Rebecca Solnit : « l’utopie du désastre » (Un paradis en enfer)

Paradise, CA (Wikicommons)

Un paradis en enfer : l’essai de Rebecca Solnit est de ces livres dont l’actualité ne se dément pas. Publié d’abord en 2009, révisé en 2020, le livre vient de paraître dans une traduction française d’Hélène Cohen. Si, depuis 2009, les catastrophes environnementales, les attentats, les guerres semblent s’être intensifiés, la ligne de force de l’essai n’a, elle, pas bougé : la lucidité est une résistance et ces catastrophes sont aussi des moments où se manifestent le plus intensément solidarité et entraide, des décisions citoyennes qui peuvent être le creuset de nouvelles manières d’habiter le monde et penser notre rapport aux autres.

Un paradis en enfer a été écrit après l’ouragan Katrina, pour souligner « que nous entrions dans une ère qui verrait l’augmentation et l’intensification des catastrophes ». Mais nul défaitisme dans ce constat dont les années n’ont fait que confirmer la pertinence : ces moments sont aussi ceux où peuvent s’inventer et s’expérimenter de nouvelles formes d’entraide. Depuis, les catastrophes se sont multipliées : méga-feux, désertification, ouragans, fonte des glaces et montée des eaux, extinctions des espèces, en 2020 une pandémie à même mis le monde à l’arrêt et bouleversé nos quotidiens. Si tout semble s’intensifier vers le pire, ces années sont également celles de prises de conscience et de changements culturels, avec une diversification des points de vue et la parole enfin donnée à des populations et des êtres qui en étaient jusque-là exclues.

C’est ce paradoxe qu’explore l’essai de Rebecca Solnit, dont le titre, Un paradis en enfer, n’est pas seulement une allégorie. Paradis (Paradise) est une ville californienne ravagée par un incendie en novembre 2018, avec une rapidité qui a « déjoué tous les plans d’urgence » et a permis l’émergence de nouvelles formes de solidarité. C’est alors joué ce que l’on peut observer et comprendre lors des grands événements de ce type depuis le début du XXe siècle. Ne serait-il pas dès lors possible de tirer des leçons de ces « nouvelles formes d’imagination de soi et de société, et de la planète » qui émergent au cœur des catastrophes, sans qu’il soit besoin de passer par le pire ? « Si une catastrophe secoue assez les gens pour les réveiller, alors on se doit de rester éveillé par ces biais sans le secours d’une catastrophe ». Ce sont ces interconnexions qu’étudie ce texte. « C’est le pouvoir perturbateur de la catastrophe qui nous intéresse ici, sa capacité à renverser l’ordre établi et à ouvrir le champ à de nouvelles possibilités ».

En effet, contrairement aux idées reçues, lors d’un tremblement de terre, d’un bombardement ou d’une tempête, c’est l’altruisme qui prédomine (soupes populaires, dons, refuges, abris et communautés). Si les médias ou les films catastrophes montrent d’abord des comportements individualistes de survie, le tremblement de terre en Californie en 1989 ou le 11 septembre 2001 à New York démontrent l’inverse sur le terrain. L’urgence favorise l’entraide et met en échec les structures politiques et sociales dans lesquels nous vivons. Nous agissons autrement, nous libérons des systèmes. Rebecca Solnit l’illustre à travers l’étude de cinq catastrophes majeures : le tremblement de terre d’avril 1906 qui a scindé San Francisco en deux, l’explosion à Halifax le 6 décembre 1917, le tremblement de terre de Mexico en 1985, le 11 septembre et l’ouragan Katrina. Autour de ces grands chapitres, elle aborde d’autres moments comme le Blitz londonien, la catastrophe de Tchernobyl, la vague de chaleur de Chicago en 1905, l’éruption volcanique en Islande, etc. Et chaque événement corrobore sa thèse centrale.

Chaque fois Rebecca Solnit oppose la réaction décalée et souvent brutale du gouvernement en place, les récits catastrophistes des médias, et la réalité du terrain, des collectifs d’entraide, de liberté, de désir et de solidarité. Cette émergence d’une parole plurielle, spontanée et libre se retrouve jusque dans la forme donnée au livre qui juxtapose essais, études, documents et témoignages : cet essai est polyphonique, il est à lui seul un collectif. Son propos est celui d’un refus des « histoires dominantes », visant à pérenniser des systèmes politiques et sociaux dont chaque moment climatérique de nos histoires collectives démontre l’absence de pertinence. Dans l’urgence (emergency) émergent (emerge) des solidarités et connexions. La catastrophe retrouve son sens étymologique, elle est bien strophê, retournement depuis le bas (kata). Un pouvoir « s’évanouit dans la catastrophe pour laisser place à une société locale, coopérative, collaborative et improvisée ». Et ce sont ces expériences que nous devons retenir et faire prospérer pour résister aux « catastrophes lentes » que sont la crise économique, la pauvreté, la dégradation de l’environnement. On le comprend, le livre de Rebecca Solnit est éminemment politique en ce qu’il place les citoyens et leurs immenses et intenses capacités de réaction et invention au cœur de la cité qu’est notre planète. Contre les discours érigeant capitalisme, concurrence et individualisme en systèmes, contre les représentations médiatiques de la peur et de la haine, contre les films catastrophe qui voient une menace dans autrui, faisons de l’entraide et de l’altruisme, « ce paradis éphémère » qui naît des décombres, notre nouvel horizon.

Rebecca Solnit, Un paradis en enfer. Quand des communautés extraordinaires naissent du désastre (A Paradise built in Hell), trad. de l’anglais (USA) par Hél!ne Cohen, éditions de l’Olivier, « Les Feux », février 2023, 574 p., 22 € 50