« J’ai toujours eu Matisse dans le ventre. »
En dehors de la peinture, Janice Biala eut deux grandes amours dans sa vie : la France, et l’écrivain Ford Madox Ford. Née dans une grosse ville de garnison en Pologne, alors sous domination de la Russie tsariste, elle connut très jeune New York et la bohème de Greenwich Village ; Provincetown à l’époque où c’était encore un village d’artistes et de pêcheurs ; le Paris bouillonnant de l’entre-deux-guerres, où elle fréquenta entre autres Gertrude Stein, Ezra Pound, Henri Matisse, Pablo Picasso et Piet Mondrian. Après avoir fui l’Europe nazie, elle fut la mécène de Willem de Kooning ; participa à la fondation de l’expressionnisme abstrait à New York aux côtés des plus grand.es artistes de l’époque ; puis elle revint s’installer en France, comme Joan Mitchell et Shirley Jaffe, où elle finit par être classée dans « l’école de Paris », avant de s’éteindre avec le XXe siècle.
Biala, c’est la synthèse entre Europe et Amérique, entre modernisme et abstraction. Biala, c’est quatre-vingts ans de pratique artistique couvrant presque tout le XXe siècle, mais dont on reconnaît aussitôt le style inimitable. Biala, c’est une peintresse au caractère en acier trempé, qui toujours lutta pour s’adapter aux circonstances – particulièrement difficiles –, jusqu’à plusieurs fois changer de nom, de nationalité, mais sans jamais rien céder de son identité, et qui sut s’imposer parmi les plus grand.es de son époque bien que née femme et juive dans l’empire du tsar de toutes les Russies.

L’histoire de Janice Biala débute dans les derniers feux du XIXe siècle et s’éteint au seuil du XXIe. Schenehaia Tworkovska est en effet née le 11 septembre 1903 à Biala Podlaska, ville de garnison impériale d’importance, située en Pologne alors sous domination russe, à la population juive largement majoritaire. Son père, Hyman Tworkovsky, tailleur de profession, a déjà plusieurs enfants. Après la mort de sa première femme, il épouse Esther, future mère de Yakov, né en 1900, puis de Schenehaia. En 1910, désirant sans doute un avenir meilleur pour lui et les siens, Hyman Tworkovsky décide d’émigrer aux États-Unis avec seulement, dans un premier temps, les enfants issus de son premier mariage, déjà presque adultes. Un cousin dénommé Bernstein leur sert de « sponsor », c’est-à-dire de caution pour faire valoir le « regroupement familial ». Toutefois, pour que cela fonctionne, il est nécessaire de porter le même nom : Hyman Tworkovsky devient donc Herman Bernstein.
À quoi ressemble l’existence de la petite Schenehaia, restée seule avec son frère et sa mère dans cette ville militaire, en ce début de XXe siècle qui n’a pas encore connu les grands bouleversements et catastrophes à venir ? Les enfants dessinent-ils déjà ? Ont-ils beaucoup souffert du départ de leur père et de leurs autres frères et sœurs ? Comment vivent-ils le déracinement qui les frappe, trois ans plus tard, lorsqu’enfin ils entreprennent ce long voyage sans retour ? Entre-temps, leur père a réussi à s’installer comme tailleur à Manhattan et, dès que possible, il les fait venir. À l’époque, les migrants débarquent par millions à Ellis Island en provenance d’Europe, en particulier d’Europe de l’Est, dont beaucoup de Juifs fuyant les persécutions. Quelles sont les chances qu’une petite fille de dix ans, issue d’un milieu pauvre, réussisse à devenir une artiste d’envergure internationale sur cette terre nouvelle dont elle ne sait rien et ne parle pas la langue ?
Après une traversée sans doute aussi effrayante que passionnante pour des enfants, c’est l’arrivée à New York, le 26 septembre 1913. J’imagine bien un tableau de Biala représentant cette vue du port dépouillée, dans des tons de roses, une statue de la Liberté brumeuse à l’horizon, comme un emblème de tous les possibles… Leur avenir est-il rose ? Sans doute pas au début.
Dès qu’ils posent le pied en terre d’Amérique, Shenehaia et Yakov Tworkovsky sont rebaptisés Janice et Jack Bernstein. Toute la famille s’entasse au fond de la petite échoppe de tailleur ouverte par leur père, dans ces logements de pauvres qu’on appelle les « tenements ». À l’époque, le Lower East Side grouille d’immigrés sans le sou, mais prêts à tout pour se réinventer et se bâtir une nouvelle vie. Et c’est exactement ce que vont faire Janice et Jack. Le frère et la sœur possèdent en effet cette incroyable faculté d’adaptation qui transforme chaque obstacle en opportunité à saisir et chaque possibilité nouvelle en un défi à relever. Entre eux se développe très vite une sorte de rivalité féconde, et toute leur vie ils garderont des liens très proches, notamment grâce une correspondance fournie. On ne sait pas grand-chose de leur prime jeunesse, on les imagine allant à l’école, apprenant l’anglais tout en travaillant à côté, exerçant déjà toutes sortes de petits boulots. On mesure le déracinement culturel, linguistique… Tous leurs repères ont sauté, en dehors de la famille proche.
Ils s’habituent sans doute très vite à leur nouvel environnement, car dès la fin de l’adolescence, désirant autre chose que ce que leurs parents ont à leur offrir, Jack emmène sa sœur s’installer à Greenwich Village, rendez-vous des artistes et de la bohème depuis 1850. Ensemble, ils décident de reprendre leur nom d’origine, amputé toutefois de sa dernière syllabe. Ils sont désormais Janice et Jack Tworkov. Celui-ci envisage de devenir écrivain ou journaliste et pour cela étudie à l’université de Columbia. Tout change un jour du printemps 1921, où ils vivent une véritable épiphanie.

À l’époque en effet a lieu au Brooklyn Museum la première exposition aux États-Unis des toiles de Paul Cézanne et d’Henri Matisse. Pour Janice et Jack, c’est le choc. Lui est subjugué par Cézanne, elle par Matisse. Elle a dix-huit ans. C’est elle qui entraîne son frère vers la peinture. Dès lors, elle sait ce qu’elle veut et s’inscrit (avec son frère) à la National Academy of Design, enchaînant pour payer ses études tous les petits boulots possibles, comme vendeuse chez Macy’s, ou employée de la compagnie du télégraphe Western Union. Parmi ses professeurs, le peintre Charles Hawthorne l’introduit à l’école de Provincetown, dont il est le fondateur, et notamment à l’œuvre d’Edwin Dickinson, son brillant disciple. Or Janice et Jack éprouvent déjà une profonde admiration pour Dickinson. À l’été 1923, Janice persuade Jack d’aller passer la saison à Provincetown : ils s’y rendent en stop.
La rencontre de Janice avec Dickinson s’avère capitale pour sa formation, et il suffit de voir les toiles du peintre pour comprendre cette filiation. Une version dépouillée du réel, des paysages épurés, des aplats de tons subtils qui délimitent les espaces, des couleurs qui fondent la composition. Dickinson apprend à l’apprentie peintresse à se concentrer sur l’essentiel, à dépasser ce qu’elle a sous les yeux pour en tirer une vision abstraite en deux dimensions ; il insiste sur le fait que l’harmonie des couleurs est plus importante que la représentation du sujet. En effet, pour lui, le point de départ d’un tableau, c’est une touche de couleur, ou plutôt deux : « Deux touches de couleurs mises sur le même plan, ce qui bien sûr est nécessaire car il ne peut y avoir une seule couleur. Elles existent toutes dans une relation d’harmonie commune. »

Biala est une coloriste. Et son usage de la couleur appris très tôt aux côtés d’Edwin Dickinson, aussi loin du réalisme que du sentimentalisme, fait d’elle une moderniste, comme son mentor. En 1937, lors d’une conférence, elle va encore plus loin : « La toute première touche de peinture que vous mettez sur la toile donne le ton à tout ce qui va suivre. Comme quand on écrit un roman… aucun mot ni expression ne doit être là juste parce ça vous plaît, donc chaque touche de couleur dans le tableau doit mener à un mouvement défini et être liée à toutes les autres touches de peinture du tableau. Parce que le rouge n’est pas rouge en soi, sa qualité ne devient apparente que lorsqu’il y a du vert à côté, ou encore la qualité du vert n’émerge que parce qu’il y a du violet à proximité, etc. Alors, c’est contre la couleur que vous déterminez les formes, les lignes et la texture. »
Jack est conquis par la vie à Provincetown, mais Janice décide de retourner vivre dans la société bohème de Greenwich Village. C’est pourtant à Provincetown qu’a lieu sa première exposition de groupe en 1927. Dès la fin des années 1920, elle commence à être connue et expose dans des galeries comme G.R.D. Studio, à l’origine de la carrière de beaucoup de jeunes artistes de l’époque. Parallèlement, elle reste très présente dans les colonies d’artistes de Woodstock et Provincetown et devient amie avec Blanche Lazzell, Dorothy Loeb, William Zorach, restant toujours proche d’Edwin Dickinson. La crise de 1929 la plonge dans une situation difficile. Les galeries ne vendent plus, le chômage atteint des sommets, en outre, elle s’est mariée sur un coup de tête avec le peintre Lee Gatch.
Elle écrit à l’époque : « Si j’arrive à gagner cent dollars, je partirai en Europe et j’y resterai. » En avril 1930, son amie la poétesse Eileen Lake l’invite à lui rendre visite à Paris. Les étoiles s’alignent : un riche couple de mécènes lui offre le voyage. Au même moment, sur les conseils du peintre William Zorach, elle décide de changer de nom. Elle écrit à Jack : « J’ai décidé de changer de nom pour qu’on ne me confonde pas avec toi. À présent je m’appelle Biala. Ce n’est pas une mauvaise idée si je veux continuer à peindre. » En effet, à la faveur de tous ces bouleversements, elle a compris que peindre était la seule chose qu’elle sache faire. Hélas très peu d’œuvres de cette époque subsistent.

Avec le biais de toute rétrospection, l’année 1930 apparaît vraiment comme le moment décisif de la carrière de Biala. Elle a vingt-sept ans, un fort caractère, des opinions bien tranchées, c’est une libre-penseuse qui, s’appuyant sur son expérience vécue et sa pratique artistique, décide de prendre sa vie en main. En quittant les États-Unis (elle vient juste d’obtenir la nationalité américaine), elle s’affranchit du destin familial choisi pour elle par son père ; elle s’engage pleinement en peinture, tout en mettant une double distance avec ce frère si doué et si proche qui risquerait de lui faire de l’ombre ; enfin elle s’arrache à un lien conjugal trop vite noué pour aller vers celui qui sera son grand amour. Bref, elle se réinvente.
À l’époque, le livre préféré de Janice Biala est Les Trois mousquetaires. Plus tard elle dira que c’est à cause du personnage de Porthos qu’elle est devenue artiste. Sans doute est-ce cette sensibilité littéraire qui la pousse, peu de temps après son arrivée à Paris, à accompagner son amie Eileen Lake chez l’écrivain anglais Ford Madox Ford, qui tient salon tous les jeudis : elle brûle d’y rencontrer Ezra Pound censé venir ce jour-là. Mais pas trace de Pound. Biala, dépitée, se retrouve assise à côté de son hôte, dont elle n’a jamais entendu parler. Pourtant, à l’époque, l’écrivain âgé de cinquante-six ans fait partie des plus grands auteurs anglais contemporains. Il a publié une soixantaine de livres, c’est un boulimique de travail qui a fondé deux éminentes revues littéraires, il est également critique et éditeur, a notamment été le premier à publier James Joyce et Ernest Hemingway, mais c’est aussi un homme à femmes, qui a enchaîné au cours de sa vie de nombreuses relations avec des femmes éminentes, souvent écrivaines ou artistes, dont l’une des dernières en date n’est autre que Jean Rhys. Le « long dialogue passionné » (expression de Biala) qu’ils entament en ce premier mai 1930 ne s’arrêtera qu’en juin 1939, à la mort de Ford.

Tous les amis de Ford Madox Ford, ce jour-là, voient bien qu’il est totalement subjugué par la jeune peintresse qui, malgré sa jeunesse, fait preuve d’une grande maturité. Quand les invités s’en vont, Ford propose à Biala et Eileen Lake d’aller manger dehors, puis d’aller au bal danser jusqu’à l’aube. Janice Biala et Ford Madox Ford se revoient régulièrement dans les jours qui suivent, et au bout d’un mois, ils sont inséparables. Dans ses lettres à son frère, Biala ne parle de Ford qu’au bout de quatre mois, quand celui-ci la demande en mariage. Grâce à lui, elle se trouve soudain projetée au cœur du tout-Paris littéraire et artistique. Installé en France depuis 1922, l’écrivain connaît en effet absolument tout le monde, aussi bien la diaspora littéraire avec Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald, Gertrude Stein, Ezra Pound et James Joyce, que les artistes de l’avant-garde qui font évoluer l’art à cette époque, comme Henri Matisse, Constantin Brancusi, Juan Gris et Pablo Picasso, qu’il tient pour le plus grand peintre entre tous. Paris est encore le centre du monde en matière d’art, et des artistes de toutes nationalités viennent toujours s’y former. Pour une jeune peintresse débarquant d’outre-Atlantique, c’est un véritable conte de fées.
Ford Madox Ford connaît bien l’art, et son expérience lui permet aussi d’accompagner sa jeune compagne, de lui donner confiance en elle. En 1931, dans une lettre à son frère, elle écrit : « Pour la première fois de ma vie, je suis convaincue d’être une véritable artiste. » Comme Edwin Dickinson, Ford l’encourage à forger sa propre vision esthétique en se lançant dans des expérimentations en toute liberté, et à chercher l’essence poétique des choses plutôt que d’être fidèle à leur apparence. Quand on pense aux tableaux de Janice Biala, en effet, on imagine des couleurs subtiles, aux nuances très travaillées, une vision « simplifiée » du monde, comme si elle nous donnait à voir des images dont elle aurait supprimé le superflu pour ne conserver que l’essence des choses. Qu’il s’agisse de paysages, d’intérieurs ou de natures mortes, il émane toujours de ses toiles une sensation de fluidité, on est loin du réalisme, et pourtant, on reconnaît les objets présentés, on est dans la vision profonde de la peintresse, qui transcende le réel. Il ne faut jamais oublier cette phrase de Biala qui définit si bien sa quête artistique : « J’ai toujours eu Matisse dans le ventre. »

On pourrait croire à première vue que la relation entre la jeune peintresse et cet écrivain de trente ans son aîné, lui, immense et corpulent, elle, petite et menue, serait déséquilibrée, toutefois il n’en est rien. Pendant presque dix ans, ils partagent tout : il lui apporte son expérience, la met en relation avec les plus grands artistes et écrivain.es présent.es en Europe, lui organise même sa toute première exposition solo à New York en 1935 à la galerie Georgette Passedoit ; elle, toujours bouillonnante d’énergie, lui apporte une inspiration nouvelle, l’aide à organiser son travail, s’occupe de ses contrats car il se montre très négligent sur ce point, elle illustre même plusieurs de ses livres. Tous deux sont des esprits libres qui ne cherchent pas à correspondre aux canons de la société, mais à poursuivre leur quête artistique. Qu’importent le manque d’argent, le statut social. Seul l’art compte. Et bien vivre, en mangeant et buvant ce qu’il y a de meilleur. Ainsi commence (ou se poursuit) une vie de bohème entre Paris, Toulon, et plus tard les États-Unis. Ford écrit, Biala peint.
Au cours des premières années, Janice Biala et Ford Madox Ford voyagent en Allemagne et en Italie. Ensemble, ils assistent à la montée du fascisme, ce qui les préoccupe au plus profond d’eux-mêmes. Chez Biala, les persécutions que subissent les Juifs font bien sûr écho à celles que son père a voulu fuir. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, elle persuade Ford d’écrire des articles dans la presse britannique pour dénoncer la situation des Juifs en Allemagne qui, écrit-elle dans une lettre, est revenue à ce qu’elle était au Moyen Âge. Sa conscience aiguë de la situation la rend très critique à l’égard des hommes politiques et de leur absence d’efforts réels pour arrêter Hitler et elle n’hésite pas à réprimander Ezra Pound quand émergent ses sympathies fascistes. En 1933, elle écrit à son frère : « Toute la cruauté et la misère du monde viennent du manque d’imagination. Par conséquent je pense que libérer l’imagination peut nous sauver, et cela, seul l’art le peut. » On ne peut imaginer plus ardent plaidoyer en faveur de l’art.

Parallèlement, sa carrière prend de l’ampleur. Dès 1932, elle est invitée à participer à une importante manifestation artistique intitulée « 1940 » au parc des expositions de la porte de Versailles. C’est sa première grande exposition de groupe : quatre de ses œuvres y sont présentées. Organisée par l’Association Artistique, c’est une exposition qui se veut avant-gardiste, avec de nombreuses œuvres abstraites. Les femmes y sont présentes, issues de différents pays d’Europe ; Alexander Calder est le seul artiste états-unien en plus de Biala. On y trouve également Sophie Taeuber-Arp, Francis Picabia et Piet Mondrian. En 1938 et 1939, Janice Biala expose seule à la galerie Zach, à Paris. À la fin des années 1930, elle se rend fréquemment aux États-Unis avec Ford Madox Ford — sa notoriété lui permet d’obtenir résidences d’écrivain et postes de professeur : cela permet également à Biala de maintenir ses liens sur place avec le monde de l’art et d’exposer dans plusieurs villes des États-Unis. Hélas, à leur retour en France sur le paquebot Normandie, en juin 1939, Ford est si mal que Biala doit le faire hospitaliser à Deauville. Il meurt le 26 juin. Janice Biala est terrassée. Très vite, elle comprend que la tâche lui incombe désormais de faire vivre l’héritage littéraire de son grand amour. Beaucoup de leurs œuvres, à l’une comme à l’autre, se trouvent dans la maison qu’ils occupent depuis plusieurs années près de Toulon. Désormais, elle se fixe deux objectifs : peindre et préserver l’héritage de Ford Madox Ford. La guerre éclate : après l’effondrement intérieur, c’est autour d’elle que tout s’écroule. Dans une lettre, elle écrit que c’est une « guerre contre l’esprit ». Malgré le manque d’argent, elle réussit à revenir à Toulon, où elle empaquète six ou sept de ses toiles et surtout des manuscrits de Ford et sa précieuse correspondance. Elle réussit in extremis à embarquer à Bordeaux sur le dernier paquebot en partance pour les États-Unis. À la mi-novembre 1939, elle est de retour à New York : une nouvelle vie commence.

Aux États-Unis, elle retrouve Edwin Dickinson à Provincetown, et surtout son frère, Jack Tworkov, qui est devenu entre-temps un peintre de renom aux nombreuses relations dans le milieu artistique. Grâce à lui, elle retrouve une place sur la scène new-yorkaise, en passe de détrôner Paris pour devenir capitale mondiale des arts et, dès 1941, elle commence à exposer à la galerie Bignou. Mais Janice Biala est une femme brisée : elle a perdu son grand amour, et les nazis l’ont chassée de cette terre de France où elle avait décidé de faire sa vie. Malgré tout, elle continue de peindre sans relâche : c’est sans doute à l’époque la seule chose qui la maintienne debout. Elle part souvent se promener avec son éternel carnet à dessins. Un jour, elle est sur la plage de Coney Island à dessiner, avec pour seule compagnie une bouteille de whiskey, quand un grand type plutôt séduisant vient lui taper sur l’épaule. Il s’agit de Daniel Brustlein ; c’est la seconde rencontre de sa vie.
Daniel Brustlein est né à Mulhouse en 1904. Il est arrivé aux États-Unis à vingt ans, après avoir fait les Beaux-arts à Genève. C’est à l’époque un dessinateur très renommé du New Yorker, qui signe ses dessins sous le nom d’Alain. En réalité, ils se sont déjà croisés lors d’une fête à New York quelques années plus tôt. Cette rencontre improbable sur cette plage de Coney Island, qui là encore pourrait figurer dans un tableau de Biala, marque le début d’une histoire qui durera cinquante-cinq ans. Ils se marient le 11 juillet 1942. Alain est au sommet de la gloire, et ses dessins viennent d’être couronnés de plusieurs prix prestigieux ; Janice Biala, qui n’a jamais vraiment cessé d’exposer à New York, est une peintresse reconnue, qui incite sans doute son nouvel époux à se lancer plus en profondeur dans sa propre carrière de peintre.
C’est lui qui la présente à Willem de Kooning, deux mois plus tard. En effet, le jour de son anniversaire, en guise de cadeau, il l’emmène dans l’atelier du peintre, et lui offre un de ses tableaux. Des liens d’amitié se tissent. Brustlein et Biala collectionnent les toiles de de Kooning, ils le soignent quand il tombe malade, et organisent même une fête pour son mariage avec la jeune peintresse Elaine Fried l’année suivante, car lui-même n’en a pas les moyens ; enfin, Janice Biala réussit à convaincre son galeriste d’exposer des toiles de son ami. Elle est en effet désormais une artiste influente, l’une des rares femmes à avoir réussi à atteindre une notoriété suffisante pour figurer lors d’une exposition de groupe à la galerie Bignou, en 1946, aux côtés entre autres de Giorgio De Chirico, Raoul Dufy, Henri Matisse, Georges Rouault et Chaïm Soutine.

À la même époque, se forme à New York un groupe disparate d’artistes qui veulent rompre avec les courant passés, cubisme, surréalisme, futurisme, pour créer un art différent de celui d’avant-guerre. C’est un véritable bouillonnement culturel, sans doute en réponse aux années noires de la guerre. En 1948, Biala participe à trois jours de discussions censées structurer ce nouveau mouvement, avec entre autres Louise Bourgeois, Willem de Kooning, Robert Motherwell, Barnett Newman. Motherwell propose à ses collègues trois appellations possibles : Abstract Expressionism, Abstract Symbolist et Abstract Objectionist. Toute une galaxie d’artistes gravite autour de ce qui est finalement baptisé « expressionisme abstrait » – même si certain.es ne sont ni abstrait.es ni expressionnistes. Deux ans plus tard, entre le 21 et le 23 avril 1950, Janice Biala fait à nouveau partie des rares femmes, avec Louise Bourgeois et Hedda Sterne, à participer à une réunion privée, entrée dans l’histoire sous le nom de « Artists Session at Studio 35 », qui marque en quelque sorte l’acte de naissance officiel du mouvement abstrait à New York. (Il ne faut pas oublier que ce courant abstrait, aux États-Unis comme en France, est un monde d’hommes, où seules quelques rares femmes sont admises, mais jamais mises en avant, au premier plan).
Entre 1950 et 1965, Janice Biala connaît une période où l’abstraction tient une grande place dans sa création. Sans doute pousse-t-elle à son paroxysme le processus qui consiste à réduire les choses à l’essentiel, à sa vision épurée du réel. Néanmoins la plupart de ses toiles entretiennent encore un rapport avec le réel, si ténu soit-il, contrairement aux peintre.sses adeptes de l’Action Painting chez qui le geste, l’acte de peindre comptent autant que l’œuvre qui en résulte. Biala, elle, part toujours du réel qu’elle tamise à travers son imagination pour le dépouiller complètement des repères concrets de ce qui l’ancre justement dans la réalité, afin d’en tirer une espèce d’essence ultime.

À cette époque, elle a un pied à New York, l’autre à Paris. Dès 1947, Biala et Brustlein ont repris le bateau pour la France. Sur le paquebot de Grasse, le couple a fait la connaissance d’Henri Cartier-Bresson, tous trois sont devenus amis, et le photographe a accepté de leur louer son atelier parisien. Dans une lettre à Jack Tworkov du 3 décembre 1947, elle écrit : « J’ai retrouvé en France tout ce que j’espérais. Le paradis ne m’intéresse pas s’il ne ressemble pas à la France. » Quarante ans plus tard, en 1989, dans une interview accordée au journaliste du New York Times, Michael Brenson, revenant sur ses expériences parisienne et new-yorkaise, elle raconte : « Je suis tombée amoureuse de la France. Ce pays me rappelait en quelque sorte celui d’où je venais. À mon arrivée en France, j’ai eu le sentiment d’être rentrée chez moi. J’ai retrouvé les mêmes odeurs du pain qui cuit, et les chiens qui circulent, l’air très affairés, comme s’ils savaient ce qu’ils font. C’était extraordinairement humain. À New York, je ne me rendais pas compte que les gratte-ciels pesaient sur moi, c’est comme s’ils étaient soudain tombés. (…) Il existe ici une certaine douceur de vivre qui, je pense, manque beaucoup dans une ville comme New York. » Sept ans sont passés depuis qu’elle a fui devant l’invasion nazie. Sept ans au cours desquels elle a eu le temps de se reconstruire, de se remarier, de faire avancer sa carrière : à New York elle est régulièrement exposée, elle le sera aussi à Paris, dès 1948, à la galerie Jeanne Buchet et au Salon des Surindépendants.
Elle arrive en effet en France auréolée de la gloire du nouveau courant de l’école de New York : elle apporte la bonne parole aux artistes français.es, et tout le monde la sollicite. Elle retrouve d’anciens amis, dont Matisse et Picasso. Inversement, tous.tes les artistes états-unien.nes qui viennent à Paris se rendent chez elle dès leur arrivée afin qu’elle les introduise sur la scène artistique parisienne : c’est un défilé ininterrompu dont elle se plaint dans ses lettres. En effet, ils sont encore nombreux à l’époque à venir s’installer à Paris, comme Ellsworth Kelly, et surtout Shirley Jaffe, en 1949, puis Joan Mitchell, en 1955.
Paris offrirait-il encore dans la seconde moitié du XXe siècle un environnement plus favorable aux peintresses ? On peut le penser à en croire l’interview de Joan Mitchell, en 1989, pour le même article du New York Times : « À mes yeux, New York est très masculin. Paris est féminin. » « En France, on dit toujours que ma peinture est un geste violent. À New York, on dit qu’elle est décorative. De part et d’autre on la trouve féminine. » En outre, Biala, Jaffe et Mitchell sont toutes les trois des coloristes, et Michell d’ajouter : « Il n’y a pas de coloristes à New York. »

Les années 1950 sont à la fois une période d’approfondissement et de dispersion pour Biala. Dispersion car, s’ils désirent vivre en France, Biala et Brustlein ne veulent pour autant pas perdre leur nationalité états-unienne, or une loi de cette époque sombre, marquée par la paranoïa maccarthyste, les oblige à revenir tous les deux ans vivre aux États-Unis pour une certaine période, sans quoi ils risquent d’être déchus de leur nationalité – ce qui les conduit à déménager d’un continent à l’autre tous les deux ans. La peintresse Hermine Ford, fille de Jack Tworkov, alors adolescente, a raconté l’histoire de sa famille, et notamment l’époque des longs séjours de Biala et Brustlein à New York : « Toute mon enfance a été marquée par leurs allées et venues. (…) C’était formidable quand ils étaient là. Mais ma sœur Helen et moi, on avait très peur de [Biala] quand on était petites. C’était une dure à cuire. (…) En grandissant, on a fini par l’adorer, elle a été la dernière survivante des quatre, et Helen et moi, on lui était complètement dévouées. Mais c’est vrai qu’elle n’avait pas d’enfants. Alors, elle s’était en quelque sorte appropriée ses nièces, et elle était très hypocrite avec nous : elle nous hurlait dessus parce qu’on était assises les jambes trop écartées, elle nous disait : « Les jeunes filles à Paris ne s’assoient pas comme ça ». Par contre je ne l’ai pratiquement jamais vue en robe, c’était un vrai garçon manqué. Elle était dure comme de l’acier. Il fallait l’être pour devenir une artiste à l’époque. Elle se donnait l’image de la femme qui fumait cigarette sur cigarette, qui jurait, parlait grossièrement, et s’asseyait n’importe comment. » Pourtant Biala est une femme très élégante, qui se fait tailler des chemisiers dans la soie qu’elle rapporte d’Inde, évolue dans un nuage d’Heure Bleue de Guerlain et, selon de nombreux témoignages, demeure toujours séduisante, jusque dans son grand âge.

En 1960, Janice Biala et Daniel Brustlein achètent une maison au 8 rue du Général Bertrand, dans le 7e arrondissement, et se fixent enfin à Paris. Il s’agit en fait d’anciennes écuries, donnant dans la cour intérieure d’un immeuble. Ils s’y installent, créent leurs ateliers respectifs, et le lieu lui-même devient une source d’inspiration inépuisable pour Biala. Elle peint tout : le chat, la cuisine, la cour, sous tous les angles possibles… La ville de Paris elle-même lui fournit aussi une matière sans cesse renouvelée. Elle peint beaucoup les abords de la Seine, le Louvre, Notre-Dame, mais aussi les façades parisiennes, à la fois anonymes et si reconnaissables. Dans son atelier, elle écrase elle-même ses pigments qu’elle mélange à de l’huile de lin, puis les fluidifie avec de la térébenthine et les dispose sur une palette de verre. Elle commence par déconstruire le réel, repérer des formes, des masses, pour les recréer ensuite à sa manière sur la toile. Afin de lutter contre le syndrome de la « toile blanche », elle jette très vite quelques coups de pinceaux sur la surface vierge. Aux premiers stades de la composition du tableau, les aplats sont peu nombreux, elle fait des essais, efface quand c’est nécessaire avec un couteau à palette, une lame de rasoir ou du papier de verre. Elle ne démarre pas à partir de dessins préparatoires précis et peaufinés, mais travaille en même temps sur la toile et sur son carnet, où elle tente des essais, des collages, pour tester ses idées, et, lorsqu’elle est satisfaite, elle les transpose sur la toile. Si un problème survient en cours de route, elle revient au dessin jusqu’à ce qu’elle trouve la solution.

Le musée des Beaux-Arts de Rennes est le premier musée français à lui consacrer une exposition en 1962. En 1965 a lieu la première exposition du couple Biala-Brustlein au musée des Beaux-Arts de Paris, inaugurant une longue série d’expositions conjointes. Quand on voit les tableaux de Daniel Brustlein (dont on dit que c’est un artiste pour artistes), on voit immédiatement le lien avec Biala, et comment tous deux ont dû collaborer ; outre la peinture, ils travaillent sur des projets communs, notamment sur des livres pour la jeunesse. Pendant ce temps, ils mènent toujours à Paris la vie de bohème d’avant-guerre : les amis défilent chez eux, ils font la fête, Biala se lie avec Shirley Jaffe, Joan Mitchell, Maria Helena Vieira da Silva, mais aussi Alberto Giacometti.
Jusqu’à la fin de sa vie, Janice Biala continue de peindre inlassablement et d’exposer. Les décennies 1950 et 1960 sont la période où elle participe au plus grand nombre d’expositions collectives, aussi bien en France qu’aux États-Unis, mais aussi au Canada, en Belgique, en Suisse, en Norvège, en Israël et en Espagne. Elle se retrouve régulièrement exposée en compagnie de Joan Mitchell, Vera Pagava et Maria Helena Vieira da Silva. En 1981, le critique Hilton Kramer écrit dans le New York Times : « Qu’elle tire son inspiration de Venise, de Provincetown, ou de l’intérieur même de son atelier à Paris, Biala est une peintresse d’une remarquable puissance. La composition de ses toiles a souvent l’air très simple, mais il s’avère que cette simplicité est de la même nature que celle de Marquet ou de certaines écoles de peinture japonaise. C’est-à-dire qu’elle n’a rien de simple en réalité. Les difficultés et complexités ont été sublimées à travers des gestes directs, dépouillés, et une économie de forme lyrique et concentrée. Surtout dans ses paysages et ses marines, Biala montre un merveilleux sens du lieu, et son œil est d’une parfaite exactitude lorsqu’il s’agit de définir ces lieux par la lumière. » Le critique termine en disant que c’est là la meilleure exposition de Biala.
Tout au long de sa carrière, elle enchaîne les expositions en solo dans les galeries, mais parfois aussi dans les musées, au rythme d’une par an. En 1990, elle change de galeriste à New York et, à près de quatre-vingt-dix ans, jouissant d’une vivacité incroyable, continue d’exposer pratiquement chaque année à la galerie Kouros. Après la mort de Daniel Brustlein, le 14 juillet 1996, sa productivité ralentit considérablement, et sa dernière exposition a lieu en 1999 à New York. Elle décède chez elle, à Paris, le 24 septembre 2000.

Toute sa vie, Janice Biala dut se battre pour exister — en tant que femme, Juive, émigrée, et peintresse qui voulait voir son talent reconnu. Très jeune, alors même que sa carrière est balbutiante, après avoir déjà plusieurs fois changé de nom, elle en choisit un elle-même, en l’occurrence celui de sa ville natale : Biala. L’art est sa patrie, et comme elle le dit si bien : « Je suis juive. Je suis née dans un pays où il ne faisait pas bon être juive. Où que l’on aille, on se sent toujours un peu étrangère. J’ai toujours eu le sentiment que là où je plantais mon chevalet, c’était chez moi ». Néanmoins, il est difficile de ne pas voir dans ce choix un hommage à de ses racines. Polonaise, États-Unienne, Française. Biala était tout cela à la fois.
On a du mal à imaginer aujourd’hui toutes les barrières que cette jeune femme courageuse et ambitieuse a dû surmonter. Celle du nom en est une : les artistes féminines ont tendance à changer de nom, souvent malgré elles, par exemple quand elles se marient. Pendant longtemps les femmes n’ont pas été propriétaires de leur identité, qu’elles recevaient à travers un homme, par la filiation ou le mariage. Janice Biala l’avait bien compris, qui choisit de rompre avec la tradition familiale d’une part, puis avec son frère, qui portait le même nom qu’elle, et dont la trop grande proximité risquait de lui faire de l’ombre. En outre, elle n’adopta jamais le nom d’aucun de ses conjoints. Lors de l’exposition « 1940 » à Paris, en 1932, la critique du New York Times la nomme « Janice Ford Biala ». Celle-ci s’en offusque dans une lettre à son frère : « Il a fallu que cette espèce de salope fasse une erreur sur mon nom (je ne signe pas mes œuvres Janice Ford Biala), mais que peut-on attendre d’une bonne femme qui croit qu’on peint telle une lente danse de la joie ou je ne sais quelles conneries ? ».

En 1953, elle écrit au magazine Art News qui a publié un article sur elle : « Jamais on n’a écrit un article sur moi dans votre journal sans que j’y sois accompagnée de l’un de mes chers maris, et maintenant, tout le monde connaît mon secret. J’ai aussi un frère ! » Elle ne fait ici que protester contre l’éternelle minoration des femmes, qui ne peuvent exister sans un homme, et sont vouées à demeurer dans l’ombre d’un père, d’un mari ou d’un frère, comme c’est également le cas à l’époque pour d’autres peintresses telles que Lee Krasner, Elaine de Kooning ou, en France, Anna-Eva Bergman. Souvent, ce genre de phénomène n’est pas le fait des hommes concernés, mais des critiques, des galeristes, bref de tout un milieu encore profondément patriarcal qui ne peut concevoir qu’une artiste puisse exister de manière autonome, sans devoir son talent à un homme dont elle ne peut être qu’une émanation.
Aujourd’hui Janice Biala est une peintresse dont hélas on parle relativement peu, eu égard à l’ampleur de son œuvre et de son talent. Sans doute le fait d’être à cheval sur deux continents lui a-t-il porté préjudice, car il est difficile d’exercer la même influence lorsqu’on n’est pas présente de manière permanente dans un lieu. En outre, après sa période abstraite, alors qu’elle entre sans doute dans la phase la plus aboutie de sa carrière, elle ne correspond plus du tout aux canons de ce qui est censé être « à la mode », en l’occurrence l’art conceptuel. Dans les milieux d’avant-garde, la peinture est has been ; et la peinture figurative — même aussi épurée que celle de Biala — l’est plus encore.
Janice Biala est donc une artiste qui mérite très largement d’être redécouverte et étudiée, non seulement pour son œuvre, mais aussi pour le rôle influent qu’elle eut dans la création du mouvement de l’expressionnisme abstrait à New York, puis de sa présence au sein de l’école de Paris, où elle retrouva les mêmes courants artistiques. La vie de Biala est un roman, théâtre de tous les bouleversements du XXe siècle. Le destin de cette fille de tailleur juif née dans la Russie tsariste est tellement incroyable qu’on a peine à croire que personne n’en ait encore tiré un livre, voire un film. Janice Biala est non seulement une grande artiste, mais c’est une grande figure du XXe siècle qui par ses luttes, son opiniâtreté, sa résilience peut servir aujourd’hui de modèle à bien des femmes.

Je remercie Jason Andrew, responsable du magnifique site consacré à Janice Biala, sur lequel on trouve absolument tout ce qui la concerne, photos d’elle et de ses œuvres, articles, chronologie, conférences en ligne, etc. Je ne saurais trop vous conseiller d’aller y faire un tour, ne serait-ce que pour voir plus d’oeuvres de cette grande artiste : janicebiala.org
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