Magali Nachtergael et Anne Reverseau (dir.) : Poétique de la carte postale et « culture en circulation »

© Christine Marcandier

« Collectionner les photographies, c’est collectionner le monde », écrivait Susan Sontag (De la photographie), citée en exergue du superbe collectif, dirigé par Magali Nachtergael et Anne Reverseau, qui vient de paraître aux éditions Le Mot et le reste. Un monde en cartes postales s’attache à ce drôle de rectangle de papier cartonné qui s’offre comme un dispositif texte/image. Apparue au XIXe siècle, la carte postale a connu son âge d’or au XXe, avant de tomber en désuétude ces dernières décennies, concurrencée par le téléphone, les mails et SMS puis les réseaux sociaux, Instagram et Pinterest en tête, pour mieux être réinvestie et réinventée par la littérature et l’art contemporain.

Le succès de la carte postale fut d’abord lié à son faible prix d’achat comme d’envoi, à l’immense variété de ses illustrations (sites touristiques, œuvres d’art, portraits d’écrivains, dessin humoristique, etc.). Très vite elle entre dans les usages quotidiens, elle fait l’objet de collections et se voit investie dans les pratiques littéraires et artistiques. De fait, à chacun de ses âges, par les sujets photographiés, par les usages que l’on en fait, la carte postale se donne comme le précipité d’un moment, comme une forme de « culture en circulation » ce que le souligne le sous-titre du livre.

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Un monde en cartes postales
illustre magnifiquement, par ses textes comme par ses reproductions, la nature double de la carte postale, de son format et support (recto/verso, texte/image) à ses usages, liés à sa « double vocation : le voyage et le souvenir ». On envoie les cartes ou on les garde, on conserve celles que l’on reçoit ou on les jette à peine lues. Autre disjonction productive, la carte postale est un objet de consommation de masse comme un support de réappropriations artistiques, littéraires et culturelles. Elle est l’objet de représentations intimes comme collectives, jusqu’à véhiculer un certain nombre de stéréotypes. Elle est adresse privée mais généralement à découvert puisque l’usage veut qu’elle ne soit pas un pli sous enveloppe. La carte postale est donc un objet disjonctif, une archive de représentations culturelles, dont Magali Nachtergael et Anne Reverseau montrent également dans leur passionnante introduction combien elle est maniable et plastique, une « image-objet hautement manipulable », support matériel pensé comme un geste, indissociable de notre culture visuelle, un « musée miniature ». Toute carte envoyée ou gardée encapsule un récit, notre mémoire l’associe à un moment ou à une personne, à un événement ou à une découverte, et dès qu’elle entre dans une collection ou un montage sur un mur elle participe d’une narration, en ce qu’elle est associée à un espace-temps, au-delà de cette histoire première portée par le dialogue entre le texte et l’image, l’expéditeur et le destinataire. On conçoit donc que ce drôle d’objet, produit en série, « crée des mondes » autant qu’il « les reflète ».

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Le propos du livre est dès lors de déployer la carte postale comme archive historique (les études sur les cartes coloniales ou celles envoyées durant la première guerre mondiale), artistique ou littéraire — Rodenbach en use dès 1892 dans Bruges-la-morte, Pierre Loti en 1896 dans Les trois dames de la kasbah. Si le livre n’est pas formellement un leporello, il offre cependant un éventail d’études qui permet de cerner la complexité de cet objet familier, montrant comment il a contribué à forger des imaginaires géographiques et historiques, soulignant son paradoxe d’objet modeste et ordinaire, quasi trivial, servant à reproduire en série et à bas prix des chefs d’œuvre de l’art. Témoin du devenir de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (même si Walter Benjamin ne l’évoque pas dans son essai…), la carte postale fait communiquer culture d’élite et culture de masse, elle est un objet insigne, objet infâme qui semble contribuer à une démocratisation de l’art tout en désignant ses icônes — puisque toutes les œuvres dans un musée ou une exposition ne seront pas gratifiées d’une carte permettant, après un passage en boutique ou librairie, de repartir avec la version miniature de ce qui a été admiré. Marie-Clémence Régnier analyse ainsi un certain nombre des paradoxes constitutifs de la carte postale dont le moindre n’est pas d’avoir résisté à la concurrence d’Instagram et Pinterest. Désormais chacun.e peut photographier et partager ses clichés qui sont aussi un « prolongement transmédiatique » des cartes postales, avec, sur Instagram, un « dispositif icono-textuel » proche du recto-verso de leur ancêtre.

@ Christine Marcandier

La littérature qui s’en est très tôt emparé fait de la banale carte postale un objet d’expérimentations radicales, d’Apollinaire à Julien Blaine, en passant par Cocteau, les surréalistes, le mail art, Claude Simon, Michel Butor, Georges Perec, Valérie Mréjen mais aussi Luigi Ghirri ou Martin Parr, sujets de riches « focus », voire d’entretiens pour les créateurs les plus contemporains. La carte postale est aussi, Gaëlle Théval le souligne dans un article foisonnant sur la revue Doc(k)s, ce qui a permis aux artistes d’échapper aux circuits traditionnels de diffusion (galeries, éditeurs, marchés). Tout est alors réinvesti, le format, le mode de circulation, le support (image, texte, adresse, timbre, tampon), la circulation ou le montage, les disjonctions fécondes de ce « trésor de rien du tout » (Paul Eluard) pour produire une « syntaxe poétique » (Gaëlle Théval). De fait, la carte postale permet de repenser et s’approprier les fondements de tout récit (temps, lieu, énonciation) dans une plasticité infinie, un jeu depuis la contrainte (format, concision), ce dont témoigne aussi le bel article de Mathilde Roussigné sur les usages de la carte postale en résidences d’écriture (une « écriture sur le lieu — à propos du lieu et depuis le lieu »). Les saisies de cet objet en apparence unique et banal se démultiplient pour cerner sa richesse et la diversité de ses mises en circulation. Cet article n’est donc, de facto, qu’une vue en coupe d’un livre absolument passionnant et d’une richesse folle, permettant non seulement de découvrir l’infinie malléabilité de la carte postale, son histoire, ses usages littéraires ou artistiques, les études qui lui ont été consacrées, mais de se plonger de longs moments dans l’iconographie remarquable, et jamais simplement illustrative, qui double ces études, prolongement du dispositif image/texte de la carte postale.

Un monde en cartes postales. Culture en circulation, Magali Nachtergael et Anne Reverseau (dir.), éd. Le Mot et le reste, novembre 2022, 176 p. (90 illustrations couleur), 45 €

Avec des contributions de Pauline Basso, Marie Boivent, Marie-Ève Bouillon, Elisa Bricco, documentation céline duval, Renaud Epstein, Julie Guiches, Aglaïa Konrad, Sofiane Laghouati, Cyrielle Levêque, Danièle Méaux, Sara Meurant, Magali Nachtergael, Wolfram Nitsch, Antoine Quilici, Marie-Clémence Régnier, Anne Reverseau, Mathilde Roussigné, Denis Saint-Amand, Géraldine Sfez, Gaëlle Théval, Kim Timby, Sarah Troche et Oriol Vilanova.