À Alfortville, 137 évanouissements : tout Tchekhov, à toute Vitez…

Il est des entreprises folles qui nous réjouissent et nous grandissent. La folle entreprise de Christian Benedetti est de celle-là. Dans son Théâtre-studio d’Alfortville, une extraordinaire troupe d’acteurs et actrices porte l’ensemble des « grandes » pièces de Tchekhov en deux journées, dans l’ordre chronologique de leur écriture. Les pièces en un acte viendront prochainement.

Ce dimanche, La Cerisaie succédait aux Trois sœurs sur le très sobre plateau du studio, lieu unique pour tous les spectacles, tout en béton et en bois brut, en angles vifs et en espaces vides, marqué sur ses murs par le temps qui a passé.

© 137 évanouissements / Alex Mesnil

Le texte de Tchekhov y est pris au pied de la lettre, articulé sans langueur, à toute vitesse. Le rythme alerte, qui peut déconcerter pendant les premiers instants, embarque acteurs et spectateurs dans une  dynamique énergique. Les dialogues y résonnent dans une forme d’urgence inouïe. Tout ce qui est nécessaire est là, c’est-à-dire tout ce que dit le texte : les chaussures de Lopakhine sont jaunes, les bottes d’Epikhodov grincent, la ceinture de Natacha est vert émeraude, le samovar est offert pour l’anniversaire d’Irina, Yacha fume un vrai cigare…. Mais tout ce qui est superflu est effacé : pas de psychologie, pas de décoration, pas de folklore… Les costumes sont des patchworks : des vestes de l’armée russe cohabitent avec des jeans contemporains. Mi-théâtre mi-ville, ils font sens avec le texte et dénoncent l’artifice. Ils nous ramènent au présent du plateau, ou tout est « bricolé et provisoire, mais dans l’enthousiasme », comme l’écrivit Claudel sensiblement à la même époque que Tchekhov pour une autre aventure théâtrale.

© 137 évanouissements / Alex Mesnil

Le plateau est presque nu, uniquement meublé par quelques accessoires issus des cintres ou roulés depuis les coulisses. Sobre, dépouillée mais pas sans grâce, la scénographie dessine tous les espaces, extérieurs comme intérieurs, à coups de quelques éléments en bois ou en fer, qu’on dirait glanés dans des greniers ou brocantes. Tout est modeste et chargé de ce qui a déjà eu lieu. Sur le piano des Trois sœurs, le portrait du père en uniforme est celui d’Antoine Vitez, hommage rendu au professeur admiré, et à ce poète d’un théâtre « pauvre » qui laisse la place aux mots et à ceux/celles qui le portent. La nouvelle traduction, composée pour le spectacle, contribue à libérer le jeu et à fluidifier les rapports entre les personnages : le tutoiement, les mots d’aujourd’hui et les noms d’oiseaux créent une proximité dépourvue de tout decorum. Et c’est bien un nouveau Tchekhov qu’on entend, rugueux, qui claque à nos oreilles dans cette version réduite à l’os, et dont le désespoir est d’autant plus poignant qu’il n’est amorti par nulle fioriture.

© 137 évanouissements / Alex Mesnil

Les acteurs, et tout spécialement les actrices, évoluent avec une aisance déconcertante dans cette pièce-fleuve. Protagonistes de toutes les pièces, ils sont chez Tchekhov comme chez eux, et mettent chacun de leurs rôles à hauteur d’hommes, et de femmes. Car vraiment, les rôles féminins et leurs interprètes sont dans ces deux pièces chargés d’une intensité et d‘une émotion rares. Amoureuses désenchantées, sœurs sacrifiées, idéalistes solitaires, elles parcourent la gamme des déceptions avec une allégresse déchirante. Christian Benedetti ne s’y est pas trompé qui se distribue dans des rôles d’amoureux, cueillant des baisers sans avenir sur les lèvres de ces très belles jeunes femmes dans les temps de suspension dont le spectacle est ponctué. Le texte devient partition, alternant les croches et les silences, joués exactement comme des temps gelés en pleine action. Les personnages se retrouvent ainsi dans des face à face inédits, immobilisés quelques instants les yeux dans les yeux, pour des silences qui disent ce que les paroles du quotidien ne peuvent prendre en charge. Face public aussi quelquefois, ces ponctuations, ces « 137 évanouissements » qui donnent leur nom au projet, installent le vide au cœur du spectacle, un vide comme un creux, comme l’empreinte de ce qui n’a pas eu lieu, de ce dont on a rêvé. Ils font vibrer au cœur du propos « le transparent glacier des vols qui n’ont pas fuis » : Irina, jouée par Leslie Bouchet, tout en en blanc au début des Trois sœurs, palpite, comme ce cygne dont l’envol est impossible, dans l’élan esquissé vers Moscou, vers autre part où la vie serait plus vivante.

La succession rapprochée des deux pièces amplifie les échos qui existent entre elles : les mêmes fleurs servent à l’anniversaire d’Irina (les trois sœurs) et à l’entrée d’Epikhodov (la cerisaie). Quelques phrases semblent même reprises de l’une à l’autre, à propos du temps qui a passé si vite, de la vie qu’on n’a pas vécue et de la beauté fugitive… et les acteurs, circulant de l‘une à l’autre déjouent l’écueil de la psychologie, faisant apparaitre les personnages comme des figures, antiques ou contemporaines, on ne sait plus trop. Tchekhov n’est plus ici d’aucun temps ni d’aucun pays.

À l’inverse des autres, la scène finale, l’abandon de Firs, est étirée par la lente déambulation du vieil homme qui prend le temps de constater le vide et de se résigner enfin à s’allonger. Le public retient son souffle avant que n’éclate le son des tronçonneuses qui marquent la fin de la traversée, puisque La Cerisaie est l’ultime étape du voyage. Par bonheur,  il reste possible de revenir un autre jour, pour retrouver la troupe dans une autre pièce, refaire famille avec elle et avec les mots de Tchekhov si vivants et si forts.

Christian Benedetti, 137 évanouissements, du 9 mars au 29 mai 2022, Théâtre-Studio d’Alfortville, toutes les informations ici.
MERCREDI Les 9-16-23-30 mars et 6-13-20 avril 20:30 Ivanov
JEUDI Les 10-17-24-31 mars et 7-14-21 avril 19:30 La Mouette et 21:30 Oncle Vania
VENDREDI Les 11-18-25 mars et 1-8-15-22 avril 19:30 Trois sœurs et 21:30 La Cerisaie
SAMEDI Les 12-19-26 mars et 2-9-16-23 avril 16:00 Ivanov, 18:05 La Mouette  et 20:00 Oncle Vania
DIMANCHE Les 13-20-27 mars et 3-10-17-24 avril 15:30 Trois Sœurs et 17:45 La Cerisaie
À partir du 11 mai s’ajouteront les pièces en un acte, puis à partir du 18 mai Sans père.