Lise Charles : « Encore un roman par lettres » (La Demoiselle à cœur ouvert)

Lise Charles © Helene Bamberger/P.O.L

La Demoiselle à cœur ouvert, troisième roman chez P.O.L de Lise Charles après La Cattiva (2013) et Comme Ulysse (2015) — et deux romans jeunesse, La princesse Caméléon et Le Murmure des sorcières —, s’offre comme un roman épistolaire 2.0., des liaisons dangereuses contemporaines. Octave Milton, écrivain en panne d’inspiration et pensionnaire de la villa Medicis, ingère et recycle tout ce que lui confient ses correspondantes. Entre manipulation et perversité, il (se) joue jusqu’au drame des désirs de l’autre et construit une ample machinerie fictionnelle aux effets bien réels.

Octave Milton ne sait plus quoi écrire. Son sujet, c’est son éditrice et ancienne amante Livia Colangeli, qui le lui suggère : un roman par lettres mais en ligne, mettant ses lecteurs en position de voyeurs. Le projet séduit l’écrivain qui le présente « dans le cadre du concours 2017-2018 à l’Académie de France à Rome ». La part vampirique de Milton est immédiatement perceptible : l’écrivain reprend quasi mot à mot ce que Livia lui a écrit pour présenter « ce projet » qui, certes, « s’inscrit dans la longue tradition du roman par lettres » mais « prendra une forme neuve celle d’une messagerie électronique véritable. Ce livre se lira en ligne. Le lecteur aura un mot de passe, se connectera à une messagerie ». Là les mails apparaîtront progressivement, et le lecteur sera maître de son rythme de lecture, de l’ouverture ou non des pièces jointes, de décider de lire ou non les messages les plus anodins. La participation du lecteur est paradoxale, à la fois active et soumise puisque son interaction se cantonne à cette position de voyeur, il ne peut pas intervenir dans le flux des mails et ce qui s’échange. La lecture de La Demoiselle à cœur ouvert sera bien entendu plus linéaire même si rien n’interdit les pratiques plus capricantes.

Ce que lecteur de La Demoiselle à cœur ouvert perçoit immédiatement, en revanche, c’est combien le livre qu’il tient entre les mains joue de ce dispositif en le mettant à distance : nulle messagerie exigeant un mot de passe, tout est sous ses yeux et sur la page. Le jeu est ailleurs, dans une spécularité qui ne cesse de s’amplifier. Octave Milton serait l’auteur de La Cattiva — roman publié par Lise Charles, chez P.O.L en 2013 — et l’héroïne du livre, Marianne Lenoir, le pseudonyme sous lequel l’écrivain aurait écrit ses livres de jeunesse (ceux justement publiés par Lise Charles). Et si le lecteur ne connaît aucune Livia Colangeli, colonne vertébrale des premiers échanges, il croise l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens, Jean-Paul Hirsch et Frédéric Boyer et il ne doute pas un instant que la Villa Médicis « fournira matière à chroniques. C’est du prêt-à-écrire », comme l’écrit Livia.

« C’est un matériau que je n’utiliserai pas brut » (p. 103)

Octave, nouvel enfant du siècle, est retenu parmi les pensionnaires, il découvre « la Villa », les artichauts que la directrice a fait planter le long de « l’allée des Orangers », le Bosco, les pavillons « Neuilly » et les « Sarcelles », des noms qui « remontent à 1989 » et au séjour de Guibert qui « a publié un livre qui se déroule ici, L’Incognito ». Le dispositif se complexifie, aux jeux du réel et de la fiction comme référent d’un roman dont le lecteur se demande encore s’il est « à clés », s’additionnent des références tirées de livres et un décor qui semble tout de stuc et carton-pâte, « tout est faux », les statues des jardins sont des copies, « des moulages faits par un pensionnaire d’après les originaux conservés aux Offices, sur commande de Balthus. Bref, je m’apprête à passer un an à Hollywood ».

Médicis-Hollywood sera un studio de production de textes : les mails qui composent peu à peu le livre mais aussi des chroniques hebdomadaires de Milton pour Les Inrocks ou une nouvelle à envoyer à Jean-Baptiste Gendarme de Décapage (« Voler est un acte de foi »), textes reproduits dans le livre chaque fois que l’écrivain les achève comme autant de mises en abyme de la fiction et commentaires de son fonctionnement interne. Octave observe et croque, avec une verve comique indéniable : il présente les pensionnaires de « la Villa » et leurs prétentions artistiques dans des scènes d’anthologie : ainsi Nathalie, architecte, son mari anglais et leurs trois enfants ou Raphaëlle, historienne de l’art et sa découverte que les Caravage sont sans grain. Le Caravage qu’elle commente est, de fait, une affiche de la même taille qu’une œuvre du peintre mais Raphaëlle ne se démonte pas : « le fait qu’on ne puisse même pas distinguer un tableau de Caravage d’une affiche prouve bien que la peinture n’a pas de grain ». Pas de doute, Livia l’avait annoncé, la Villa, c’est « du prêt à écrire » avec ses pensionnaires totalement branques et un Octave bien décidé à immortaliser leurs petites anomalies et grandes perversions.

« Le dispositif énonciatif n’est pas simple » (p. 117)

On pense entrer dans le « cœur ouvert » du livre quand Prune Mordillac, Cécile de Volanges de ces Liaisons dangereuses, entre en scène. La « Provinciale » se rêve correspondante, muse et plus si affinités. Octave l’éconduit, a une vague liaison avec une pensionnaire autrice, Irina de Bellechose, et constate amèrement qu’il lui est de plus en plus difficile de se livrer à sa chronique de l’année 2017-2018 à la Villa Médicis et à son observation vampirique des habitants de la villa qui se méfient. « Attention, Octave Milton ici présent note tout, tu vas te retrouver dans son prochain roman ».

L’écrivain au pseudonyme doublement scriptural confond ce qu’il vit et ce que Livia lui écrit, nouveau dérapage quand, à la cérémonie du Père Lachaise en hommage à son éditeur qui vient de mourir, il attribue à Paul Otchakovsky-Laurens des mots de Livia, sa « chère Marquise », d’ailleurs dans l’assistance. La Demoiselle à cœur ouvert est un ballet de personnages fictifs et de figures réelles, Octave devient peu à peu l’exécutant d’une symphonie qui le dépasse et dont le chef d’orchestre est sans doute Livia/Merteuil qui le pousse à se détacher de toute pudeur : « La première qualité d’un écrivain n’est-elle pas la curiosité ? Parfois, j’ai l’impression désagréable que tu es retenu par quelque chose comme de la morale… Bleh, rien que le mot me fait horreur. Imagines-tu Nabokov retenu par des considérations de ce genre ? ». Ce à quoi Milton répond qu’il ne s’agit pas de morale mais bien de « paresse » et « dégoût ».

Qui écrit qui ? Qui est l’auteur de tout ce qui se trame et de la tension qui monte à mesure que les manipulations se mettent en place et que les personnages que l’on pensait imaginaires se matérialisent dans la vie d’Octave, comme Marianne Lenoir, maître de conférences à Nantes (et spécialiste de la cataphore) qui l’interroge sur son usage du discours rapporté ? Octave est transporté dans un jeu spéculaire qui le dépasse, comme s’il entrait dans une intrigue à la Sterne ou à la Lewis Caroll, se pensant auteur mais devenu personnage. La linguiste qui lui écrit porte le nom de l’héroïne de son premier roman, elle semble issue de la fiction pour commenter sa construction narratologique, métadiscours devenu chair comme correspondance électronique. Milton comprend que le jeu est dangereux mais il est flatté, il l’écrit à Livia, enfin une universitaire qui s’intéresse à lui : « jamais mon travail n’a fait l’objet du moindre article, de la moindre journée d’études. Les colloques se multiplient sur la Vierge, le Fils et le Saint-Esprit (je veux dire Kerangal, Houellebecq et Carrère) et sur moi, rien, rien de rien ». Livia est séduite par cette métalepse, elle explicite le procédé narratif à Octave, monsieur Jourdain de la narralogie, et elle lui dicte même ses réponses aux questions de Marianne Lenoir sur les rouages du discours rapporté dans ses romans.

« J’ai franchi la frontière sacrée qui sépare la fiction de la réalité » (p. 114)

Tout le livre, qui repose sur une brillante hétérogénéité formelle (mails, articles universitaires, chroniques dans la presse, journal intime, etc.), s’offre donc comme une galerie des glaces. Des personnages réels deviennent des figures fictives ou les réincarnations fictives de figures déjà fictives mais posant pour des personnes réelles. Le récit est un jeu de dupes, en apparence, mais quelqu’un tient les ficelles. Tout le jeu, pour le lecteur, est de tenter de déterminer qui joue et manipule, ce qui n’est pas simple puisque chaque mail est à la fois la représentation subjective qu’un personnage se fait de l’ensemble et une construction rhétorique. Tout mail est déclaration, manipulation et récit de soi. Le lecteur pense d’abord que Livia est la grande marionnettiste mais l’irruption de Marianne Lenoir (vrai/faux personnage de fiction et maître de conférences comme l’auteur du livre, Lise Charles) et de sa fille Louise, qui tient un journal que Milton brûle de lire, brouille les référents et le système de signes patiemment échafaudé par le lecteur, apprenti structuraliste (bien aidé par toutes les chevilles exhibées du texte).

Le jeu métadiscursif affichant son brio peut en effet finir par lasser : le texte met en abyme tous ses référents, des Liaisons dangereuses à L’Incognito en passant par Une vieille maîtresse ou « La continuité des parcs » de Cortázar. Il donne toutes les clés pour mieux protéger sans doute celles que le lecteur ne lira pas aussi facilement. Ainsi se déploie le livre, dans un vertige (trop) conscient de commentaires de ses propres pratiques — Octave l’écrit à Marianne, ne pas se voir mais s’écrire, c’est entretenir « ce que Vincent Kaufman appelait l’équivoque épistolaire ». Le travail universitaire de Marianne sur Athalie est réflexion sur « la frustration du spectateur, puisqu’il désire naturellement savoir ce qui reste en suspens ». Le suspens ici est un jeu montré/caché, vécu/écrit, la quête perverse du journal d’une adolescente qui va rebattre les cartes et les forces en présence et tout faire tourner au drame. La Demoiselle à cœur ouvert qui pouvait sembler un roman léger et une satire à clé (sur la condition d’écrivain en panne d’inspiration en exil doré à la villa Médicis ou les pinailleries universitaires) se mue en réflexion diffractée sur le désir et ses manipulations comme sur l’invenire, ce qui advient soit ce que l’on trouve et non ce que l’on invente — puisque pour le dire avec Livia, « personne n’invente jamais rien, on ne fait que composer ».

Lise Charles, La Demoiselle à cœur ouvert, éditions P.O.L., août 2020, 352 p., 21 € — Lire un extrait