Instagram : un tout petit monde

@ Christine Marcandier

Dans L’Obs cette semaine, un portrait d’Instagram, à la fois application et réseau social, né il y a cinq ans tout juste et qui compte désormais plus de 400 millions d’utilisateurs mensuels (dont @diacritik NDLR) et 80 millions de photos postées par jour ! Le papier est signé Céline Cabourg, Séverine de Smet et Amandine Schmitt. Il ne faut pas s’arrêter au chapô pour le moins répétitif (« les clichés ultraléchés », deux fois), le « tour d’horizon » est intéressant.

On apprend dans l’article de L’Obs que la première photo mise en ligne fut celle du chien du créateur de l’appli Kevin Systrom, en octobre 2010 (enlevée depuis, repostée pour les deux ans d’Insta, précision de Diacritik) :

Ici le must : avoir des millions de followers et ne suivre que quelques happy few
Ici le must : avoir des millions de followers et ne suivre que quelques happy few
Un pied, un chien : combo gagnant
Un pied, un chien : combo gagnant

Déjà, tous les ingrédients de ce qui fera le succès planétaire d’Instagram : le format carré (ce n’est plus une obligation depuis peu, les puristes sont en deuil, privés de cette contrainte du format qui permettait des jeux oulipiens avec le cadrage pour faire rentrer la photo dans un carré), des filtres qui transcendent les prises de vue les plus plates. Le succès est immédiat et bientôt émergent des tendances : selfies, chatons trognons, paysages, instantanés du quotidien, partage public d’une intimité. Selon André Gunthert, cité dans l’article de L’Obs, « Instagram, c’est le nouvel album de famille ».

Le succès est tel qu’en 2012 Insta est racheté par Facebook, pour un milliard de dollars (autre période de deuil, très dure, pour les Igers de la première heure, j’en ai fermé mon compte de rage et protestation vaine). Désormais, les people ont leur compte (Kim Kardashian presque 48 millions d’abonnés), les entreprises, le monde de la mode (Clara Delavingne, 20 millions d’abonnés), les cabinets d’architectes et autres designers, en passant par le moindre magasin un peu branché. Les « Igers » les plus influents sont contactés par des sponsors (offices de tourisme, marques de vêtements, cosmétiques), les fils sont ponctués de quelques publicités (rançon du succès, troisième motif de rage pour les aficionados et puristes — mais vous connaissez l’adage, « quand c’est gratuit, c’est vous le produit »). Mais on trouve aussi des photographes professionnels sur le réseau, qui y voient, sans doute, une autre manière d’exposer leur travail.

Instragram @dominique—bry
@ Dominique Bry

Instagram a ses codes, ses grandes tribus aussi : ceux qui photographient leurs pieds et/ou leurs chaussures ; ceux qui immortalisent leurs repas (149 millions pour #food, 67 millions pour #foodporn ou encore 41 millions pour #instafood), ceux qui se spécialisent dans le #OOTD (Outfit of the Day – un hashtag qui renvoie à 56 millions d’occurrences). Car Instagram a aussi sa langue, FW, c’est la Fashion Week, par exemple (sans compter le #OMG et autres #LOL ou #WTF communs à tous les réseaux). Très tendance cet été chez les journalistes littéraires, le #RL2015 pour faire saliver les abonnés avec les nouveautés de la rentrée littéraire (des livres encore absents des librairies, gniark gniark) mais beaucoup moins pourvoyeur en likes et commentaires que la moindre starlette recevant des fleurs d’une quelconque idole des jeunes (ou selfie d’un fan avec une célébrité locale, on l’a dit dans un autre article, c’est le nouvel autographe).

@ Christine Marcandier

On échange à coup d’icônes, de commentaires ou de « repost » — mettre sur son propre compte la photographie d’un autre Instagramer, parce qu’on la trouve magnifique ou qu’on veut promouvoir le compte auprès de ses propres abonnés —, d’identifications d’amis sous les photos des autres (@machintrucmonamisurInsta, tu as vu ? regarde, c’est fait pour toi…). L’utilisateur étant notifié de ces utilisations de son nom, il va voir, commenter, éventuellement s’abonner. C’est là que la simple application permettant de sublimer ses photos et de partager son album de famille ou son tropisme pour (rayez les mentions inutiles) les murs peints et publicités vintage, les chiens, les couchers de soleil est devenu réseau social : on noue des liens, on se rencontre entre « Igers » d’une même ville, on se retrouve sur d’autres réseaux sociaux de la toile. On peut monologuer, aussi, quand on oublie d’identifier la personne à laquelle on s’adresse ou on répond, mais c’est un autre sujet. Et on peut enfin faire le choix d’une relative intimité, en ne dotant ses photos d’aucun # ou, plus radical encore, en laissant son compte en privé, et verrouillage ultime, en postant ses photos pour soi, en privé, et en n’acceptant aucun abonné (comme un de mes amis, que je ne nommerai pas pour respecter son incognito farouche mais il travaille par ailleurs dans la version française d’un célébrissime magazine de mode).

En revanche, si vous souhaitez inonder la toile de vos productions et devenir un Iger influent, sans être Madonna ou le dernier phénomène de la téléréalité, allez voir le compte de son fondateur — @kevin : avoir son prénom en login est évidemment un must —, c’est un concentré de tout ce qui rend un compte très populaire : du noir et blanc ( #BnW ), de la nourriture, des photos intimes (mariages, naissances, ad. lib.), des couchers de soleil, des animaux, des pieds, de l’architecture, des voyages de rêve (mais n’hésitez pas à sacrifier au plus attendu, au « cliché » au sens premier du terme, la Tour Eiffel marche très bien), des copains aussi célèbres que vous, sans oublier de les identifier, évidemment (« lunch with the man @jamieoliver »)… Certains malgré tous ces « trucs » demeurent célèbres dans un cercle très restreint (leur voisine de palier, quelques copains de classe…) mais ils ont le mérite de rassurer les autres, peut-être faut-il, quand même, un peu de talent pour être remarqué sur IG (ou avoir acquis une forme de renommée à l’extérieur).

La preuve ? voici la photo la plus likée depuis 5 ans, les cheveux de Kendall Jenner en forme de cœur (3,1 millions de «J’aime» au dernier pointage, une photo qui date pourtant de 2015 et a donc largement de quoi voir ce score monter en flèche) :

(NDLR : je ne sais pas qui est Kendall Jenner mais ne le répétez pas)
(NDLR : je ne sais pas qui est Kendall Jenner mais ne le répétez pas)

Le grand vide demeure celui de la protection juridique et intellectuelle des clichés mis en ligne. Richard Price a fait scandale en mai dernier, en exposant et vendant (90 000 $) des clichés piqués sur Instagram et à peine modifiés dans une série intitulée “New Portraits” (nouveaux portraits). L’artiste américain redimensionne des copies d’images en y ajoutant un commentaire personnel, un « art de la réappropriation », selon ses propres termes qui a le mérite de poser la question de la propriété intellectuelle et du plagiat (et une méthode qui est sienne depuis les années 70, bien avant la création d’Instagram qui n’est qu’une nouvelle extension de son travail). Autre illustration de ce succès du réseau social, un nouveau magazine (distribué gratuitement, par exemple dans les TGV, c’est comme ça que je l’ai découvert), M.P.A (Merci pour l’adresse), qui propose de « Voyager en Instagram ».

couv-441x580Le bimensuel ne se contente pas d’imprimer des photos dans ses pages (pour éventuellement en être, ajoutez #mpa_mag à vos mises en ligne) et d’identifier leurs auteurs, il commente des usages. Ainsi, dans l’édito du n°2, @pierremaunoury explique que le Graal de tout instagrameur (je reprends son terme), ce n’est pas d’avoir un maximum de followers mais de likes. Et vous propose un petit jeu : allez voir sur votre compte quelle photo a été la plus « likée » et vous serez surpris. Ce n’est pas celle que vous jugiez franchement artistique, bien cadrée, lumière au top, vraie singularité. L’image la plus populaire de votre storytelling sera une photo banale qui soudain a déchaîné des cœurs en cascade (Faites le test, c’est sidérant). Dans le numéro 2 de M.P.A., des balades à Marseille, Anvers, Arles, Berlin et Paris, des portraits de cuisiniers qui interrogent, aussi, leur rapport à Instagram (dont Cyril Lignac dans un dossier « rends-moi food »), des expos, des adresses, etc. Et, si vous ne prenez pas le TGV prochainement, vous pouvez voyager en Instagram sur le site du magazine, et feuilleter le dernier numéro en ligne (on s’inquiète un peu, c’est toujours le 2, juillet-août 2015).

Le réseau ne cessant d’évoluer, de même que les pratiques de ses usagers, il est difficile de conclure. Sinon par une mise en abyme et un clin d’œil.

La boucle est bouclée
La boucle est bouclée