1.
Depuis l’an dernier, cette chronique, dont le titre varie selon les saisons, est publiée le mercredi, jour de sortie des films. Mais c’est probablement l’effet d’un heureux hasard, vu qu’on n’y parle assez peu de cinéma, même si la cinéphilie de l’auteur de ces lignes n’a pas été mise en sommeil. En attente d’une édition vidéo permettant de reparcourir librement ce qui, dès la première projection, s’est avéré marquant, le commentateur, n’ayant pris de note, sollicite sa mémoire, n’oubliant pas que toute “critique” doit se faire, non seulement “sur”, mais “avec”, donc en présence – le regard, l’écoute, en éveil, et le toucher sensible. Alors voici : le cinéma de Hong Sangsoo est ce 15 février 2023 de retour dans les salles, moins de cinq mois après la sortie de son 26e long métrage, Juste sous vos yeux, disponible depuis mercredi dernier en DVD chez Capricci. La romancière, le film et le heureux hasard (Arizona distribution) est le titre de ce 27e opus. Et nous connaissons déjà celui du 28e (sorti en Corée du Sud en novembre 2022) : Walk Up. Notons enfin, pour les habitants de la région parisienne qu’une rétrospective Hong Sangsoo s’est ouverte le 13 février à la Cinémathèque française, en présence du cinéaste et de son actrice, par ailleurs directrice de la production et compagne, Kim Minhee (jusqu’au 5 mars 2023).

Apprendre la langue des signes, dans les vapeurs d’alcool, et reconnaître de la pureté dans ce qui s’effondre. C’est un des souvenirs – recomposé, comme rêvé – que je garde en tête plusieurs semaines après avoir découvert La Romancière, le Film et le Heureux Hasard. Ou ces deux lignes de dialogue : “J’ai écrit vraiment beaucoup de romans. Vraiment beaucoup. Mais je n’y arrive plus.” C’est “la romancière” qui parle à son amie libraire qu’elle retrouve au début du film après un long moment d’absence. Elle est une autrice vue à la télévision, donc connue, et plutôt lue, qui se trouve dans son domaine un peu à sec, et donc prête à franchir le pas vers une autre forme d’expression, le cinéma. Pour cela, il lui faudra ce fameux heureux hasard, ou plus exactement un heureux enchaînement de circonstances, qui lui permettra croiser une actrice à qui elle proposera spontanément le rôle principal de ce premier film d’une romancière de renom. Les films de Hong Sangsoo peuvent se raconter, mais il est préférable de s’en dispenser, car ce qui en fait la saveur, ce sont les infimes variations d’un film à l’autre : cette manière très singulière de jouer avec la mémoire des fidèles et, simultanément, de les décevoir, au meilleur sens du terme, en leur proposant à chaque fois autre chose. Seuls les mauvais regardeurs, les sous-doués de l’écoute, penseront qu’il se répète (confondant variation et répétition). Un art de la reprise sans fin et du décalage subtil ; de la vitesse d’écriture, d’exécution, nourrie par une forme de méditation où le temps n’est plus compté ; de saisir la vie ; d’apporter de la durée au fugitif ; de concrétiser l’insaisissable. Certes qui le suit depuis une vingtaine d’années y retrouvera un univers familier, mais toujours en devenir : non fermé. Certains visages (cette fois parfois masqués – covid oblige), certains corps, reviennent, pour notre plus grand plaisir. Par exemple ceux de Kim Minhee qui joue “l’actrice”, de Seo Younghwa (“la libraire”), de Kwon Haehyo (“le réalisateur”) et de la formidable Lee Hyeyoung (pour la deuxième fois, après Juste sous vos yeux), pour laquelle le cinéaste a écrit ce rôle de romancière : “Pourquoi, romancière ? dit-il, je ne peux pas l’expliquer. L’idée m’est venue spontanément. À ce stade, j’avais déjà des images personnelles en boîte, filmées sans intention particulière, celles que vous découvrez à la toute fin avec Kim Minhee et sa mère, dans un parc. Sortir avec une petite caméra dans mon sac, c’est une habitude chez moi. Je voulais voir comment je pouvais les associer à d’autres images, comment mêler leurs différentes textures, c’est ce qui m’intéressait, en écrivant un dialogue aussi naturel que possible. A l’évidence, j’avais besoin d’un personnage qui réalise son propre film. Si elle est d’abord romancière c’est sans doute simplement la naïveté des images que j’avais tournées qui me l’ont inspiré. C’est purement intuitif. Tout le chemin qu’on parcourt jusqu’à cet épilogue a été un moyen de préparer le spectateur à accueillir cette séquence intime de manière convaincante.”

Hong Sangsoo, crédité depuis quelques temps à quasiment tous les postes (scénario, réalisation, image, montage, musique, sound design – mais pas encore prise de son – production), est un des cinéastes les plus libres de la planète. Auteur de fiction, il documente, sans jamais imposer de message. “Dans une scène, il y a beaucoup d’éléments. Je ne peux pas tous les contrôler mais je peux les ressentir. […] Je laisse le plus possible de choses accidentelles possibles sur ma toile et ensuite je choisis.” Sa caméra saisit le réel tout en cachant le soin qu’il met à le mettre en scène, transformant chaque rencontre en moment de grâce. Comme par hasard, derrière la vitre d’un restaurant, une petite fille passe et repasse, s’arrête, fixe étrangement l’actrice, comme fascinée – scène de toute beauté parmi tant d’autres qui renforce ce sentiment d’accidentalité recherchée sans volontarisme : le propre du minimalisme assumé et sans cesse réinventé. N’en dévoilons pas davantage. On peut simplement signaler – les amateurs et amatrices du cinéma de Hong Sangsoo le savant par avance – que, le film précédent étant en couleurs, celui-ci est en noir et blanc avec cependant quelque brefs instants où la règle est transgressée : encore une différence sensible qui renforce ce sentiment de rigueur imparable, sans rigorisme, sans formalisme vain (mais le film suivant, Walk Up, dans lequel nous retrouverons Lee Hyeyoung et Kwon Haehyo, est en noir et blanc, comme quoi…)
Juste sous vos yeux vient d’être édité par Capricci en DVD, ce qui nous permet de le revoir et (quitte à passer pour un obsessionnel) plus d’une fois, constatant que, non seulement la magie continue d’opérer, mais qu’elle se renforce. Les scènes les plus sidérantes (l’éternelle beuverie, mais pas seulement) gagnent à chaque vision, certains détails ne s’imprimant pas d’emblée sur la rétine. Après avoir découvert le film en salle, à la fin de l’été dernier, je notais ceci : Comment rendre compte d’une petite tache de couleur vive semblant se détacher d’une surface où s’opère simultanément une forme d’effacement : de la persistance d’un rouge, ou de l’excessive saturation d’un vert, quand le soleil agit comme une gomme ? Eh bien, ce n’est guère plus facile aujourd’hui, sinon que l’on peut créer ses propres boucles, presque musicalement. Pour le reste, je renvoie à ma lecture d’il y a cinq mois, me contentant de reprendre quelques paroles du cinéaste coréen : “La réalité c’est juste un mot. On partage la définition d’un concept de la réalité. Mais « la réalité », personne ne sait ce que c’est. […] Donc je ne [m’en] soucie pas trop. […] J’essaie de rester ouvert et je reçois toujours quelque chose. C’est ce que j’appelle le processus de « ce qui m’est donné ».” Et aussi cette brève indication : l’irruption sidérante d’un rire qui nous touche à vif, celui de l’ancienne actrice, frêle, mais encore énergique. Quand le “célèbre réalisateur” qui semblait, au moment de leur rencontre bien arrosée, travaillé par le désir de faire l’amour avec “son” actrice (prétexte du film à venir), prend définitivement congé d’elle, au petit matin du lendemain, par un message verbal excluant toute possibilité de “communion charnelle” (le film n’aura pas lieu), elle éclate de rire – trouvant une forme de jouissance libératrice à réécouter en boucle ce message. Ce rire débordant de vie est lié de manière indissociable à la mort – à sa conjuration comme à son acceptation.
2.
Au cours du troisième épisode de cette chronique à la frontière, j’avais indiqué que, si trois bandes dessinées se détachaient en cette rentrée d’hiver, elles n’étaient pas pour autant les seules dignes d’intérêt. En voici quatre autres (en attendant la suite prochainement, la pile des lectures en attente n’étant pas épuisée).
Ouvrant au hasard Ex-libris, le nouveau livre de Matt Madden publié en traduction française par L’Association, je tombe “page 34, 3e case” sur la représentation d’un ouvrage improbable : Tractatus bédéo-philosophicus. Observant de plus près cette image montrant un rayon de bibliothèque, je ris en découvrant le titre d’un autre volume (bien épais, celui-ci), Critique de la bande dessinée pure. C’est parti, Ex-libris sera lu d’une traite et apprécié de la première à la dernière page (une centaine environ). Matt Madden étant un auteur qui se fait rare, on est heureux d’avoir des nouvelles (une petite “Patte de mouche”, Le pont, était sortie l’an dernier aux mêmes éditions, quinze ans après 99 exercices de style, version “oubapienne” des Exercices de style de Raymond Queneau).
Comment rendre compte d’Ex-libris qui, comme tout ce qui requiert une seconde lecture, ne se laisse pas résumer facilement ? Il y est question d’un personnage dont on voit parfois les pieds, et surtout les mains, se saisissant le plus souvent de livres rangés dans la bibliothèque (et parfois de bouteilles d’alcool). Son visage reste inconnu, même si cet inconnu se représente sur un carnet, vers la fin, en tant que personnage de bande dessinée (mais il avoue que le dessin, ça n’a jamais été son truc : “Je pourrais viser une ressemblance précise, mais ce serait impossible”). L’histoire se passe entièrement dans une petite pièce où on trouve aussi un futon, et un tapis au sol. La porte, les murs, le plafond, le sol sont figurés, mais on ne distingue aucune fenêtre : “Les angles formés par les murs constituent mon seul divertissement pour le moment” dit celui qui est “en exil de [sa] propre vie.” Mais, très vite, le personnage a l’idée de se “plonger dans des bouquins, le temps de [se] refaire une santé”. Et dans la bibliothèque, il “n’y a que des bandes dessinées”. En tous genres, bien entendu. D’époques différentes et de tous styles. Ce qui fait qu’Ex-libris se présente comme un grand montage de planches, de cases, de ces ouvrages tirés de cette réserve dont on comprend vite qu’elle n’est pas là par hasard – l’amnésie du “héros de la fable” devant y trouver divers remèdes lui permettant de retracer, de questionner, sa vie, son parcours, et peut-être davantage encore de se réinventer. De s’effacer ? De quitter le cadre – vers un avenir possible où “la page blanche ne fait plus peur.”

Rêve ou cauchemar ? Comme on voudra. Ce récit labyrinthique propose une brève histoire de la bande dessinée – ou plutôt une suite d’à la manière de mettant en œuvre certaines contraintes comme doit le faire tout membre de l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle (OuBaPo) – qui nous entraîne en surface et en profondeur, et conduit à de très étranges révélations. Mais sur qui ? “L’auteur” au sens de Borges ? “Le personnage” au sens de Calvino ? C’est non sans mélancolie, non sans humour (les deux faisant la paire, comme tout un chacun le sait), qu’une histoire composée d’apparitions et de disparition (au pluriel et au singulier), dans la plus pure tradition du “fantastique contemporain”, finit par se boucler, comme en attente d’une reprise qui sera simultanément la même et toute autre. D’où la belle surprise qu’occasionne ce “livre au long cours” qui sort de l’ordinaire en relançant les dés de ce qui fait l’ordinaire de la BD pour en tirer une constellation graphique et narrative brillante, et pas simplement “ludique”, ou divertissante. “Quelle ironie pour moi de chercher du réconfort dans les livres alors que je les tiens responsables de mon malheur actuel.”
Autre livre à retenir de cette rentrée, mais d’une singularité toute autre : Madones et putains de Nine Antico, dans la collection “Aire Libre” chez Dupuis (où a déjà été publié le remarquable Il était deux fois Arthur en collaboration avec Grégoire Carlé). S’ouvrant par une citation d’un poème de Mina Loy, ce récit graphique en trois volets se laisse, lui aussi, dévorer d’une traite : curieuse force d’entraînement de l’écriture, d’autant plus vive que certains détails ne peuvent que nous échapper à première lecture, tant l’autrice joue avec les références historiques, géographiques, littéraires, architecturales, voire iconiques, qui nourrissent son travail, la laissant plus libre que jamais d’y mettre du sien. D’inventer une forme – ce que j’entendais par écriture : mieux qu’une “petite musique graphique”, un sens du rythme auquel contribuent à égalité ce qui paraît jeté et ce qui a pris le temps de “formuler” son trait ; et, si on veut continuer à en faire une lecture musicale, de la mélodie, et peut-être avant tout de la polyphonie. Je relève que le lettrage n’est pas de Nine Antico (mais de Jean-François Rey), ce qui ne l’empêche pas d’être partie prenante de la composition, le plus souvent en noir et blanc, mais çà et là ponctué de couleur (notamment de rouge, celui de rideaux théâtraux, et aussi celui du sang des blessures, ou de divers pactes plus ou moins secrets).

Trois volets – trois histoires : celle d’Agata qui “n’avait pas les poumons fragiles”, mais que son père a décidé d’envoyer dans un sanatorium de Stromboli afin qu’elle soit préservée du scandale causé par l’assassinat de sa mère, la Contessa Giulia Trigona, le 2 mars 1911, par son amant ; celle de Lucia qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, eut la malchance d’être surprise en compagnie d’un soldat allemand (ayant de plus causé la mort de la fille d’un “parrain redouté du quartier”) et pour cela fut tondue, avant que ses cheveux ne repoussent et que son corps ne se métamorphose ; celle de Rosalia, “se sentant inachevée”, qui, ayant “enfreint l’omerta, la loi sacrée de la Mafia” (“pour sa mère, la pire des disgrâces”), finira par se suicider en 1992, peu avant ses 18 ans. Destins tragiques de trois Italiennes aux prénoms de saintes, librement inspirées de faits réels et d’écrits fameux (comme La Peau de Malaparte), mais réinventées par Nine Antico qui fait montre, à chaque page ou presque, d’une remarquable énergie, complexifiant la narration et sa mise en images jusqu’à leur insuffler une belle opacité (une sacrée noirceur, ô combien lumineuse), non pour les rendre illisibles (bien au contraire), mais pour gommer les frontières entre le plus que concret (d’ordre parfois documentaire) et l’immatériel (ou plutôt l’innommable, auquel le dessin apporte une étonnante matérialité). On sent un engagement, comme on dit, corps et âme, non pour faire passer un message, mais pour conduire qui s’y plonge à ressentir – se projetant au bord de l’abîme – ces frottages entre le viscéral et la perte de conscience du corps : l’éprouvé charnellement et la virginité. “Qu’est-ce que cette petite chose qui me rend différente d’une vraie femme ? Est-ce parce que je n’avais pas encore goûté aux plaisirs de la chair ? Je n’avais jamais réalisé que c’était si important. Si c’est cela qui fait la différence, emmenez-moi dans un endroit public, et exposez-moi sur un lit. Je suis plus jeune que vous ne le pensez, mais je vous procurerai un plaisir tellement immense que votre esprit l’appréciera plus que vous n’avez jamais osé l’imaginer. S’il existe un titre plus élevé que celui de femme, il sera pour moi…”
Un bref aparté, entre deux livres de bande dessinée, afin de signaler la sortie de La Fabrique des héros, un ouvrage édité à l’occasion d’une exposition au Musée des Beaux-Arts de Charleroi retraçant “100 ans d’édition chez Dupuis” (1922-2022), dont les auteurs sont José-Louis Bocquet et Serge Honorez, “longtemps associés au destin de ces éditions, l’un à Marcinelle, l’autre à Paris ; l’un, en tant que directeur éditorial, l’autre, en tant que directeur de collection, chacun devenant « le meilleur bras gauche » de l’autre.” On leur doit notamment un considérable travail patrimonial, bénéficiant en principe de superbes maquettes de Philippe Ghielmetti. Et à Bocquet seul, certains choix audacieux pour la collection “Aire libre” dont nous venons de parler.
Le journal Spirou était, d’entre tous, celui que j’attendais avec le plus d’impatience chaque semaine, tout au long de mon enfance. J’en possède encore une petite dizaine de recueils en bon état. Je parle du temps où Franquin dessinait QRN sur Bretzelburg et je dois avouer que la moindre histoire, même grandement oubliée aujourd’hui, continue à me procurer un certain effet quand je la retrouve dans mes archives. Je me souviens, par exemple, des Aventures de Patrick Lourpidon d’Eddy Ryssack. Et je garde précieusement en état certains mini-récits, comme ceux de Bobo de Deliège et Rosy.

Bref, je suis assez bon client pour tout ce qui concerne Spirou, du moins celui de mon enfance, car ma lecture passionnée s’interrompt assez brutalement au passage à l’adolescence, un autre journal, Pilote, prenant alors toute la place – ce que je peux aisément vérifier en parcourant avec attention cet ouvrage. Il y a un moment où je ne m’y retrouve plus : celui où, bien entendu, de plus jeunes que moi se précipiteront pour retrouver ce qui m’échappe (et apprécieront mieux que moi la couverture de cette fabrique). Je dois quand même avouer avoir été attentif à la trop brève aventure du Trombone illustré ; à l’impossible et géniale reprise de Spirou par Yves Chaland (que Bocquet a publié trente ans après dans sa forme originelle chez Dupuis) ; et m’être abonné durant deux ou trois ans (au milieu des années 1980), suite à la naissance de mon premier enfant. À chacun ses madeleines, ce qui compte, c’est que l’histoire soit bien racontée. Et que cette fabrique de héros soit aussi, pour le meilleur, une fabrique d’auteurs – et même d’autrices, Claire Bretécher étant apparue en 1967 à Yvan Delporte, l’âme du meilleur Spirou, celui de “l’avant-1968” (fin de l’aparté).
Le Talisman est un livre de Simon Liberman, publié par les Éditions 2024 dont il est un des deux fondateurs (en 2010, avec Olivier Bron). N’ayant jamais eu entre les mains ses travaux antérieurs – dont je relève les titres : La Traversée des harengs, en 2008, “qui évoque son enfance aux côtés d’une grand-mère marquée par le traumatisme des camps de concentration” ; La Beauté, en 2014 aux éditions L’Employé du moi, “l’histoire d’un soldat qui s’exerce à l’autohypnose en filmant le ciel, les nuages, les paysages, pour arriver à une forme d’extase” –, je découvre avec stupeur ce Talisman qui ne cesse de m’échapper à chaque traversée de cette cartographie singulière de l’inconscient d’une sorte de Shéhérazade contraint de raconter l’irracontable. Simon Liberman, nourri de lectures, de films, de documentaires, ne cessant de faire des recherches sur la toile, collecte tout ce qui se rapporte aux différents conflits aux quatre coins de la planète depuis la seconde guerre mondiale. “Le talisman n’est pas un grigri porte bonheur, un accessoire magique […]. C’est au contraire quelque chose de plus abstrait mais essentiel, intérieur et psychique, qui permet de transposer le réel dans un imaginaire à soi, d’intégrer ces fictions qui conduisent à faire la guerre (propos recueillis par Lucie Servin).”

Au cours de ce même entretien, Simon Liberman cite le poète Paul Celan. On sent quelque chose que les mots ont du mal à traduire, sinon via la force du dessin – du dessein des dessins : celle, souvent muette, de leur continuité, régulièrement interrompue par des intertitres (motivant les images, leur préexistant). “C’est ainsi que je faisais appel au Talisman. Je remplaçais la tête de ces inconnus par celle de proches, d’amis, de connaissances. Mon rôle consistait alors à les « faire passer ». Et c’est ainsi que lorsque la personne était devant moi, je faisais mon travail.” Quel travail ? “Du sale boulot. Ces choses, on les fait, on n’en parle pas.” Et on ne les dessine pas non plus de manière “réaliste”, recherchant plutôt à atteindre cette forme de sublime que peut apporter le “grotesque”, que le jeu avec la couleur renforce. Il est question une fois encore de métamorphose : du corps ; de la personnalité. Qui se confronte à l’épreuve de la torture, côté bourreau, subit en retour une forme de torture mentale. Et, s’il revient “sain et sauf” dans un monde en apparence plus paisible, il n’est plus le même (et à peine un autre). Simon Liberman : “La bande dessinée retrace ce parcours, les étapes progressives, marque les jalons d’un personnage qui perd de sa substance. Mais il reste anonyme, car sa vie déborde du cadre individuel, elle caractérise le pathétique de la fabrique du héros.” Curieux enchaînement de livres – de titres – dans cette petite constellation à la frontière. Et ce qu’il y a de plus éprouvant – au sens où l’on éprouve physiquement quelque chose, si on porte un véritable regard, accordé à une véritable écoute, à ce qui nous est montré –, c’est une fois encore la sidérante lumière qui naît de cet univers sombre : cette noirceur éclatante que l’on se prend, non à la figure, mais au corps, et qui nous traverse, comme une couleur sonore discrètement pénétrante. Mais trêve de bavardages, accordons le dernier mot à Simon Liberman : “Je ne veux pas arrêter une interprétation, encore moins servir une moralité. […] J’ai pensé ce récit comme un conte à la manière d’une histoire qui questionne la nature même des histoires qu’on se raconte et invite à s’interroger sur la responsabilité et le pouvoir des artistes. Il y a un préjugé qui voudrait que la beauté, l’art, la poésie sauvent l’humanité du désastre, or ce sont aussi des constructions imaginaires qui embrigadent les consciences. L’art peut conduire à légitimer l’horreur (propos recueillis par Lucie Servin).” Ce que ne fait certes pas Le Talisman, qui expérimente les pouvoirs de l’image et du récit. À nous maintenant de déchiffrer cette partition, poursuivant ainsi un dialogue dont nous ne savions pas qu’il était, depuis déjà longtemps, engagé.
Iléités de Pierrick Gui chez Super Loto éditions appartient lui-aussi à la catégorie des “inattendus”, du moins pour qui flâne parmi les ignorants dans ce Terrain vague où tout arrive. Là où j’écris ces lignes, n’ayant pas internet, je ne peux me renseigner sur cet auteur que l’éditeur présente en “autodidacte illustrateur pour la presse et l’édition jeunesse, qui réalise des dessins satiriques depuis 2012 pour le journal CQFD, et participe à différents fanzines et ouvrages collectifs de bande dessinée.” Bref, je découvre et m’attache, peu à peu, à cet univers poétique, graphique, où les images se déposent sur de vieux cahiers à petits carreaux. Quoi de plus mystérieux qu’une île ? Et d’autant plus si cette île présente un contour incertain (malgré la découpe nette et précise dans la couverture cartonnée qui lui donne forme d’oiseau ou d’animal marin). Iléités est en plusieurs chapitres non numérotés, introduits par une grande image, suivie d’un certain nombre pages (successivement 13, 15, 15, 15 et 18) en présentant quatre plus petites, chacune étant “sous-titrée” d’une ligne de texte, comme autant de vers d’un work in progress poétique : forme de contrepoint plutôt singulier dans son apparente régularité qui permet de suivre, selon notre humeur, le mouvement des images et/ou celui des mots. “Pierrick Gui, nous dit-on, scrute nos errances et paysages intérieurs, et offre, au-delà de l’île, une ode à « l’impermanence », à la vie et ses mouvements.”

Ce qui est le plus frappant, c’est la composition matérielle de chaque image, ce noir “compulsif”, “hachuré”, que recouvre la couleur, l’enfouissant par moments et à d’autres le faisant resurgir. Le dialogue opère en tous sens sans jamais rien figer. Curieux effet de l’insularité que de tisser des liens, de conduire des tensions plus ou moins chargées d’énergie lumineuse, entre les signes, entre les images et les mots, entre les intentions et ce qui leur échappe. Lire, ce n’est pas chercher à boucler le sens avant de refermer l’ouvrage, mais relancer inlassablement une enquête, nous mettant en recherche d’indices, de souvenirs, de surprises : “L’île forteresse / se protège de tout / et un tout la protège / qu’un rien viendra narguer.” […] “Fichu sel ! Maudit ciel ! Fichu sol ! Tendre foyer.” […] “En cartographie des allers / en symboles des escales / esquisses de l’arrivée / la toile inachevée.”
Hong Sangsoo, La Romancière, le Film et le Heureux Hasard, en salles le 15 février, Arizona distribution.
Hong Sangsoo, Juste sous vos yeux, DVD, éditions Capricci, février 2023, 16€
Matt Madden, Ex libris, L’Association, février 2023, 112 p., 32 €
Nine Antico, Madones et putains, Aire Libre / Dupuis, janvier 2023, 144 p., 21 €95
José-Louis Bocquet & Serge Honorez, La Fabrique des héros, Dupuis, janvier 2023, 208 p., 34 €
Simon Liberman, Le Talisman, Éditions 2024, janvier 2023, 188 p., 25 €
Pierrick Gui, Iléités, Super Loto Éditions, janvier 2023, 100 p., 30 €