Barry Salzman : Close Up 14 (Entretien)

Deliriously He Ran Nowhere and Everywhere - Chodów, Poland, 2015 © Barry Salzman. Courtesy Deepest Darkest Gallery

C’est en interrogeant la signification de chiffres tatoués sur le bras de sa tante que Barry Salzman, encore jeune garçon, devait engager une longue quête qui, sans qu’il le sache alors, allait définitivement orienter sa vie et son œuvre.

La maturité de ce questionnement devant l’horreur des génocides plusieurs fois réitérés au cours du XXème siècle se dévoile maintenant dans la création d’une véritable œuvre de témoignage. Ce travail photographique veut mobiliser et alerter les consciences collectives trop facilement oublieuses de leurs histoires. Une problématique d’autant plus aiguë pour nous, aujourd’hui, que ce temps semble à nouveau douter de l’humanité de son monde.

Comment êtes-vous devenu photographe ?

J’ai eu mon premier appareil photo à l’adolescence. Je vivais en Afrique du Sud, pendant l’Apartheid, et j’avais l’habitude de me rendre dans des zones qui étaient réservées aux personnes Noires pendant la ségrégation. L’appareil photo est devenu un moyen pour moi d’essayer de comprendre les injustices civiques, sociales et juridiques qui se produisaient autour de moi. Je suis vraiment devenu photographe à la fin de mes quarante ans, comme une deuxième carrière professionnelle.

Quel enjeu motive votre démarche photographique ?

Ma famille a été très directement touchée par l’holocauste. Il y a une dizaine d’années, j’ai réalisé un projet qui traitait spécifiquement de l’holocauste, et lorsque les gens venaient me parler de ce projet, ils me disaient « Nous connaissons cette histoire ». Alors, si nous connaissons si bien cette histoire, comment pouvons-nous justifier de la répéter encore et encore ? C’est cette frustration qui m’a motivé à continuer à chercher de nouvelles façons de réengager les gens dans des sujets que nous avons négligés.

Quel type d’images votre œuvre donne-t-elle à voir ?

Ma pratique principale concerne le travail sur le paysage. Jusqu’à présent, j’ai photographié des paysages de Namibie, de Pologne, d’Ukraine et du Rwanda, tous réalisés à proximité de sites où des actes de génocide ont été perpétrés. La Namibie a été le lieu du premier génocide du vingtième siècle. Je réalise chaque image en utilisant une seule exposition, sans aucune intervention en post-production.

Vue partielle de l’installation : The Day I Became Another Genocide Victim, 2018
© Barry Salzman. Courtesy Deepest Darkest Gallery

Votre plus grand défi photographique ?

Il y a un ensemble de prises de vue sur lesquelles il a été extrêmement douloureux de travailler. Lorsque j’étais au Rwanda, où je travaillais sur mes paysages, une nouvelle est tombée : un nouveau charnier venait d’être découvert en 2018. C’est-à-dire près de 25 ans après le génocide. Je suis allé sur le site des fouilles, vraiment pour m’informer, mais j’ai été tellement ému de voir ces vêtements et ces restes humains sortir du sol que je me suis senti obligé de faire quelque chose avec ça en tant qu’artiste. J’ai pris des vêtements au fur et à mesure qu’ils sortaient du sol, je les ai étalés, nettoyés, posés sur le sol et photographiés comme des portraits de personnes qu’elles étaient.

Quelle photo a été la plus douloureuse à faire ?

Parmi cette série de 100 photographies, il y en a une que je trouve encore très difficile à regarder, intitulée « I was carrying my doggy backpack« . Pour moi, c’est le portrait d’un petit garçon qui a été tué pendant le génocide et tout ce qui reste, c’est ce petit sac à dos avec l’image d’un chien avec ses grands yeux ouverts. Je peux imaginer ce garçon et ses yeux ouverts de peur alors qu’il était assassiné.

Quel statut donnez-vous aux textes qui se trouvent sous ces images ?

Chacune des cent images est soulignée par un texte énoncé à la première personne. Par exemple, « Je portais mes chaussures préférées », « Je portais ma robe de soirée préférée »… Je tiens beaucoup à ces énoncés car ils contribuent à communiquer l’émotion très forte que j’ai ressentie en réalisant ce que je considère être des portraits de personnes et non des natures mortes d’objets. Le texte fait donc partie de l’image. 99 sont à la première personne et disent « Je portais… ». En revanche, la toute dernière image de la série est un simple carré gris sous lequel il y a seulement les mots « We were » (Nous étions). Cela représente les millions de victimes du génocide qui ne pourront jamais être identifiées individuellement.

Laquelle de vos œuvres vous a procuré le plus de joie ?

C’est difficile de se réjouir d’un sujet qui traite d’un génocide. Lorsque j’étais à l’école d’art, j’ai beaucoup travaillé la photographie de nu pour apprendre l’éclairage et la lumière. Ces exercices m’ont procuré beaucoup plus de joie que tout ce que j’ai photographié au cours des dix dernières années, parce que ces œuvres traitent de sujets profondément substantiels et lourds.

Quels artistes ont pu inspirer votre œuvre ?

L’artiste Alfredo Jaar m’a beaucoup inspiré, en particulier la manière dont il aborde les questions cruciales de la complexité socio-économique, des droits de l’homme, des droits civils et de l’injustice économique. Il a réalisé une œuvre extraordinaire sur le génocide au Rwanda, pour lequel il est très connu.

Également les livres du philosophe Georges Didi-Huberman, qui nous implore de rester présents. Je le cite (approximativement) :  Nous ne pouvons pas nous permettre d’invoquer l’inimaginable, parce qu’à la minute où nous nous disons que c’est si difficile de l’imaginer, nous nous donnons la permission de cesser de faire preuve d’empathie, et ce faisant, nous devenons complices du problème. Didi-Huberman dit que nous devons nous forcer à rester dans ce lieu oppressant de l’imagination. Cette intimation motive une grande partie de mon travail. Lorsque j’ai envie de quitter le poids de ce sujet, j’entends la voix de Didi-Huberman qui me pousse à continuer.

Détail de l’installation : The Day I Became Another Genocide Victim, 2018
© Barry Salzman. Courtesy Deepest Darkest Gallery

Quel événement vous a le plus fortement marqué ces derniers temps ?

Sans aucun doute, c’est la guerre en Ukraine. En 2015, j’ai travaillé dans les forêts de l’ouest de l’Ukraine en photographiant les paysages sur des sites de fosses communes non marquées de la Seconde Guerre mondiale. C’est juste dévastateur de voir aujourd’hui que ces mêmes paysages sont encore une fois témoins d’atrocités infligées par l’homme. C’est le rappel, dont nous avons malheureusement toujours besoin, que l’histoire continue en fait à se répéter.

Quelle utopie, quel espoir pour demain ?

Je dis souvent, en parlant de mon travail, que mon espoir est celui d’un lendemain plus humain. Je ne peux pas imaginer une meilleure utopie et un meilleur avenir qu’un avenir plus humain, tout simplement.

Détail de l’installation : The Day I Became Another Genocide Victim, 2018
© Barry Salzman. Courtesy Deepest Darkest Gallery

Barry Salzman est représenté par Deepest Darkest Gallery (Cape Town, Afrique du Sud), qui sera présente au Grand Palais Éphémère pour « Paris Photo » du 9 au 13 novembre 2022 (stand B2).