Qui suis-je ? : Pauline Delabroy-Allard (Qui sait)

© CM

« Je deviens sans doute un peu folle
Perdue dans ma lignée »
(Pauline Delabroy-Allard, Maison-Tanière, L’iconoclaste, 2021)

Que dit un prénom de soi comme de ses origines ? Avant d’être enceinte, Pauline ne s’était jamais demandé pourquoi « Jeanne, Jérôme, Ysé » accompagnent son prénom principal. Mais là, alors que la narratrice entreprend des démarches administratives pour obtenir une carte d’identité, sa première, elle s’étonne : pourquoi ces quatre prénoms dont un masculin ? « Ce n’est pas anodin, tout de même, d’être ainsi escortée dans l’existence par trois inconnus ».

L’enquête de la narratrice se veut d’abord onomastique : pourquoi ces choix de prénoms et comment le savoir quand on vit dans une famille où l’on parle beaucoup « tant qu’on ne parle pas du passé, des passés »… Quels seraient ces passés et pourquoi les taire ? Au-delà des prénoms eux-mêmes, c’est leur tressage qui trouble, la présence de ce prénom masculin, parfois entendu dans les conversations familiales mais « on sent, et c’est tacite, qu’il vaut mieux éviter le sujet ». Pourquoi avoir fait de ce prénom masculin l’articulation de deux prénoms féminins, un banal, l’autre rare et littéraire ?

Pour « donner naissance à une nouvelle identité », Pauline doit découvrir ce que semble cacher la sienne, défaire les strates du « palimpseste », découvrir les couches opaques. « J’écris pour savoir qui je suis. Si je n’obtiens pas de réponses, alors j’inventerai », écrit la narratrice dans Qui sait, roman qui apparaît comme le prolongement des dernières lignes de Maison-Tanière, « je ne sais plus exactement / comment je m’appelle / je ne sais plus très bien / quel est mon prénom ». Dans Qui sait, l’interrogation épouse les trois questions kantiennes qui deviennent les trois grandes parties du livre, trois interrogatives comme une colonne de doutes, comme le déploiement des trois prénoms à décrypter :

Que puis-je savoir ?
Que dois-je faire ?
Que m’est-il permis d’espérer ?

À tourner autour d’un silence ancien, la narratrice semble d’abord digresser, elle visite la grotte de Pech Merle et ironise sur sa manière de plonger sous la surface terrestre au lieu de creuser en elle, quand elle est frappée par une expression de la guide, « AP », avant le présent… Là est bien sa quête, son apé : qu’est-on avant le présent, de quoi hérite-t-on, quelle généalogie directe ou plus oblique dans l’identité qui nous est donnée ? La question sera d’abord posée par Pauline à ses grands-parents qu’elle n’avait pas revus depuis des années, auxquels il faut aussi annoncer qu’elle vit avec une femme. Jeanne, premier dans la liste des prénoms secondaires, semble assez vite trouver un sens. Jeanne était le prénom de la mère de sa grand-mère, ou peut-être de sa belle-mère. Mais plus que l’identité scindée, c’est la photo de cette femme qui va former un nouvel abîme — « en me penchant sur la photographie, j’ai eu l’impression de me pencher vers un miroir ». « C’était mon double, une image carbone de moi-même ».

La narratrice a fait une photo de la photo vue chez ses grands-parents, elle la regarde sur son ordinateur. La mise en abyme est un vertige. Pure surface réfléchissante, la photographie n’apporte aucune réponse. L’image faussement « captive » échappe, quelque chose « fait défaut ». La quête ne renvoie qu’à soi, comme un cercle vicieux, une réponse qui ne résout rien mais réplique la question. Pauline l’énonce en une formule qui est un précipité de sens en éventail, « je lui intime dis-moi qui tu es » ; intime est ici force contradictoire, adjectif sous le verbe. Mais rien ne s’ordonne quand il s’agit d’origines. Tout demeure blanc, vierge de solutions, album — ce qu’énonce l’image d’un « seul grand jour blanc et noir » dès le premier exergue (Claudel) qui, après l’accouchement, deviendra un indistinct jour blanc, un deuil indicible.

Dans « que dois-je faire ? », la numérotation des sections reprend en 1, comme un retour à l’énigme matrice. « C’est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche », souffle Pierre Soulages, peintre du noir, en épigraphe. Cette fois Jérôme est au centre. Émile, un ami des parents de Pauline l’a connu, il a des photos, il veut bien dire ce qu’il sait. Pauline reprend espoir, le « fantôme » va pouvoir « prendre corps », ce prénom qui la hante et l’occupe comme l’enfant son ventre l’été précédent trouver un sens. Jérôme était un ami de sa mère, un être solaire, mort à « trente ans. C’était il y a trente ans ». Émile raconte, leur amour, le théâtre, la mort. Pauline n’arrive pas à retenir un récit absenté, évidé, sans prise. Une légende au dos d’une photo semble un indice, alors elle se rend à Sousse. « Les mots de Kant frappent contre mon crâne, que puis-je savoir, que dois-je faire, que m’est-il permis d’espérer ». Le récit se fait spirale, il aspire la narratrice comme le lecteur, le sens échappe, « on ne peut pas être l’enquêteur de sa propre vie, le détective de son passé ».

Il sera question d’un chat aveugle que Pauline transporte partout avec elle, Tutu à Carthage, Tutu à Sidi Bou Saïd, Tutu à Tunis puis Tutu à Paris, un « chaton malingre qui se prend pour un perroquet » ; il sera question d’une carte à jouer, un roi de cœur, trouvé par terre à la Goulette ; il sera question d’un cours de danse, donnant un autre sens au prénom d’abord tunisien du chat. Tout devient métaphore d’un récit auquel le silence impose ses lois et sa logique, traversé d’implicites comme de soudaines ondes de sens. L’énigme est farouche, la narratrice s’entête, prend des notes dans son « carnet beige intitulé Jérôme, mon carnet d’enquête, mon carnet de vide ». Dans ce grand blanc, quelques coïncidences, Jeanne morte à 32 ans, Jérôme à 30. Et Ysé ? Et elle ?

Qui sait, titre du roman, n’est pas la question de la première partie — « que puis-je savoir ? ». Pas de point d’interrogation mais un titre qui, suivant le nom de l’autrice, forme phrase — Pauline Delabroy-Allard qui sait. Mais, en miroir, sans doute peut-on voir dans le titre la mise en récit de ce nom d’auteur, son questionnement depuis les prénoms secondaires absentés de la couverture, en creux entre le prénom et le « nom double ». Tout dans ce je est un jeu serait né d’un banal document administratif dessinant la carte d’une identité bien problématique, et, depuis cette trouée, le récit d’origines longtemps tues. La narratrice se cherche dans des doubles : Jeanne qui lui ressemble trait pour trait, même dessin des lèvres, mêmes lunettes rondes. Jérôme qui a son âge, formant avec elle des « jumeaux décalés dans le temps », Ysé, personnage de théâtre, rôle. Le sens est dans le pli de ces doubles, de ces alter ego (une aïeule, un ami aimé et disparu, une figure théâtrale), formes de transferts qui irritent tant la compagne de la narratrice. Le chat aveugle et perroquet, la carte à jouer et un exemplaire corné et annoté de Partage de Midi apparaissent comme autant de rébus qui déploient filiation, altérité masculine et double fictionnel, persona. Autre Alice, Pauline évolue in wonderland, pas seulement pays des merveilles mais territoire symbolique des questionnements. « (…) il doit y avoir un sens caché à tout ça », écrit Pauline, « il finira par m’apparaître ».

Qui sait de Pauline Delabroy-Allard est un drôle de livre, le croisement d’Alice — son miroir, sa carte à jouer, son terrier/tanière, son chat… — et de la Nadja de Breton, pour son « qui suis-je » ouvrant à une errance identitaire, dans laquelle l’être est indissociable du suivre. « Jeanne, Jérôme, Ysé », énigmes onomastiques, sont autant de vies potentielles et d’ouvroirs de littérature. Puisque le réel résiste, il faut à Pauline se tourner vers la fiction. Déployer Jeanne, Jérôme, Ysé comme un un ça raconte Pauline. Dire les énigmes qu’on vous a léguées, « cette idée insensée des prénoms prémonitoires », comme autant de chemins à suivre pour combler un deuil impossible. Il s’agit de tenter de dépasser le blanc, ce que Ça raconte Sarah (Minuit, 2018) désignait comme un état de latence — « état de ce qui existe de manière non apparente mais peut, à tout moment, se manifester par l’apparition de symptômes ». Après la latence, entre mémoires multiples, identités et deuil, la seule réponse à la dernière question — « que puis-je espérer ? » — est la littérature.

Pauline Delabroy-Allard, Qui sait, éditions Gallimard, août 2022, 208 p., 19 € 50 — Lire un extrait