James Baldwin : créer et inventer d’autres possibilités relationnelles (La prochaine fois le feu)

Baldwin la prochaine fois le feu (détail couverture folio)

Le livre de James Baldwin, La prochaine fois le feu, publié aux USA en 1963, est un texte autobiographique où l’auteur parcourt son enfance et sa vie de jeune adulte triplement discriminé — noir, homosexuel et pauvre. Ce parcours produit aussi une analyse des mécanismes d’une discrimination raciale ne pouvant être réduite à la violence physique. Celle-ci, subie par les Noirs, est à peine évoquée et apparaît surtout comme le fait d’une police qui sert moins à garantir la tranquillité de tous qu’à maintenir l’ordre inégalitaire d’une société blanche. Cependant, qu’il soit fait allusion à la violence policière permet de saisir le lien existant entre les institutions et l’idéologie discriminatoire. La police apparaît comme une institution idéologique, au sens qu’Althusser donne à cette notion. Et cette dimension institutionnelle de la discrimination apparaît également, dans La prochaine fois le feu, par exemple au sujet de l’École et de l’Église (« le rôle historique de la chrétienté dans le domaine du pouvoir, c’est-à-dire en politique, et dans le domaine moral »).

L’idéologie est une représentation du monde qui explique et justifie un ordre social en lui donnant une signification religieuse, en le posant comme naturel, ou scientifiquement justifiable (biologie, sciences sociales, anthropologie, psychanalyse, etc.). L’idéologie sert les intérêts des dominants en les faisant passer pour les intérêts naturels de tous : par elle, la classe dominante universalise ses seuls intérêts particuliers en les présentant comme des intérêts objectifs. Ainsi, la domination est assurée non par la force mais par la conduite des esprits : les individus sont amenés à se penser selon des catégories (Noir/Blanc, etc.) qui conditionnent le rapport de domination et masquent des rapports sociaux et politiques inégalitaires. Althusser insiste sur les conditions matérielles de l’idéologie, qui assurent sa reproduction et sa pérennité, et qui résident dans les appareils idéologiques d’État, que l’on peut identifier aux institutions. Celles-ci reproduisent et pérennisent les représentations du monde qui fondent la domination, mais sans violence, en tout cas sans que la violence physique ne soit le moyen central de cette domination (suffisent souvent les « humiliations incessantes »).

Dans le livre de Baldwin, la police a pour fonction première de protéger et perpétuer un certain ordre social, politique, économique, culturel mais, contrairement à la famille, à la religion, à l’École, qui ont la même finalité qu’elle, elle utilise son moyen propre : la violence. La police rejoint d’autres institutions, d’autres pratiques et discours qui ne sont pas violents (physiquement) mais forment avec elle les rouages d’une machine oppressive et discriminatoire. C’est cette machine qui agit sur les individus, Noirs ou Blancs, en leur faisant intégrer et répéter les schémas idéologiques racistes et, ainsi, les constitue en tant que Blancs ou Noirs, sujets racialement différenciés. Les appareils idéologiques d’État reproduisent et pérennisent l’idéologie raciste en formant les subjectivités différentes correspondant à cette idéologie (la même logique vaudrait d’ailleurs pour d’autres catégories, d’autres rapports de domination : homme/femme, homo/hétéro, Français/Immigré, etc.).

Baldwin montre que les Blancs n’ont pas conscience des effets et conditions de la discrimination, elle n’est pas pensée en tant que telle car l’ordre qu’elle produit correspond pour eux à l’ordre naturel (ou divin, etc.) et évident de la réalité : le Noir n’est pas discriminé puisqu’il est par définition autre et inférieur. Ce que le Noir pourrait percevoir comme discriminatoire n’est pour le Blanc que l’effet de la nature en général et de celle du Noir en particulier. Pour le Blanc, la ségrégation n’est pas discriminatoire, la différence et la hiérarchie entre Noirs et Blancs étant perçues comme non problématiques, allant de soi. Que la discrimination soit ainsi invisibilisée fait partie de son processus, et de ce point de vue, souligne l’auteur, un tel aveuglement sur la réalité peut même s’accompagner d’une certaine bienveillance vis-à-vis des Noirs (tolérance, humanité, compassion, etc.) qui pourtant ne sort pas des cadres de la discrimination raciste. La discrimination, dans ce cas, fonctionne en se niant, elle fonctionne parce qu’il y a naturalisation, essentialisation des termes et rapports qui la composent, c’est-à-dire oubli de sa dimension historique et politique, des rapports de pouvoir qu’elle implique et qui, loin d’être naturels, sont construits.

Baldwin montre que la machine discriminatoire raciste conduit le Noir à intégrer les schémas qui le font vivre et se penser du point de vue du Blanc. S’il en vient à se représenter selon ces schémas, il ne demeure pas moins inconscient des processus qui permettent ses représentations. Le Noir est bien conscient des effets de la discrimination mais pas de ses mécanismes : les Noirs sont « incapables de dire ce qui les oppressait », n’étant pas eux-mêmes conscients du système général de la discrimination. La raison de cette inconscience est double : le système inclut sa propre dissimulation ; l’Ecole, l’Église et d’autres institutions reproduisent et perpétuent non seulement les termes et relations de cette domination mais également les conditions de cette ignorance (production de l’échec scolaire, endoctrinement religieux au détriment de la réflexion, etc. : « On n’attendait pas de toi que tu aspires à l’excellence. On attendait de toi que tu pactises avec la médiocrité ») : « Ils restent, en fait, pris au piège d’une histoire qu’ils ne comprennent pas ». Étant rendu incapable de se penser lui-même, le Noir ne possède, pour se penser, que le point de vue du Blanc qui l’amène en dernier ressort à « se mépriser » – et l’enfant noir, souligne l’auteur, baigne dans une culture et une société qui lui apprennent à se mépriser.

A l’intérieur des rapports de la domination raciste, le Blanc est celui qui parle, qui définit, le Noir étant celui qui est défini, qui « est parlé ». Etre Noir ou Blanc détermine une position par rapport au discours et dans le discours. Les Noirs ne sont pas sujets d’énonciation, ils sont les objets d’un discours politique, religieux ou policier, moral, scientifique ou juridique, etc., qui parle d’eux et à leur place. Ils ne sont pas en position de dire Je, de parler en leur nom : le discours parle d’eux, sans eux, et aucune place n’est laissée pour qu’ils y introduisent leur voix. La discrimination, la domination racistes, fonctionnent grâce à une discrimination des positions dans le discours : tous n’ont pas droit à la parole et celle-ci ne porte pas sur tous de la même façon. Si le silence des dominés est une condition et un effet de la domination, un des moyens de lutter consiste à s’emparer de la place du sujet dans le discours – d’où l’importance de l’écriture pour Baldwin. Loin d’en rester à un tableau où être noir serait seulement être victime, Baldwin présente l’identité noire comme une position à partir de laquelle il peut parler et critiquer l’ordre blanc, puisque la perspective que le Noir peut avoir du fait de la place où il est situé lui permet de voir ce que le Blanc ne peut pas voir, d’avoir sur le rapport de domination un point de vue dont le dominant n’est pas capable. Écrire consiste à prendre la parole, non pour répéter les schémas de la logique raciale et raciste, mais pour parler en son nom, ceci n’étant possible que si la parole est prise – puisqu’elle n’est jamais donnée, seulement possédée ou interdite – et si celui qui parle le fait à partir de sa situation de dominé : écrire pour un Noir est indissociable d’un acte de résistance, de contestation, de destruction et d’invention.

Baldwin met en évidence la façon dont est valorisé le Blanc, contrairement au Noir qui se voit appliqué tous les modèles sociaux négatifs : voleur, bête, pécheur, etc. Existe toute une représentation culturelle, y compris populaire, qui reproduit la stigmatisation et la discrimination : films, livres, médias, stéréotypes, valeurs, etc. De manière générale, le Noir est enfermé dans un univers qui « n’a élaboré aucun terme pour votre existence », qui « ne vous a réservé aucune place » – un univers où le Noir n’existe pas, sinon à partir de ce que les autres veulent dire de son existence. La culture blanche valorisée ne donne aucune représentation positive du Noir, encore moins une représentation renvoyant à sa situation réelle : déjà muet, le Noir est aussi invisible ou, ce qui revient au même, visible uniquement à travers les schémas de la représentation blanche. Et Baldwin souligne comment l’Église, par exemple, abonde dans cette invisibilisation du Noir : Dieu est blanc et présenté comme étant du côté des Blancs (les missionnaires en Afrique évangélisant les « sauvages », etc. – version religieuse d’un discours actuel consistant à dire : les colonisateurs ont apporté la civilisation et le progrès dans les colonies, « le projet colonial cherchait aussi à éduquer, à apporter la civilisation aux sauvages », comme l’a déclaré Alain Finkielkraut au journal Haaretz en 2005).

On aura compris que ce sur quoi Baldwin insiste est que le Noir est une construction du Blanc (« Les Noirs de ce pays [les USA] – et les Noirs, à parler strictement ou légalement, n’existent dans aucun autre ») ou plutôt qu’il est, comme le Blanc, l’effet d’un système discriminatoire général dans lequel le Blanc nécessite le Noir pour se construire et exister en tant que Blanc. Les différences et identités raciales n’existent pas en elles-mêmes ni indépendamment l’une de l’autre, comme le seraient deux essences distinctes. Noir et Blanc sont des effets, des constructions : les deux n’ont rien de naturel, pas plus que leur différence. Baldwin souligne que si le Noir perdait son identité, celle du Blanc s’effondrerait, s’il n’était plus conforme à la représentation que le Blanc s’en fait, celle du Blanc en serait renversée : « […] dans le monde des Blancs, le Noir a rempli la fonction d’une étoile fixe, d’un pilier immobile. Il abandonne sa place et le ciel et la terre en tremblent jusque dans leurs fondations ». L’identité blanche a besoin de l’identité noire, ce n’est qu’à condition de créer une identité « autre » et de reproduire cette identité, quitte à en renouveler les termes, que le Blanc peut exister et jouir des privilèges de la domination. Celui-ci n’existe qu’en relation avec une figure du Noir dont il se démarque négativement : être Blanc c’est d’abord ne pas être Noir, ne pas correspondre à ce qui définit le Noir (comme être un homme c’est d’abord ne pas être une femme, ou être hétéro c’est d’abord ne pas être homo, etc.), mais dans ce rapport c’est d’abord le Noir qui est défini, c’est de lui dont on parle, dont on s’inquiète, que l’on évalue – le Blanc étant au contraire celui qui parle mais dont on ne parle pas, le terme neutre que l’on n’interroge pas, que l’on n’évalue pas. C’est en se représentant comme ce qui n’est pas Noir – c’est-à-dire comme ce qui n’est pas problématique, ce qui n’est pas « sauvage », ce qui n’est pas un facteur de trouble social, etc. – que le Blanc peut se penser et se valoriser lui-même comme ce qui n’a pas besoin d’être interrogé, ce qui est évident, ce qui est naturel, non problématique, ce qui est bon ou beau, etc. Exactement comme l’hétéro a besoin des homosexuels pour se penser comme normal, évident et ne pas interroger l’ordre politique, social et culturel hétérosexiste dont il profite ; ou comme le Français, actuellement, a besoin des immigrés, des sans-papiers, des Roms, des femmes voilées pour se représenter comme le terme neutre et non problématique qui n’a pas besoin d’être lui-même interrogé et évalué.

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Pour Baldwin, écrire c’est résister à la domination blanche, mais c’est aussi, en exhibant la logique et les mécanismes de cette domination, entreprendre sa destruction. Mais cette destruction ne doit pas être comprise comme un simple renversement, une inversion des termes, c’est-à-dire une reproduction sous une autre forme des rapports de domination. De quoi s’agirait-il alors ? De défaire la logique de la domination, défaire ses conditions matérielles, défaire également les schémas et catégories qui sont liés à cette domination, les identités construites qui lui sont nécessaires, pour créer et inventer d’autres possibilités relationnelles, d’autres subjectivités, d’autres façons de penser et de vivre – ce qui serait sans doute aussi, selon Baldwin, le rôle de la littérature.

James Baldwin, La prochaine fois le feu (The Fire Next Time), traduit de l’anglais (USA) par Michel Sciama, préface de Christiane Taubira, Folio, 144 p., 6 € 90 — Lire un extrait