pour sauver une vie peut se lire dans le déploiement de ces singuliers, celui absolu de l’infinitif, celui de cette « vie » dont on ne sait — et ne doit pas déterminer — s’il s’agit de celle d’Emmett, celle de Louis, ou celle de John Edgar Wideman lui-même (et tant d’autres vies évoquées dans le livre, amplification et irradiation de ses figures centrales).

Tout histoire en cache une autre et, dans ce cas précis, fait écran : lorsque s’ouvre le procès de Milam et Bryant, les assassins d’Emmett Till, leur condamnation fait peu de doute (enlèvement, coups donnant la mort). Mais, « tel un funeste lapin noir tiré d’un funeste chapeau blanc », la presse reçoit des informations confidentielles tirées du dossier militaire du père d’Emmett, Louis Till, jugé en juillet 45 pour viol et meurtre commis en Italie et condamné à mort. Le procès du père refait surface dans celui des meurtriers du fils, acquittés après une heure de délibérations…

Le récit ne cesse ainsi de se répéter et de se déplacer : l’histoire de Louis entre dans celle d’Emmett, comme celle d’Emmett a fait irruption dans celle de Wideman. L’écrivain se plonge dans une autre Amérique, celle des années 40, celle des « morts sans honneur » de la seconde guerre mondiale, explorant « le traitement systématiquement discriminatoire réservé aux soldats noirs dans les tribunaux américains au cours de la seconde guerre mondiale ». Le fils a payé pour le père, thème majeur de l’œuvre de Wideman, ce poids de l’histoire et d’une fatalité héritée, repris ici en raison d’un « profond besoin d’éclairer un peu les ténèbres américaines qui séparent les pères noirs de leurs fils, cette obscurité dans laquelle pères et fils se perdent l’un l’autre ». « Le sort du père et du fils c’est de se rendre orphelins l’un de l’autre. Pères et fils. Fils et pères. Éternel cycle d’absence et de manque ».

Le roman projeté, sur Emmett Till, devient un « dossier Louis Till », rouvert, chaque interrogation en soulevant des dizaines d’autres, sur fond d’un récit occulté, perdu puisque ces anciens combattants ont disparu (Louis Till, 23 ans au moment de sa pendaison, le père de l’écrivain), puisque les archives sont fermées ou muettes, qu’elles sont de toute manière en expansion constante : Till était déjà silhouette du Projet Fanon et les affaires du même type (un noir tué arbitrairement, un meurtrier blanc acquitté), la semaine dernière encore… « Rien d’un casse-tête, le dossier Louis Till. Il contenait une histoire simple. Irrésolue. Inchangée. Imperturbable ».

Wideman enquête, questionne inlassablement, lit, « imagine Louis Till », refuse l’obscurité des circonstances de sa condamnation programmée : écrire revient à refuser les « contradictions volontaires, inévitables, litigieuses, dues à la négligence ou préméditées que recèle le compte-rendu officiel ». Il regarde des documentaires d’époque, entre dans les livres et les images tournées, s’investit et se projette, cherche une vérité objective depuis sa subjectivité assumée, il s’agit bien de « sauver » quelque chose, pas les morts, c’est trop tard, mais les vies à venir, soi-même — « lui si totalement mort qu’il en devient ma mort aussi » — et une forme de vérité :

« Rien ne ressemble plus à la vérité que la vérité — quoique en vérité… la vérité elle-même ne ressemble pas à la vérité. Alors on crée la fiction. En tant qu’écrivain, je décide de m’arroger certaines prérogatives dans mes recherches sur Louis Till — une certaine licence, plus précisément. J’assume le risque d’autoriser ma fiction à pénétrer dans la véritable histoire des gens. Et dans un souci d’égalité, je laisse l’histoire des gens empiéter sur la mienne. »

Alors Wideman raconte : l’« épopée » impossible de Louis Till, son départ pour l’Europe pendant la guerre, engagé pour défendre un pays qui lui refuse pourtant tout droit réel, l’emprisonnement, la condamnation alors qu’aucun fait ne peut être établi, que tout part d’une exclusion, des bars et des rangs de l’armée, d’une société si blanche. Être noir condamne-t-il, de facto, au pire ? Wideman raconte l’histoire tue et oubliée, c’est également en ce sens qu’il la sauve, une histoire aussi enterrée que ce père et ce fils, et tant d’autres morts encore, il raconte comment s’édifie son propre récit, entre documentation et imaginaire, silences têtus et archives.
C’est une épopée refusée qu’écrit John Edgar Wideman, refusée par l’Histoire et la version officielle de la vérité, à laquelle il oppose la sienne, dense de colère et rage froides, d’une sublime et poétique colère, celle que n’a pas pu écrire Ezra Pound, compagnon de captivité de Louis Till, celle que compose Wideman, « l’histoire de Louis Till, celle de son fils Emmett, la mienne, celle de mon père, de ma famille », hymne à la littérature salvatrice, quand elle est, sous la plume de l’un des plus grands écrivains américains vivants, parole des exclus, de ces vies réduites au silence, massacrées.

John Edgar Wideman, Écrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till, (Writing to save a life. The Louis Till File), traduit de l’américain par Catherine Richard-Mas, éd. Gallimard, mai 2017, 225 p., 20 € — Lire un extrait