Isabelle Alentour : « Donner un nom à ce qui échappe: le trop intime, le monstrueux » (Ainsi ne tombe pas la nuit)

L’écriture est blessée et mordante : Isabelle Alentour produit une poésie incisive et nécessaire qui dit l’atroce plus qu’elle n’en parle. Avec Ainsi ne tombe pas la nuit (2019), la poète signe un texte bouleversant où, plus que jamais, l’expression « rage de l’écriture » fait sens et s’inscrit « chair et verbe sur le papier ».

Syrie, le cri étouffé (2017) de Manon Loizeau et Annick Cojean

Ainsi ne tombe pas la nuit est né d’une prise de note, impérieuse, dictée par une urgence de l’écriture au moment où la poète regarde Syrie, le cri étouffé (2017) de Manon Loizeau et Annick Cojean, un documentaire bouleversant où lui parviennent pour la première fois les témoignages des survivantes aux viols de masses commis par les forces armées partisanes de Bachar Al Assad. Les vers de la poète sont comme autant d’échafaudages qui édifient un récit pourtant insoutenable. Ce faisant, elle empêche ainsi une nuit silencieuse de tomber sur les crimes syriens. Ainsi ne tombe pas la nuit est cette rencontre sororale, aussi singulière que précieuse, entre la poésie et les blessures des survivantes, entre la prise de parole et la prise de conscience d’une poète sensible aux choses que l’on tait et que l’on répute indicibles.

Ainsi ne tombe pas la nuit est ce projet de nommer ce que l’on refuse d’entendre. Selon l’ONU plus de 7000 civiles, essentiellement des femmes et des adolescentes, furent violées, tuées, agressées sexuellement et torturées par les soldats du régime de Bachar Al Assad, dans les centres pénitenciers d’abord puis dans l’ensemble du pays et de façon stratégique. La parole des survivantes est prise en étau entre, d’un côté, le silence imposé par une souffrance indicible et, de l’autre, une silenciation volontaire de la part de la société syrienne. La prise de parole des syriennes exilées aux frontières a donc quelque chose d’extraordinaire : elles parlent pour que nous les écoutions et cette écoute doit se révéler à la hauteur. Pour Isabelle Alentour se pose également la question de la restitution d’une parole, de sa posture de poète, prise dans une démarche funambulaire où il lui faut nommer le monstrueux sans pour autant exhiber l’intime :

« Écrire.
Peu.

Donner un nom à ce qui échappe : le trop intime, le monstrueux. »

Comment parler de ces viols odieux sans exhiber l’intime et ne pas redoubler symboliquement de violence à l’égard des survivantes ? La poète nous répond dans son langage : « Écrire avec la retenue des forêts. Sans souffrance inutile pour les arbres manquants. » Les arbres manquants, celles qui n’ont pas survécu. Les arbres dont l’écorce est « frottée de sel », les Syriennes qui, depuis 2011, subissent des viols censés détruire les membres masculins de la famille, accusés de résistance par le régime Al Hassad : « violées sur ordre du régime, condamnées par la coutume : deux fois martyres ». Les viols de masse sont utilisés comme arme de guerre par des hommes pour atteindre d’autres hommes, le corps des femmes en plus d’être tabouisé n’est qu’une caution de l’honneur de la famille. Comme dans un cauchemar, la survie est un prolongement de l’enfer :

« On leur a laissé la vie.
Alors elles vont.
Une oscillation légère dans la hanche elles vont les rues, claudiquent le long des murs.
Ne savent faire que ça.

Plus jamais ne se renversent dans le soleil.
Vivre et survivre s’entretuent. »

Avec Ainsi ne tombe pas la nuit, le fait que nous n’en ayons pas idée est révolu. Vers la fin du documentaire de Manon Loizeau une survivante déclare : « On sait que les gens vont regarder le film et partir. Ils seront un peu troublés, puis ils vont vite oublier. » Mais de l’oubli il n’est pas question non plus. Et dans notre société occidentale dominée l’écrit, la démarche d’Isabelle Alentour fait et fera reculer l’oubli. Même si la poète a conscience que ça ne changera rien ou peu :

« J’écris, vous lisez, les lettres s’écrasent sur le plancher mais toutes les portes restent fermées.
Cela n’ouvre rien d’écrire.
Dites-le avec moi : Rien d’écrire. »

La poète semble être prise dans ce paradoxe : l’écriture n’ouvrira pas les cellules dans lesquelles sont enfermées les Syriennes mais ne pas écrire serait éthiquement impossible.

Une autre question se pose : après la parution de ce cette critique, qui, sachant de quoi il parle, ira le lire acheter ce livre ? Pourquoi lisons-nous de la poésie, qu’attendons-nous d’elle, n’est-elle pas précisément le genre qui permet de dire le monstrueux ? Les viols de masse existent et la littérature contemporaine ne peut l’ignorer sous prétexte que ce n’est ni attrayant pour les lecteurs et les lectrices ni une bonne affaire pour une maison d’édition. Saluons donc la ligne éditoriale militante des éditions iXe qui publient Ainsi ne tombe pas la nuit.

Le recueil s’ouvre sur une colère, singulièrement vibrante sous la plume de la poète, qui accuse l’indifférence et la surdité générale face à la souffrance des Syriennes. Pourtant, la première image surprend dans son décalage : une nuit claire et douce d’été, des arbres fruitiers et l’atrocité commise au loin. Dans cette nuit, on entend distinctement les chiens aboyer mais on refuse d’entendre les cris des femmes. Les « chiens violents », associés ici aux violeurs, aboient pour couvrir les cris dans la nuit claire qui ne cache rien, comme au grand jour, la véritable nuit étant celle de l’oubli. À cette première image du silence choisi succéderont cinq autres moments construits par la poète comme des clés formant les arcanes d’un récit à la fois commun et polyphonique. Ces différentes parties du texte suivent une progression chronologique allant des cris que l’on entend ou que l’on refuse d’entendre dans la nuit, aux viols dans les prisons, à la prise de parole et au regard face à la caméra. Depuis le titre jusqu’aux derniers vers, le texte est empreint de cette nuit noire de l’oubli ou du traumatisme :

« Il fait nuit.
Dans leurs yeux il fait nuit désormais.
Une nuit d’avant l’humain.
Ou d’après.
Une nuit qui a dénudé jusqu’au cadavre intérieur
(…)
Il fait une nuit de blessure dans leurs yeux mais jamais blessure du regard n’a été aussi belle. »

Une des singularités de ce recueil est l’attention accordée à des détails qui pourraient sembler anodins mais se révèlent d’une importance fondamentale pour frôler la perception des survivantes :

« ce soir-là, quand ils l’ont traînée avec leurs pieds mous de la cellule jusqu’à la chambre des enquêtes à l’autre bout du couloir de trente mètres, elle a vu, posé sur la table à côté des bouteilles d’alcool, un paquet entamé de gâteaux secs à la figue »

Dans cette strophe, l’écart n’est pas seulement celui, mesurable, entre la cellule et la chambre mais également celui entre l’horreur et le banal — souligné par le paquet de gâteau —, entre l’humain et le bourreau. L’incompréhension et la colère règnent : « Leur arrive-t-il de douter, attablés devant leur tasse vide ? Nomment-ils ce qu’ils font ? ». Cet écart entre l’homme et ses actes monstrueux n’est pas sans rappeler la banalisation du mal théorisée par la philosophe Hannah Arendt à propos des crimes nazis. Mais à la différence de la Shoah, les viols de masse syriens ne sont pas largement mis en scène dans des fictions ni encore communément considérés comme un objet historique : il n’y a pas à proprement parler cette distance que permet le regard historique. Et derrière ce constat, se tapissent la crainte et l’amertume que ces évènements, parce que jugés peu importants, n’entrent pas dans l’Histoire mais dans l’oubli :

« Ne prononcez pas ces mots.
La seconde mort.
Celle qui se troue d’un blanc après que tout est fini.
L’oubli des victimes.
Non, ne vous fatiguez pas à prononcer ces mots. Les égouts de l’histoire s’en chargeront. »

Isabelle Alentour prononce « ces mots » et elle prend le parti d’une écriture dont la violence se loge dans les détails que l’on épargne ordinairement. En témoigne cette attention étrange portée aux pieds « mous » des violeurs comparés aux pieds tendus et abîmés des victimes que l’on traîne dans ce fameux couloir de trente mètres. Et puis il y a la réalité des corps : le sang sur le sol sale, les vagins aux parois abîmées et fissurées, des victimes enceintes ou celles auxquelles la violence des coups a fait perdre leur enfant, la sortie de prison avec une démarche boitillante. Nous, lectrices et lecteurs, trouvons cela difficile à lire, mais Isabelle Alentour souligne la résilience de ces femmes :

« je les ai vues se redresser, caméra droit dans les yeux.
Je les ai entendues parler haut, nous apostropher, droit devant, sans détours.

J’ai respiré la fierté de l’une, à la colère de l’autre. À leur honneur reconquis, à leur force invaincue.
J’aurai voulu les embrasser ».

Soulignons la dimension sororale de ce dernier vers, si présente dans l’écriture de ce recueil dont la dernière partie, « jamais seule », est le point culminant. Isabelle Alentour fait dialoguer sa blessure au moment de l’accueil des témoignages avec les blessures (nullement comparées et comparables) avec lesquelles vivent les Syriennes, quand bien même « vivre et survivre s’entre-tuent ». Ainsi, la poète ne parle pas seulement des atrocités commises par les soldats du régime mais également de la réception de ces récits. Que faisons-nous ?, semble t-elle demander. Et plus encore : Qu’en faisons-nous ? Il paraît évidant que pour la poète et précisément en tant que poète, elle ne peut en rester là. On devine alors les enjeux éthiques que pose un tel projet poétique. Le sujet est vertigineux, sensible et politique et ne semble pouvoir être mené à bien que s’il y a une blessure capable de faire écho à celles des Syriennes. Il ne s’agit pas de s’approprier une prise de parole difficile, des récits ou des expériences mais de partager cette confrontation au langage et à cette violence qui repousse de nouveau les frontières de l’humanité vers un monstrueux sadistique. Isabelle Alentour nous parle de cette rage de l’écriture qui l’a saisie et de l’urgence de s’en saisir, à son tour, d’écrire et de leur répondre comme pour signifier que leur appel a été entendu.

« j’ai écouté leurs voix.
C’est étonnant comme cela devient poreux quand une blessure écoute une autre blessure.
Je me suis approchée de leurs voix, je suis entrée en elles. Sans blesser. Voix après voix, visage après visage, je suis entrée en chacune de leurs voix, chacun de leurs visages »

La métaphore de l’animal blessé duquel il faut s’approcher avec délicatesse et patience me semble appropriée pour parler des « sujets sensibles ». Il ne s’agit pas de « prendre des pincettes » mais d’apprivoiser et de se laisser apprivoiser. L’indocilité est celle du sujet mais elle devient également celle du langage qui est éprouvé par l’expérience, quand bien même cette dernière est de l’ordre de l’écoute et de la prise de conscience. Prendre la matière des témoignages, aussi indocile soit-elle, pour en faire quelque chose de lisible ou de beau est hors de propos. Cela s’apparenterait à une démarche d’appropriation de la parole. Non. Il s’agit de digérer, de réapprendre. Primo Levi écrivait que là où la violence est faite à l’humain, il y a de la violence faite au langage. Isabelle Alentour formule cette expérience où le langage résiste :

« Cela ne peut venir que comme une aspérité, immensité après immensité.
Enchaîner les syllabes, quelque chose de dire. Quelque chose d’indocile.
L’alphabet ne se remet pas facilement en ordre. Ça cogne aux extrémités, ça plie aux genoux. »

Un véritable dialogue se noue entre les témoignages et la langue de la poète qui insère, en italiques, des fragments de paroles des survivantes :

« Écriture tête en bas, cramponnée au seul geste qui reste.
Ma famille me manquait, je voulais voir ma mère.
J’ai attendu des jours et des jours que quelqu’un vienne.
La feuille de papier dégouline, chiffon souillé suspendu à un clou.
Puis la porte s’est ouverte. Trois colosses sont entrés.
Stylo déraille.
Je ne savais pas ce qui m’arrivait sinon que j’avais mal, je hurlais, mon esprit échappé dans un vide très noir. »

Cette incorporation du témoignage dans la création évoque les travaux du compositeur Steve Reich dans le deuxième morceau de son album Different Trains (1989) où les témoignages des survivants et survivantes des déportations nazies sont enregistrés et incorporés à l’ensemble comme un instrument, leurs voix et leurs intonations soulignés par des violons, les différentes histoires assemblées, tel un patchwork, en une seule histoire. Comme chez Steve Reich, il y a chez Isabelle Alentour un respect de la parole des victimes et des mots qu’elles emploient, même s’ils sont issus d’une traduction. Leur réinvestissement dans la création littéraire leur confère une puissance et une portée nouvelles.

Dans un entretien accordé à la revue Terre à ciel, Isabelle Alentour parle de son rapport à l’écriture et plus spécialement de ce que lui apporte l’écriture poétique. Elle parle d’un « dire qui ne peut être atteint ni par la description, la démonstration, l’élaboration ou la narration. Seulement par le resserrement d’une écriture, l’écriture poétique, qui tente de dire le réel, quand bien même elle a pris acte qu’il existe de l’incommunicable, de l’irreprésentable. Non pas pour en annuler le caractère indicible, mais au contraire pour l’honorer dans le langage. » Cette mise à l’honneur, qui se distingue d’une mise en valeur, n’enlève donc rien à l’indicible de la souffrance mais déplace les récits dans une autre sphère qui est celle de la production littéraire. Si l’indicible n’est pas levé par respect des survivantes, par pudeur et empathie, il est nommé par la poète comme partie intégrante de la violence subie :

« Tout en elle la quitte.
Ce qui hurlait devient muet.
Bouche à terre abattue, à mâcher la langue inexcusable.
Comme si on avait coupé le son des mots »

La métaphore acoustique est précieuse, elle nous suggère que ces mots existent, ces crimes existent, mais qu’il faut tendre l’oreille. Il est facile de parler d’une « libération de la parole », comme beaucoup le font au sujet du mouvement #MeToo, mais il est peut-être tout autant, voire plus pertinent de questionner notre écoute. Tout se passe « comme si on avait coupé le son des mots ». Le son des mots n’est pas coupé, le problème réside dans la coupure de l’écoute.

Pourquoi écrire sur « ça » ? Pourquoi lire ou travailler sur ce sujet ? « Parce qu’elles ont parlé », répond la poète : « Elles parlent pour ne pas en rester là, elles parlent pour que vous les entendiez, elles parlent pour que je les entende avec mes mains de papier, elles et leur cadavre à l’intérieur. » Lire un texte de poésie qui dit l’horreur des viols de masse en Syrie, ne serait-ce pas notre façon à nous, lectrices et lecteurs, de ne pas en rester là ?

Isabelle Alentour, Ainsi ne tombe pas la nuit, éditions iXe, mai 2019, 76 p., 12 €