Samuel Beckett a écrit directement en français Fin de partie après En attendant Godot au milieu des années 1950. La pièce a été ensuite créée en avril 1957 à Londres puis reprise le même mois au Studio des Champs-Élysées, à Paris, avec Roger Blin dans le rôle de Hamm. Ensuite, acteurs et lecteurs n’ont cessé de rejouer et réinterpréter un texte qu’on considère aujourd’hui comme un classique, de Alan Schneider à Pierre Chabert, Michel Bouquet ou György Kurtág.
Une mise en scène est comme une traduction. Elle est toujours contemporaine de son époque, en l’occurrence, la nôtre. Revoir la pièce de Beckett au début de l’année 2023 dans la mise en scène fidèle de Jacques Osinski influence notre manière de saisir les différents niveaux de signification de ce quatuor en mode mineur : Nagg et Nell, les géniteurs qui croupissent engoncés dans une poubelle, Clov, le domestique boiteux, Hamm, le tyran déchu dans son fauteuil roulant, aveugle et paralytique. Une parodie presque des structures élémentaires de la parenté dans un hospice métaphysique…
Si Theodor Adorno, dans son étude de 1958, « Pour comprendre Fin de partie », entrevoyait déjà l’expression d’un monde post-atomique, cette lecture n’aurait fait que s’accroître avec la crise climatique. On ne peut s’empêcher d’y penser lorsque Clov répond à Hamm qu’« il n’y plus de nature ». Roger Blin s’en défendait en rappelant que cette pièce ne délivrait aucun « message » et que sa force résidait dans sa capacité à faire « exploser le langage quotidien ». Beckett lui-même, contre l’avis d’Adorno, se protégeait en soulignant que sa pièce avait été écrite comme une partition musicale et qu’il fallait davantage être à l’écoute des sons (des sons fondamentaux) que du sens. Dans la suite de la réplique, la contamination phonique de « tordu » ou de « tort » présenterait ainsi plus d’intérêt.
Clov. — Personne au monde n’a jamais pensé aussi tordu que nous.
Hamm. — On fait ce qu’on peut.
Clov. — On a tort.
Le public ne rit pas franchement. Pas d’hilarité que suscitait encore l’attente indéfiniment différée de Godot. Le rire, si rire il y a, est plutôt un « rire bref » (telle une des didascalies qui saturent le texte de Beckett), un rire qui vient de plus loin, du « fond » que contemple Nell et qui s’en tire en reconnaissant finalement que « rien n’est plus drôle que le malheur ».

Il s’agit d’un exercice d’équilibrisme que Frédéric Leidgens et Denis Lavant comme deux orfèvres réussissent parfaitement tout en faisant bouger autrement l’échiquier. Lavant chorégraphie le rôle de Clov, s’immobilise, repart en boitillant dans sa cuisine, revient, déplace son échelle, jongle avec les mots à qui il redonne toute leur charge émotionnelle. Leidgens, lui, dans le rôle de Hamm, un Hamm à l’allure aristocratique, ressemble à un magicien qui ciselle chaque phrase en de vertigineuses arabesques à l’image des mains qui se meuvent mystérieusement en tâtonnant dans la nuit. « Présentez votre supplique, mille soins m’appellent… » Les dialogues, tendres et cruels, s’enchaînent à une vitesse envoûtante. On est saisi, se demande ce que se passe vraiment. « Je te quitte », « je te quitte », répète Clov. « Ça avance », « ça avance », répète Hamm. Ces deux comédiens-là connaissent leur Beckett.
Louis Jouvet, dans Le Comédien désincarné (1954), disait que le personnage se tient à côté de l’acteur, qu’il attend que celui-ci se désincarne afin qu’il puisse s’incarner dans son corps, sa voix. On assiste bien, sur la scène du théâtre de l’Atelier, l’ancien théâtre de Charles Dullin, à une pareille métamorphose : Clov, en Lavant, Hamm, en Leidgens. On retrouve une des fonctions premières du théâtre qui a trop tendance à abuser d’artifices scénographiques (vidéo, micro, décor, son, lumière, etc.) au détriment de la présence brute de l’acteur.
Alors qu’on a dépassé le milieu de la pièce, que Nell est laissée pour morte dans sa poubelle, Nagg avec des accents bibliques maudit Hamm qui comprend que la partie est en train de finir. L’histoire qu’il se raconte à lui-même n’avance plus. Bientôt Clov ne répondra plus de rien. L’un et l’autre, comme les acteurs de la comédie qu’ils se jouent à eux-mêmes, s’apprêtent à gagner la sortie. « Finie la rigolade », dit-il. De nouveau, on ne peut s’empêcher de penser que Beckett, décidément, est un des grands auteurs de notre temps. Ne sommes-nous pas tous en train d’attendre Godot ou d’essayer de quitter un monde qui n’en finit plus de mourir ? Oh le beau spectacle que ça aura été encore…
Samuel Beckett, Fin de partie, Théâtre de l’Atelier (Paris), du 19 janvier au 5 mars 2023, mise en scène Jacques Osinski, avec Denis Lavant (Clov), Frédéric Leidgens (Hamm), Claudine Delvaux (Nell) et Peter Bonke (Nagg).